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Cet objet, nous l’avons découvert au hasard de pérégrinations sur Internet : il s’agit des épidémies d’hypersensibilités environnementales [HSE]. Celles-ci se manifestent par des symptômes somatiques variés comme des migraines, des douleurs multiples, des troubles du sommeil, une fatigue persistante ou des troubles cognitifs, qui sont attribués à des facteurs environnementaux spécifiques :

• Les produits chimiques de synthèse, comme les cosmétiques ou les détergents, pour l’hypersensibilité chimique multiple [MCS]7 ;

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• Les champs électromagnétiques artificiels, générés notamment par les appareils de télécommunication (combinés et antennes-relais de téléphonie mobile, box Inter-net, etc.) pour l’électro-hypersensibilité [EHS].

Autant qu’il est possible de l’établir, les épidémies d’HSE sont très récentes. Elles sont apparues dans les années 1980, la MCS aux États-Unis et l’EHS en Scandinavie, et ont atteint la France dans les années 2000. Elles sont donc parfois qualifiées de « maladies

envi-ronnementales émergentes » ou de « nouvelles maladies de l’environnement ». Elles sont aujourd’hui

répandues dans le monde anglo-saxon, en Europe du Nord et de l’Ouest, ainsi que dans plusieurs pays d’Europe centrale et au Japon. Leur prévalence est difficile à estimer mais paraît assez faible.

En partie à cause de leur nouveauté, les HSE ne sont pas reconnues à ce jour comme de véritables maladies : elles n’apparaissent pas dans les nosographies officielles, ne sont pas diagnostiquées par les médecins, ne permettent pas une prise en charge par la col-lectivité et sont souvent stigmatisées. C’est une situation problématique pour les personnes hypersensibles8, qui se mobilisent pour y remédier. Elles suscitent ainsi des controverses et des disputes assez violentes, qui accompagnent les épidémies d’HSE et en accroissent la visibilité. Mais avant de se mobiliser, il faut que ces personnes se reconnaissent hypersen-sibles, qu’elles se diagnostiquent comme telles, puisque nul autre acteur n’est en capacité de le faire. Cette opération n’a rien d’évident. Surtout, elle est lourde de conséquences. Pour les personnes concernées, elle implique une transformation radicale de leurs représentations d’elles-mêmes, de leur environnement et de la société : les milieux les plus anodins leur paraissent soudainement dangereux, il leur devient inconcevable de les fréquenter, et ce, dans l’indifférence de leurs concitoyens et des pouvoirs publics. C’est une expérience verti-gineuse, qui s’accompagne d’une altération significative de l’existence quotidienne et des comportements. Le cas le plus médiatisé concerne deux personnes EHS qui ont vécu pen-dant plusieurs années dans une grotte afin de se protéger des CEM (cf. annexe B.1).

Ce phénomène s’apparente à une conversion, telle que la définissent SNOW & MACHALEK [1983]. Ces auteurs considèrent en effet qu’elle se distingue d’un simple change-ment de croyance ou de pratique religieuses. Ils montrent qu’elle affecte plutôt l’« univers de

discours » – c’est-à-dire, selon MEAD [1934], le cadre interprétatif élémentaire à partir duquel les acteurs conçoivent et organisent leur existence, qui structure leur perception de la réalité

8 Celles que nous avons rencontrées se désignent elles-mêmes par cette appellation, ou par l’acronyme idoine (« je suis MCS », « nous les EHS », etc.). Nous ferons de même par la suite.

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au niveau le plus fondamental. La conversion apparaît alors comme un processus au cours duquel un nouvel univers de discours s’impose à une personne, devient la matrice de ses représentations et en arrive à gouverner tous les aspects de son existence. Ainsi définie, elle s’avère déborder largement du champ religieux : Snow & Machalek l’observent également dans les champs politique, professionnel, thérapeutique, etc. Ils présentent donc les conver-tis comme un « type social » général, dont les personnes hypersensibles constituent à l’évi-dence un avatar. Empiriquement, ils suggèrent de les reconnaître à plusieurs « traits

rhéto-riques » de leurs discours :

La « reconstruction biographique » (les convertis considèrent leur compréhension passée de leur existence et de leur situation comme erronée) ;

L’« adoption d’un schème attributif dominant » (qui oriente leurs interprétations de l’en-semble des événements et des comportements qu’ils observent autour d’eux) ; • L’« endossement d’un maître-rôle » (les convertis appliquent et promeuvent leurs

nou-veaux préceptes dans toutes les situations sociales).

Au point de vue cognitif, la conversion affecte les croyances que CLÉMENT [1999, p.400-1] situe au niveau intermédiaire de sa typologie. Elles constituent des « stéréotypes » permettant d’accélérer le traitement cognitif des informations et d’améliorer la réactivité des réponses comportementales. Elles sont généralement acquises par socialisation et opèrent hors du champ de la conscience. Elles peuvent cependant le réintégrer, et se modifier, dans certaines circonstances : des « chocs culturels » – ou les crises personnelles qui interviennent souvent de façon décisive dans les trajectoires des convertis [RAMBO, 1993]. Elles struc-turent les croyances de niveau supérieur. Celles-ci sont pleinement conscientes et délibéré-ment révisables, et admettent en conséquence des degrés d’adhésion et de certitude variables. Elles recèlent les informations que les acteurs savent posséder sur le monde, et sont capables de se représenter. Elles correspondent aux croyances dans le sens le plus étroit du terme. C’est à leur niveau que les conversions sont d’abord observables. Quant aux croyances de niveau inférieur, elles sont foncièrement inaccessibles à la conscience et à la révision. Elles se rapportent au traitement modulaire et spontané des nombreux stimulus parvenant constamment au cerveau, et en particulier à la sélection de ceux dont la percep -tion devient consciente. Elles ne constituent des croyances qu’au sens large d’« état

informa-tionnel codé dans le cerveau » : en pratique, elles fonctionnent plutôt comme des « attentes intui-tives ».

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Il nous semble inutile à ce stade de définir plus spécifiquement la notion de croyance, notamment en cherchant à la distinguer de la connaissance, comme s’y astreint BRONNER [2003]. Leur séparation implique de raisonner en termes de (probabilité de) vérité et de fausseté. Mais ces dernières sont impossibles à définir absolument dans une société qui ne reconnaît plus de vérité révélée. Les connaissances scientifiques sont souvent employées comme référence, mais elles n’en fournissent qu’une approximation instable en raison de leur caractère évolutif et révisable. Par conséquent, dans les travaux séparant les croyances et les connaissances, les critères de distinction effectivement employés se révèlent moins ontologiques que sociaux : les connaissances qui y sont présentées comme vraies (ou probablement vraies) correspondent en pratique à des croyances normales ou

légi-times dans les groupes d’appartenance de leurs auteurs. Même parmi ceux qui revendiquent

une approche rationaliste et compréhensive, le choix des exemples est significatif : ce sont toujours des croyances étrangères qu’il s’agit d’expliquer.

Ainsi, raisonner en termes de vérité conduit souvent à introduire ses préjugés en fraude, pour un bénéfice incertain sur l’analyse. Il n’y a guère de raison, par exemple, que des représentations mentales déterminent différemment l’action selon qu’elles sont vraies ou fausses. En conséquence, certains suggèrent d’abandonner la notion même de croyance9 – la difficulté étant alors d’en inventer un substitut adéquat. Faute de solution pleinement satisfaisante, nous continuerons à l’employer par la suite, dans un sens large et dépourvu de toute connotation péjorative10. Précisons pour finir que nous ne prêchons pas ici un quelconque relativisme, du moins hors de la pratique de la sociologie cognitive. Nous souhaitons seulement nous prémunir de certaines tentations conceptuelles, contre les-quelles la meilleure défense est sans doute l’exercice d’une ethnographie soigneuse, scrupu-leusement attentive à n’attribuer aux acteurs étudiés ni des croyances, ni des rapports à leurs croyances, qui ne soient pas les leurs.

Revenons-en maintenant aux épidémies d’HSE. Elles se rapportent en définitive à un phénomène qui convient particulièrement à notre projet : la « conversion » des personnes hypersensibles. Son actualité permet de l’observer directement, comme le requiert une approche empirique. La gravité de ses conséquences garantit qu’il ne consiste pas en un simple jeu de représentations, en cohérence avec une démarche écologique. Son caractère progressif favorise une vision processuelle. D’autres sciences de l’esprit s’y sont intéressées,

9 À l’instar de LENCLUD [1990], qui dénonce le « jugement dogmatique sur le psychisme d’autrui » qu’elle recèle et la tendance à surestimer la conviction des croyants qu’elle induit.

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ce qui facilite la mobilisation de leurs acquis. Enfin, il se distingue du phénomène étudié par SAUVAYRE [2012] – l’adhésion aux croyances sectaires – par l’autonomie apparente des acteurs concernés : au contraire des anciens adeptes, à en juger par les témoignages dispo -nibles publiquement, les personnes hypersensibles se reconnaissent comme telles en toute indépendance, sans que d’autres « acteurs de l’adhésion » n’interviennent (comparables aux membres des sectes jouant le rôle de « coapteurs »). Leurs trajectoires n’en sont que de plus fascinantes à observer. Quand les médecins, les experts, les institutions, mais aussi leurs proches, leurs collègues ou leurs voisins considèrent que les produits chimiques ou les CEM n’ont rien à voir avec leurs problèmes de santé – comment peuvent-elles être suffi-samment persuadées du contraire pour abandonner, parfois du jour au lendemain, leur domicile, leur famille et leur emploi, et se réfugier dans une grotte ou dans les bois ? Com-ment peuvent-elles en rester convaincues face aux innombrables difficultés qui en résultent ? Il y a là un sérieux commencement d’énigme.

Les épidémies d’HSE méritent enfin d’être étudiées pour deux raisons supplémen-taires, indépendantes de notre projet de sociologie cognitive. La première concerne l’incer-titude scientifique qui les entoure, et les situations parfois dramatiques dans lesquelles se trouvent les personnes hypersensibles : il est essentiel de parvenir à une meilleure compré-hension de leurs troubles, afin de pouvoir inventer des prises en charge efficaces et satisfai-santes. La seconde se rapporte aux controverses et aux disputes qui entourent les HSE. Elles tendent à les constituer en problèmes sociaux et politiques, qui intéressent aussi bien la santé publique que la gestion des risques et l’aménagement du territoire. Il est donc important d’en proposer une intelligibilité sociologique qui puisse éclairer l’action publique, notamment par le biais de l’expertise.

Par conséquent, bien que notre projet soit cognitif, nous n’allons pas y réduire d’emblée les épidémies d’HSE. Nous allons plutôt les aborder comme telles, c’est-à-dire comme des maladies, dans leurs dimensions organiques et environnementales, mais aussi historiques, culturelles et sociales. Cela nous exposera à quelques difficultés supplémen-taires, mais nous permettra d’atteindre à une meilleure compréhension. En particulier, nous pourrons ainsi donner toute son importance à un fait qui singularise les personnes hyper-sensibles parmi les acteurs étudiés jusqu’à présent en sociologie cognitive : leurs croyances étant relatives à des perceptions sensorielles, des sensations morbides et des symptômes somatiques, elles s’enracinent dans leur expérience corporelle. Elles sont bien moins «

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fort probable que leurs significations subjectives et sociales s’en ressentent, et les différen -cient nettement, par exemple, des croyances religieuses ou superstitieuses. Enfin, appréhen-der les HSE comme des maladies nous permettra d’exploiter plus facilement les travaux qui leur ont été consacrés en sciences sociales, car ils se rattachent à la sociologie de la santé davantage qu’à la sociologie cognitive.

3. Méthode : deux traditions dans l’étude sociologique des maladies