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Analyse : premier palier

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 183-190)

Chapitre 2. Une plongée dans Coopaname

C. Analyse : premier palier

Nous avons à ce stade de notre enquête entendu plusieurs membres de Coopaname et lu un grand nombre de documents accessibles à toute personne extérieure à l’entreprise. Grâce à la classification effectuée (voir tableau page précédente), nous pouvons confirmer qu’il existe deux types de considérations principales qui s’imbriquent au sein de l’entreprise étudiée. Nous avons en effet identifié les dimensions du bon sens, le sens commun et le sens pratique, et constaté que celles-ci s’ajustent et s’adaptent par l’entremise du mécanisme du bon sens.

D’une part, les préoccupations des acteurs sont clairement opérationnelles. Les coopérateurs se focalisent sur le sens pratique, en étant centrés sur les préoccupations entrepreneuriales des porteurs de projets, à savoir le besoin d’autonomie, de temps, et la maitrise des risques. Les problèmes qu’ils rencontrent sont surmontés de façon collective, grâce à des échanges, au partage ainsi qu’à des outils co-construits. D’autre part, les considérations sont aussi clairement éthiques, comme cela se perçoit au travers de la référence permanente à des valeurs telles que le respect, la confiance et l’envie de collaborer. Les coopanamiens revendiquent une vision spécifique de l’entreprise vue comme une Mutuelle de Travail. Ils mettent en avant un sens commun spécifique à leur communauté, basé sur des valeurs éthiques qui apparaissent fondamentales.

Alors même que nous n’avons réalisé que notre premier palier d’immersion et que nous ne sommes pas encore réellement entrés dans l’entreprise, nous avons bien confirmation que les deux dimensions du bon sens occupent une place particulièrement importante et centrale dans notre terrain empirique. En outre, le mécanisme du bon sens parait ici être au cœur de la vie organisationnelle. En effet, les acteurs accordent une attention toute particulière à ce qu’ils

nomment « la cohérence ». Ils se montrent constamment préoccupés par l’ajustement et l’adaptation de leurs pratiques avec leurs valeurs, de façon à être cohérents aussi bien dans leurs démarches que dans leurs visions organisationnelles. Imbriquer ainsi les deux dimensions du bon sens révèle la dynamique du bon sens dont le mécanisme parait ici être la clef de voute de Coopaname.

Pour mener à bien notre analyse, nous avons utilisé notre outil méthodologique, la rupture. A ce stade de notre enquête, deux types de ruptures apparaissent clairement. L’une se rapporte particulièrement au sens commun, alors que l’autre est attachée au sens pratique comme nous allons le montrer.

Coopaname est en effet présentée comme une entreprise différente, « militante », portée par et pour une nouvelle vision de l’entreprise. Elle met en avant une rupture avec autres modèles d’entreprises. Elle se décrit comme une alternative accessible à tous ceux qui souhaitent s’y épanouir, en repensant à la fois l’entreprise et le travail. Il est question de donner du sens au travail, de l’importance et du pouvoir d’agir à chaque individu, et d’utiliser l’organisation comme un moyen de création de sens au service de ses membres et de la société.

En outre, la coopérative est présentée aux porteurs de projet comme un dispositif adapté à leurs problématiques et à leurs besoins pratiques. Ici la rupture concerne la façon d’aborder l’entrepreneuriat et proposant une autre façon de faire. Entrer à Coopaname permet de sécuriser une démarche entrepreneuriale et de prendre le temps nécessaire à chacun. Il n’existe d’ailleurs pas de critère pour sélectionner les porteurs de projets dont la réussite ne peut être présumée. La rupture qui est mise en avant s’attache à mettre en évidence que Coopaname propose une autre pratique entrepreneuriale. Dans cette perspective, les préoccupations de sens sont moins mises en avant que les avantages pratiques.

Les deux types de ruptures observées vont de pair avec les dimensions du bon sens, le sens commun et le sens pratique. Nous retrouvons les perspectives que nous avons nommées perspective éthique et perspective opérationnelle. De plus, l’analyse montre que si chacune met l’emphase sur l’une des dimensions, elle intègre également mais dans une moindre mesure la seconde.

La communication externe de l’entreprise met en avant l’existence et le rôle primordial d’un sens commun qui agglutine les coopérateurs dans une vision de l’entreprise différente, dans laquelle il semble possible de s’épanouir professionnellement. Ce sens commun définit le système de normes en vigueur dans la coopérative qui permet de juger et d’établir ce qui est considéré comme normal ou non. Il existe donc des critères de jugement à Coopaname qui permettent à tous les membres d’évaluer ce qui est bon ou non. Il y a des choses qui se font, et d’autres qui ne se font pas. Les préoccupations éthiques rejoignent donc des préoccupations opérationnelles.

Les coopérateurs mettent également en avant les avantages éminemment pratiques pour les porteurs de projet et les inciter à rejoindre cette entreprise. Coopaname est présentée comme un cadre adéquat, un dispositif, voire un outil à la disposition de chacun. La coopérative est au service des coopérateurs. En outre, il est indiqué que chaque porteur de projet peut librement utiliser la coopérative selon ses besoins. Il existe cependant des limites, même si celles-ci ne sont pas formellement détaillées. En effet, il est indiqué que tout ce qu’il est possible de faire doit tenir compte de valeurs fondamentales de respect, d’intégrité et de confiance. Dans cette perspective, les préoccupations opérationnelles rejoignent des préoccupations éthiques.

Un dernier type de rupture est apparu à l’analyse. Il s’agit de la dimension collective, même s’il peut paraitre étonnant de la qualifier ainsi. La rupture ne concerne toutefois pas les relations entre les individus, mais bien une rupture dans le modèle organisationnel. Nous nous attendions

à trouver une entreprise peuplée d’entrepreneurs préoccupés uniquement par leur projet, travaillant de façon isolée et totalement indépendante. En effet, les entrepreneurs ont des métiers et des activités extrêmement variés et divers. Il n’existe même pas de locaux de production communs. L’entrepreneuriat est ici individuel, l’entreprise s’adressant à des porteurs de projet. Toute l’organisation est de ce fait focalisée sur la réussite personnelle de chaque individu. Cependant, l’analyse montre qu’il existe une très forte dimension collective dans l’entreprise. Tout ici est « co ». Les coopérateurs collaborent, ils construisent, co-animent, co-dirigent, co-gèrent, coopèrent et co-développent. Les interactions sociales paraissent constituer la base de l’organisation. Cette rupture ne parait pas être liée plus particulièrement à une des dimensions du bon sens, mais elle concerne directement le mécanisme d’imbrication du sens pratique et du sens commun. Les interactions sociales constituent la dynamique, le moteur du bon sens.

A ce stade de notre enquête, nous réalisons que les nouveaux venus à Coopaname ont toutes sortes de motivations pour rejoindre l’entreprise. Ainsi, si certains sont en quête de sens, la majorité d’entre eux ont des raisons plus prosaïques et concrètes qui relèvent de la vie quotidienne des entrepreneurs, comme par exemple un désintérêt pour les aspects administratifs ou juridiques, un manque de compétences gestionnaires, voire un besoin de soutien et d’accompagnement. Aussi, si certains entrent à Coopaname d’abord par sympathie avec le projet revendiqué d’entreprise différente et militante, d’autres font cette démarche avant tout pour répondre à leurs besoins pratiques. Nos premiers résultats d’analyse révèlent que toutes les informations disponibles (documents, discours), et surtout les rendez-vous qui leur permettent de prendre leur décision, impliquent toujours ces deux types de préoccupations. Les éléments de sens sont rapprochés des éléments de pratique, qui eux-mêmes interagissent à leur tour avec le sens. Ainsi les individus sont incités à se poser des questions sur leurs valeurs et leurs pratiques bien en amont de leur entrée. Nous proposons d’illustrer la démarche d’entrée

dans la coopérative grâce au schéma suivant (figure 7) qui montre la démarche récursive de tout nouvel entrant qui recherche à la fois de la sécurité et de l’encadrement pour concrétiser son projet, et une entreprise communauté de sens qui promeut une valeur et des valeurs qu’il reconnait. Leur cheminement consiste à faire des boucles.

Figure 7 - Démarche d’entrée à Coopaname

Les premiers résultats de notre analyse révèlent qu’il existe des ruptures de sens et des ruptures de pratique, mais qu’il nous faudra prendre en compte des niveaux d’analyse différents. Le niveau individuel concerne chaque entrepreneur, et le niveau collectif qui concerne l’entreprise dans son ensemble, en tant que modèle organisationnel.

Les qualités entrepreneuriales ne sont pas présumées, les diplômes ne comptent pour ainsi dire pas, l’expérience des individus qui est mise en avant ne se limite pas au domaine professionnel. Les coopanamiens s’intéressent plus à l’expérience de vie de chacun. Chacun bénéficie de la même attention et de l’aide dont il a besoin. Les personnes les plus nombreuses à rejoindre la coopérative sont des femmes, chargées de famille, ce critère ne paraissant donc absolument pas

discriminatoire ici. Nombreux sont les individus qui ont vécu une expérience difficile en entreprise et/ou qui ont connu le chômage.

Il apparait que les critères de jugement habituellement utilisés pour le recrutement des personnels ne sont pas utilisés à Coopaname, et que ceux-ci sont remplacés par des critères qui paraissent leur être diamétralement opposés. Toutefois, ces critères existent et constituent une autre vision, particulière et spécifique à Coopaname. Ici, la primauté est accordée à l’intégrité, au respect et à la confiance. Aussi, nous vérifions qu’il y a bien jugement à Coopaname, même si les critères retenus sont différents de ceux des autres entreprises. Il permet d’établir un système de référence qui constitue la norme du vivre ensemble. La vision du monde de Coopaname permet à une certaine vérité d’exister. Il y a bien un système normatif ici, très différent de celui en vigueur dans beaucoup d’autres entreprises.

La perspective opérationnelle s’attache au sens pratique. Nous voyons à nouveau apparaitre une dimension du bon sens, la réflexivité. Deux manières de pratiquer la réflexivité sont abordées ici. D’une part, les nombreux échanges entre les coopanamiens permettent le partage des connaissances et favorisent ainsi les collaborations et l’entraide qui sont vitaux pour assurer le succès des projets individuels. L’entreprise va ainsi toujours s’adapter aux besoins particuliers. C’est ainsi que des filiales sont parfois créées, ou que les comptables innovent afin de pouvoir gérer certaines spécificités de gestion. D’autre part, les porteurs de projets sont autorisés à ne pas avoir de business plan. Ils sont encouragés à prendre leur temps pour procéder de façon itérative. Ils testent des idées, en changent, s’associent ponctuellement, conçoivent de nouvelles activités... Les risques sont pris et gérés par la structure. Ainsi la réflexivité permet à la fois de co-construire l’environnement et les outils nécessaires à la pratique de chaque entrepreneur, et à chaque individu de concevoir un projet qui répond à ses exigences pratiques et à ses envies.

Enfin, nous établissons que le bon sens qui consiste dans l’articulation entre la perspective éthique mettant au centre le jugement, avec la perspective opérationnelle qui met l’emphase sur la réflexivité, est présenté comme une recherche de cohérence. Celle-ci passe par un alignement et une adaptation des acteurs entre eux au sein de l’entreprise, permettant ainsi le jugement à partir de critères partagés. Ici le système de normes repose sur le projet politique de l’entreprise qui place l’emphase sur des valeurs humaines et une vision sociale de l’entreprise. La quête de cohérence implique également pour les entrepreneurs d’adapter leur projet de façon à ce que ces valeurs et leurs pratiques coïncident. Nous observons que le discours adressé à des futurs entrepreneurs qui sont le plus souvent seuls à porter leur projet met en avant la dimension collective de la pratique entrepreneuriale à Coopaname.

Le moteur de l’ajustement est ici décrit comme les interactions sociales. L’emphase est toujours mise sur le collectif. L’entreprise ainsi que les projets individuels sont présentés comme co-construits. Il est d’ailleurs sans cesse rappelé que si les projets individuels doivent être cohérents avec les individus qui les portent, ils doivent également être en adéquation avec les valeurs et les pratiques en vigueur dans l’entreprise. Certaines choses ne se font pas et n’ont donc pas leur place à Coopaname. Parmi celles-ci, le travail « au noir », non déclaré, est rigoureusement interdit. Il est expliqué aux nouveaux entrants qu’ils risquent de perdre tous leurs droits sociaux. Il est également proscrit de ne facturer qu’un seul client, donneur d’ordre unique, car l’ensemble des risques et des charges repose alors sur l’entrepreneur, totalement dépendant des conditions édictées par son client.

Si le projet politique porté par la coopérative semble être véritablement la base de la vie organisationnelle, il n’est pas l’élément de choix primordial dans la décision des porteurs de projets d’entrer dans l’entreprise. Même si certains ne cachent pas une sympathie pour le modèle promu, voire un certain enthousiasme, nous avons senti que la plupart demeurent assez

dubitatifs. Ils se montrent en revanche extrêmement préoccupés par les aspects pratiques de l’entrepreneuriat. Ce sont pour des raisons pratiques que les porteurs de projet choisissent d’entreprendre à Coopaname plutôt que dans une autre organisation, même si nous avons rencontré quelques entrepreneurs ayant rejoint l’entreprise car, séduits par le modèle, ils voulaient « faire partie de l’aventure » (entretiens).

Nous avons également constaté que la porte de l’entreprise n’était pas seulement entrebâillée mais qu’elle était effectivement grande ouverte à tous, simples curieux et chercheurs compris. L’accueil est ici « institutionnalisé ». Organisé à un rythme régulier et composé de plusieurs évènements qui s’enchaînent, il obéit à un rituel. Ce moment permet d’entendre le discours officiel et d’observer comment l’entreprise se présente. Les rencontres sont très conviviales et plutôt informelles, aux antipodes du processus de recrutement à l’œuvre dans les entreprises classiques car la décision et la manière d’entrer dans l’entreprise sont pour une large part laissées aux candidats.

Dans le document Le bon sens dans l’organisation (Page 183-190)