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Le sens commun Système dynamique

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 48-56)

Chapitre 1. Etat de l’art

E. Le sens commun Système dynamique

Les individus sont inévitablement interpellés dans leurs pratiques lorsqu’ils constatent un écart entre le jugement à priori et à postériori de l’action. Certaines façons de faire ne « marchent pas » ou elles ne donnent pas le résultat escompté. Des conséquences inattendues se produisent à plus ou moins long terme. Le sens commun, à priori abstrait, est donc inextricablement lié à la pratique concrète.

Ainsi, Tsoukas et Cummings (1997) notent que pour pouvoir qualifier quelque chose de bon ou de bien il faut toujours à s’intéresser aux faits. Ils prennent l’exemple d’un capitaine afin d’illustrer leur propos. Selon les auteurs, ce ne sont pas les caractéristiques communes des bons capitaines qui permettent de répondre à la question « qu’est-ce qu’un bon capitaine ? », mais ce sont les choses qu’ils font :

“To ask, for example, “what is a good captain? » is not to come up with a list of attributes that good captains share […] but to point out the things that those who are recognized as good

captains do” (Tsoukas et Cummings, 1997 : 670 – italiques dans l’original).

La pratique est toujours spécifique et particulière. Elle doit être ajustée aux circonstances. Aussi la rationalité est toujours subjective car elle émerge de l’action. Comme des imprévus perturbent le déroulement normal, c’est-à-dire attendu, de l’action, l’acteur doit traiter les contingences et prendre en compte toutes les spécificités du moment. C’est pourquoi les individus arrangent leur façon de faire afin de l’adapter au contexte. Ils ne se conforment pas toujours aux règles formelles afin d’agir avec bon sens.

Cette vue du bon sens comme un système est défendue par Crozier et Friedberg (1977) qui parlent de « règle du jeu ». Ils illustrent leurs propos par l’exemple de joueurs. Selon eux, les pratiques des acteurs sont situées dans un système, c’est-à-dire un espace d’action dans lequel elles s’articulent les unes par rapport aux autres. Les acteurs donnent toujours un sens à leurs pratiques, et jouent consciemment ou tacitement, selon des règles qui sont formelles ou informelles. Ainsi, non seulement ils arrangent et ajustent les règles du jeu, mais aussi en les mettant en œuvre, ils les font évoluer. La pratique sert à saisir mais aussi à reconstruire le cadre. L’acteur et son action sont ainsi toujours « encastrés ». Les règles du jeu définissent à la fois la valeur des cartes que chacun d'entre eux peut jouer et les éventails de comportements acceptables pour les jouer.

Le sens commun fixe un cadre à priori, c’est-à-dire avant l’action, mais la pratique comporte toujours une part d’incertitude. Elle oblige à gérer ce qui dérègle l’action. Elle occasionne en effet des interactions multiples qui font apparaitre l’imprévu. Il est donc sans cesse nécessaire de reconsidérer ce qui était pris comme acquis. Ce qui semblait logique et rationnel à un moment donné peut se révéler ne plus l’être à un autre, ou dans une situation différente. La normalité n’est donc pas définitive car elle est toujours questionnée par la pratique concrète. Ainsi les conduites « raisonnables », de « sens commun » qui sont des croyances inébranlables, sont possibles seulement dans les limites de la régularité conceptualisée par l’habitus (Bourdieu, 1980 : 93).

L’issue de l’action reste indéterminée car elle ne dépend pas exclusivement de ce qui est fait. Les particularités de la situation, de l’environnement et la chance ne permettent ni de maîtriser ni de prévoir toutes les conséquences de nos actes, comme pointé par MacKay et Chia (2013) :

« […] intended actions interacting with chance environmental circumstances can result in changes that produce unintended consequences ». (Mackay et Chia, 2013 : 210)

Le bon sens implique une perception, une interprétation et une façon d’agir relatives à une certaine réalité, forgée collectivement. En effet, l’individu ne juge qu’en fonction d’un système de référence normatif spécifique, commun à une communauté de personnes. Le jugement non seulement évalue mais il évolue. C’est une propriété du bon sens qui s’attache à la logique d’adéquation. Les motivations et les comportements sont en relation et en interaction avec des logiques diverses et des environnements institutionnels différents qui s’intègrent et se complètent. Le bon sens permet d’établir l’appartenance à une communauté car une manière de faire se déploie relativement à des critères partagés collectivement qui établissent la rationalité considérée pertinente, basée à la fois sur l’expérience et sur les croyances. L’individu est et demeure membre d’une communauté tant qu’il agit conformément au bon sens spécifique de cette communauté.

Nous retenons de l’approche éthique que le jugement est une caractéristique fondamentale du bon sens. Il ne va pas de soi car non seulement les critères de jugement retenus peuvent différer, mais également l’interprétation de ces critères peut varier. En outre, il existe plusieurs sources de jugement qui peuvent procéder à des évaluations différentes. La compréhension d’une situation et le regard porté sont variables. Le jugement dépend de ce qui est pris en compte dans l’évaluation ainsi que de la compréhension particulière qui est faite de la situation. Le jugement, quelles que soient sa rigueur et sa justesse, est cependant toujours exercé.

Le bon sens - sens commun repose sur le jugement. Il est co-construit par les membres d’une communauté et diffère en fonction des membres qui la composent et de particularités

spatio-temporelles. Ce qui est jugé bon dans un contexte à un moment donné ne sera pas jugé de la même façon dans un autre contexte, à un autre moment, et ce même si l’évaluation est faite par les mêmes personnes. Le bon sens se reconfigure continuellement car il est confronté à la pratique. Aussi les critères de jugement changent et évoluent. Le bon sens est un système récursif dynamique qui permet de faire revivre le sens de façon continue.

Nous constatons que le sens commun est perpétuellement reconfiguré par les interactions sociales. De ce fait les référentiels normatifs des individus et de toutes les communautés évoluent. L’acteur cherche à aligner ses pratiques de façon continue. Il contribue également à modifier non seulement le référentiel mais aussi les pratiques. Le bon sens est donc bien un processus de construction du sens. Aussi nous pouvons inscrire notre recherche dans le courant des études organisationnelles de la théorie du sens développée par Weick (1993) qui s’est penché sur la question de la compréhension du monde par les acteurs, de laquelle il considère que découle la manière dont ceux-ci font sens dans une situation donnée, par un processus incessant d'adaptation et d'ajustement. L’entreprise est, selon cette vue, un processus organisant qui non seulement se constitue par le sens, mais qui aussi le produit et le re-produit perpétuellement.

Nous retenons de notre examen de la littérature en sciences de gestion, depuis la perspective que nous avons appelée approche éthique (AE), que le jugement est une caractéristique clef du bon sens. Le jugement est ainsi vu comme un élément absolument crucial à tous les niveaux de la vie organisationnelle. Shotter et Tsoukas (2014) insistent d’ailleurs sur l’importance pour tous les managers d’avoir un bon jugement nécessaire pour prendre des décisions avisées.

“[…] insofar as organizational members, at all levels of the organization, have some ‘discretion’ in what they do (and they always have), the exercise of judgment is not only inevitable but important […] several management scholars, have identified ‘good judgment’ and ‘wise decisions’ as one of the most important features in leaders’ roles” Shotter et Tsoukas (2014 : 378).

Le jugement est donc l’attribut du bon sens. Il sert à agir de façon avisée, c’est-à-dire à faire l’action appropriée aux circonstances toujours particulières. Cependant le bon sens est pluriel car il n’existe pas une rationalité de référence qui serait généralisable. Le bon sens est immanent à l’acteur et à la situation. Il repose sur une façon de voir le monde et de juger selon une logique particulière qui est la logique de la pratique. L’approche éthique que nous avons proposée montre que le bon sens concerne l’articulation d’un individu avec un collectif. Il constitue un système de référence indispensable à chaque individu pour juger et ainsi aligner sa façon de faire avec celle de sa communauté. Notre revue de littérature nous permet d’avancer que le bon sens est indubitablement humain et ne semble de ce fait pas pouvoir être intégré à des outils, à des systèmes ou à des méthodes de management.

Si le bon sens parait avoir disparu des entreprises, cela parait pouvoir être mis, au moins partiellement, sur le compte de la place privilégiée qui a été laissée aux outils de gestion dans la vie organisationnelle, certaines tâches ayant été déléguées à des éléments non humains, incapables non seulement de capter, d’articuler la multitude des informations, et d’intégrer ce qui est tacite ou informel, mais aussi inaptes à juger et à décider selon une rationalité autre qu’instrumentale. Aussi, si le jugement « conforme » n’existe pas, c’est parce que le bon sens n’est pas généralisable. Il varie. L’acteur doit donc acquérir le jugement spécifique qui lui

permet d’être considéré comme un individu agissant avec bon sens dans une communauté. Nous devons donc découvrir comment le jugement se constitue dans le contexte organisationnel.

L’approche éthique se focalise sur le bon sens – sens commun mais elle n’est pas exclusive car elle intègre également, dans une moindre mesure cependant, la deuxième dimension du bon sens qui est le sens pratique. Nous allons maintenant examiner le bon sens – sens pratique dans la littérature organisationnelle, selon la perspective que nous avons appelée approche opérationnelle.

Première partie :Théorie

Chapitre 1 Etat de l’Art

L’approche que nous proposons d’appeler approche opérationnelle est une perspective inversée du bon sens. Elle accorde en effet plus d’importance au sens pratique qu’au sens commun. Après avoir défini le sens pratique, nous allons passer en revue le bon sens lorsqu’il est assimilé à la logique, puis à la compréhension, et enfin au savoir.

Le sens pratique sert à adapter l’action, c’est-à-dire à sélectionner les environnements du monde réel et à leur donner forme (Sternberg, 1997). Chia et Holt (2008) le définissent comme la capacité d'agir et de modifier l'action dans la poursuite d’un résultat satisfaisant. Le bon sens est, dans cette approche, une forme d’intelligence particulière qui consiste à comprendre la situation et savoir y répondre. Il concerne l’agir, la façon de faire. Nous examinerons ainsi le sens pratique et le faire, et mettrons en lumière l’importance de la réflexivité.

Le bon sens – sens pratique est le savoir ordinaire et banal qui est celui de la vie quotidienne. L’individu qui a le sens pratique procède de façon à arriver à ses fins. La perspective opérationnelle s’intéresse à l’aspect concret du bon sens, à l’aspect productif de l’organisation vue avant tout comme un moyen de créer de la valeur économique et/ou du savoir. Dans des contextes et des situations de la vie quotidienne, le sens pratique constitue l’aptitude à agir efficacement, c’est l’intelligence de la pratique, intelligence signifiant ici compréhension. Etymologiquement, « sensé » se traduit par l’action de comprendre.

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 48-56)