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La théorie du sens

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 79-85)

Chapitre 2. Cadre conceptuel et question de recherche

1. La théorie du sens

Bourdieu (1980) nous a procuré un moyen de réaliser notre revue de littérature, en comprenant le bon sens comme un concept à deux facettes. Il est à la fois sens commun lorsqu’il concerne la perception et l’interprétation de la situation, et sens pratique lorsqu’il se rapporte à ce qui est utile de faire concrètement et légitimement pour répondre aux besoins. Le sens a une dimension abstraite car il permet de façonner une vision du monde reposant sur des valeurs et des croyances, mais il a également une dimension concrète car il est indispensable à l’action. Dans cette vue, la création de sens est considérée fondamentale pour réduire les ambiguïtés de l’environnement.

Qu’il soit appelé « commun » ou « pratique », nous avons vu que le bon sens s’élabore par l’articulation entre le jugement et la réflexivité. La perspective bourdieusienne du bon sens, qui combine sens commun et pratique dans un processus dynamique récursif, résulte en effet d’un processus dialogique de création et de re-création de sens, au moyen des interactions entre le jugement et la réflexivité. Aussi, pour mener à bien notre recherche, nous avons choisi d’utiliser le cadre conceptuel développé en sciences de gestion par Weick (1993). Nous allons d’abord exposer les éléments de sens qui sont au cœur de cette théorie, en mettant en évidence les similarités qui existent entre les concepts fondamentaux d’enactment et de sensemaking proposés par Weick, que nous rapprocherons avec le sens pratique et le sens commun. Ensuite, nous nous attacherons à la manière dont l’auteur a conceptualisé sa théorie du sens comme un processus dynamique, et que nous choisirons comme outil théorique afin de mener à bien nos travaux.

Nous avons examiné plus haut le processus du bon sens, qui combine sens commun et sens pratique, en détail. Nous allons ici le rappeler brièvement. Le sens commun fourni un cadre de référence qui permet aux individus d’agir rationnellement. Ils sont ainsi en mesure de juger la situation selon des critères communs, et de s’y adapter (sens pratique) pour y répondre d’une

façon réflexive, qui peut être jugée adéquate ou non, par leur communauté. Il n’existe pas un sens commun mais une infinité, de même qu’il n’existe pas un sens pratique qui fournirait une unique logique rationnelle. La façon de procéder est liée à une logique pratique spécifique adossée sur une certaine façon de voir le monde. Le bon sens est immanent à la personne et contextuel, il transpire dans la pratique. Le bon sens est récursif, il se transforme par et pour la pratique. Il concerne l’être humain car il est tout à la fois « Hands and minds » (Mintzberg, 1988).

La théorie du sens (Weick, 1993) repose sur deux concepts fondamentaux, le sensemaking et l’enactment. Le sensemaking est vu comme un processus continu récursif d'élaboration de sens qui met en jeu à la fois la pensée. Il se combine avec l’action dans un processus que Weich appelle « enactment ». Maitlis et Christianson (2014) définissent le sensemaking comme :

« […] a process, prompted by violated expectations, that involves attending to and bracketing cues in the environment, creating intersubjective meaning through cycles of interpretation and action, and thereby enacting a more ordered environment from which further cues can be drawn. » (Maitlis et Christianson (2014 : 67).

Pour Weick (1993) une réalité ne peut exister que tant que les individus ne font pas l’expérience d’un évènement qui contrecarre leurs attentes et « casse » le sens. Weick (1993) conçoit ce processus comme un cycle alternant cassure (sensebreaking) et reconstruction de sens (sensemaking), toujours initié par un évènement. Il présente le sensemaking comme éminemment crucial dans les situations chaotiques, qu’il appelle des « épisodes cosmologiques », qui peuvent survenir.

« a cosmology episode is an interlude in which the orderliness of the universe is called into question because both understanding and procedures for sensemaking collapse together. People stop thinking and panic. » (Weick, 1993 : 636).

Dans l’étude de la catastrophe de Mann Gulch, un incendie lors duquel 13 pompiers sont décédés, Weick (1993) montre comment des pompiers, confrontés à une situation nouvelle et imprévue, vont paniquer et perdre tous les repères leurs permettant de se coordonner et de réaliser leurs actes de production. L’évènement déclencheur de l’effondrement total du sens est ici qualifié par le théoricien d’épisode cosmologique. Un épisode cosmologique se produit quand les acteurs ressentent soudainement et profondément que l'univers n'est plus un système rationnel et ordonné. Ce qui rend un tel épisode si dramatique, c'est que le sens de ce qui se passe s'effondre en même temps que les moyens de reconstruire ce sens.

Cet exemple montre que l'individu ne peut agir que s’il a pu faire sens d’une situation, sinon, il reste paralysé. Le sensemaking est nécessaire pour faire, car il permet d’établir des liens de causalité qui laissent entrevoir une logique. Il fournit le cadre pour l’action mais exige aussi de la réflexivité pour pouvoir s'extraire de la situation et y porter attention. Il est immanent à l’acteur, et contingent.

La dynamique du bon sens consiste en un processus dialogique. D’un côté, le jugement attaché au sens commun permet aux acteurs de se forger une image du monde et leur procure ainsi un cadre pour l’action. D’un autre côté, la réflexivité attachée au sens pratique rend possible l’adaptation de l’action au contexte spécifique et offre la possibilité aux acteurs d’agir d’une façon qui leur parait adéquate. La dynamique repose sur les interactions continues entre sens commun et sens pratique qui s’imbriquent, interagissent et se modifient. Le bon sens n’est ainsi jamais figé. Il varie d’une part en fonction du contexte toujours spécifique, et d’autre part il est relatif à une communauté.

Weick (1993) insiste sur la dimension collective de ce processus, qu’il énonce comme un processus organisant continu, qui permet d’être et de faire ensemble dans et par des activités conjointes, et de créer collectivement du sens. Comme nous l’avons vérifié lors de notre étude du bon sens, le sens commun et le sens pratique supposent la co-constuction par les membres d’une communauté d’un environnement. Tissé collectivement et enacté par des interactions communicatives entre les acteurs, il leur procure un cadre de référence normatif intersubjectif, partagé, qui leur est indispensable non seulement pour avoir une compréhension commune du monde, mais aussi pour trouver et adapter leur façon de faire.

Le bon sens comporte le jugement. Dans sa théorie, Weick (1993) présente le sensemaking comme délibération, interprétation et justification, et indiquent que ce sont les corollaires du jugement. Ainsi comme le sens est produit par l’acteur dans le moment présent, le jugement s’exerce aussi dans l’instant, en fonction des expériences passées et en vue d’agir. Il intervient à priori, pendant, et à postériori de l’action, et rend possible l’alignement des pratiques individuelles avec celles du groupe. Aussi, les individus co-construisent une réalité qu’ils pensent être objective et indépendante d’eux ensuite. Ce processus concerne l’alignement de l’individu par rapport au collectif. Appartenir à une communauté sous-entend d’en partager le sens et de se comporter comme l’un de ses membres. L’individu qui ne partage plus le sens peut être exclu par les autres ou partir de lui-même à tout moment.

Le bon sens comporte la réflexivité. Pour Weick (1993), les individus agissent, créent des évènements et des structures, et ils les impulsent. Les interactions en univers enacté mettent les individus en situation de formulation de préoccupations, de décisions et d'actions par les jeux de co-construction. Dans ce mouvement, par lequel chacun des membres se construit une représentation de ses objets d'action et des finalités poursuivies, les individus bricolent ou improvisent, en détournant une finalité pour une autre afin de répondre aux particularités d’une

situation. Ils s’extraient de la situation pour porter attention à des indices, et créent ainsi une autre réalité où d’autres possibles apparaissent, et à laquelle ils donnent rétrospectivement du sens. La réflexivité permet de répondre de façon rationnelle à une situation toujours particulière. La juste façon d’agir relève d’une logique d’action spécifique, relative dans le temps et l’espace, élaborée de façon ininterrompue par une communauté, que Weick (1993) nomme la « réalité contextuelle ».

Le bon sens est à la fois individuel et collectif, il est ce qui lie les individus entre eux, permet l’action et fait tenir la structure. Il est crucial pour la vie quotidienne des organisations car il sert à surmonter les difficultés concrètes rencontrées dans chaque situation particulière. Il permet de faire malgré l’incertitude et l’ambiguïté que la logique causale ne peut gérer. Le cadre théorique de la théorie du sens nous parait pertinent comme cadre conceptuel pour mener à bien notre examen du bon sens. Il s’agit d’étudier un processus co-construit, reposant sur deux dimensions récursives. Nous avons passé en revue les similitudes du sensemaking et de l’enactement avec les deux dimensions du bon sens, à savoir le sens commun et le sens pratique. Nous avons pu établir qu’ils sont imbriqués de façon parallèle. Ils sont liés et se tissent ensemble dans un processus continu. Ils concernent la logique humaine qui combine le jugement et la réflexivité, par les interactions entre l’individu et le collectif. Nous sommes désormais en mesure de poser nos questions de recherche ainsi que de mettre en place une stratégie de recherche à partir des méthodes proposées par les théoriciens qui combinent le bon sens avec d’autres logiques.

Première partie : Théorie

Chapitre 2 Cadre conceptuel et questions de

recherche

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