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4. État de l’art : les approches sociologiques des HSE

4.1. Recherches consacrées à la MCS

Dans le monde anglo-saxon, la MCS a suscité un intérêt certain de la part des sciences sociales. La première chercheuse à s’y être intéressée est la psychologue Pamela Gibson, qui lui a consacré une quinzaine d’articles depuis 1996. Le premier s’appuie sur une enquête réalisée au milieu des années 1990 auprès de 268 personnes considérant souffrir de « maladie environnementale », de « blessure chimique » ou de MCS, recrutées au sein de plusieurs réseaux associatifs et interrogées à l’aide d’un questionnaire administré en deux vagues [GIBSON et al., 1996]. Gibson souligne qu’il est impossible de déterminer de quelle popula-tion cet échantillon est représentatif, en l’absence de définipopula-tion consensuelle des troubles considérés. Elle décrit point par point leurs répercussions sur la vie quotidienne de leurs victimes, évoquant une dégradation de leur situation professionnelle et financière, des com-plications de leurs relations personnelles, des difficultés pour accéder aux soins médicaux, ainsi qu’à l’espace et au services publics, dont la conjonction suscite une détresse psycholo-gique significative. L’approche de Gibson est donc réaliste, comme le confirme l’examen de ses articles ultérieurs où elle examine de plus près certaines de ces répercussions. Elle y développe épisodiquement un raisonnement constructiviste, dont l’orientation critique est patente : il procède d’une dénonciation de la faiblesse de la reconnaissance sociale de la MCS. Partant du constat que les personnes chimico-sensibles sont en majorité de sexe féminin, Gibson les présente comme les victimes contemporaines d’une médecine qui mal-traite traditionnellement les femmes – au sens propre comme au figuré, leur non-représen-tation dans les études de toxicité actuelles devenant par exemple équivalente aux ovariecto-mies pratiquées à la fin du XIXe siècle sur les hystériques [GIBSON, 1997].

Aux États-Unis, Steve Kroll-Smith et Hugh Floyd analysent les quelque 150 réponses qu’ils ont reçues après avoir sollicité des témoignages écrits de personnes MCS par l’intermédiaire d’un réseau associatif. Ils s’intéressent particulièrement à la structure de leurs récits de maladie17 et à la fonction cognitive qu’exercent ceux-ci, interprétant la MCS comme « a practical epistemology―a strategy for knowing the world that works to reduce or make man

-ageable a human trouble » [KROLL-SMITH & FLOYD, 1997, p.11]. Ils travaillent cependant peu cette notion d’« épistémologie pratique » (empruntée à Clifford Geertz) : ils ne précisent pas ce qui l’a rendue nécessaire, comment elle s’est imposée, etc. Ils décrivent davantage ses effets, et montrent qu’elle sous-tend une réorganisation profonde de l’existence quotidienne des personnes MCS, en particulier au travers des stratégies inégalement efficaces qu’elles

déve-17 L’étude des « illness narratives » constitue une branche très dynamique de la sociologie de la santé anglo-phone (initiée par l’ouvrage fondateur de Kleinman cité supra).

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loppent pour adapter leur environnement (à défaut de pouvoir s’y adapter). Ils présentent enfin ses conséquences économiques et politiques, qu’ils estiment considérables, au motif que la MCS conteste la distinction communément admise entre environnements sains et malsains, ainsi que le monopole de la médecine sur la définition des états pathologiques. Ils accordent une grande attention aux corps des personnes chimico-sensibles18 : considérant qu’eux ne sauraient s’abuser ni mentir, ils présentent les réactions décrites par celles-ci comme une preuve irréfutable de la nature environnementale de la MCS. Ils dénoncent alors les résistances que suscite sa reconnaissance, sans analyser la controverse scientifique qui l’entoure19. Ils ont initié un courant de recherche qui se poursuit aujourd’hui au sein du

Contested Illnesses Research Group de la Brown University [BROWN, 2007 ; BROWN et al., 2011]. LIPSON [2004] et LIPSON & DOIRON [2006] rapportent les résultats d’une enquête eth-nographique conduite auprès de personnes MCS habitant la côte Ouest des États-Unis (36 entretiens et des observations au sein de plusieurs groupes de soutien). Elles analysent le retentissement de leur hypersensibilité sur leur vie quotidienne, insistant sur l’incompréhen-sion que l’invisibilité de leurs symptômes suscite chez leurs proches, et le scepticisme que sa nature controversée provoque parmi les médecins qu’elles consultent. Elles ne précisent cependant pas comment ces personnes sont parvenues à se reconnaître hypersensibles. De surcroît, elles prennent explicitement partie dans la controverse scientifique entourant la MCS20. DOIRON [2007] a par la suite consacré une courte thèse aux personnes chimico-sen-sibles. Elle s’appuie sur 16 entretiens réalisés dans la région de Toronto, qu’elle analyse dans une perspective « éco-féministe » pour mettre en évidence les multiples « pertes » [« losses »] dont souffrent ces personnes – avec les mêmes limites que précédemment.

PHILLIPS [2010] s’intéresse aux conflits d’expertise qui apparaissent autour des revendications portées devant les tribunaux australiens par des personnes MCS. À partir d’obser -vations d’audiences, de la consultation de rapports d’expertise et d’entretiens, elle recons-truit les conceptions de la connaissance scientifique qui informent les jugements des experts, dont elle constate qu’elles varient selon qu’ils se montrent favorables ou hostiles à l’indemnisation des plaignants (et par extension à la reconnaissance légale de la MCS).

18 Allant jusqu’à leur consacrer le titre de leur ouvrage, qui signifie littéralement « des corps manifestant » [«

bod-ies in protest »].

19 Ce qu’ils justifient en ces termes : « Why is the profession of medicine unable to certify MCS as a legitimate disorder?

Perhaps it isn’t one. That is the simplest answer. It is more complicated and more interesting, however, to consider MCS as a theory of the body and the environment that contests both the medical profession’s responsibility to define bodies and several of its paradigmatic assumptions about disease. » [KROLL-SMITH & FLOYD, 1997, p.32]

20 LIPSON [2004, p.82] écarte d’emblée les hypothèses psychogènes au motif que « the participants in this study

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Leurs conceptions se différencient d’abord selon leur confiance dans le paradigme médical dominant et leur aversion pour l’incertitude : les phénomènes dont la science échoue à rendre compte existent-ils réellement ? Elles se distinguent également par leurs exigences en matière de preuve : les témoignages de patients sont-ils opposables aux résultats des exa-mens cliniques ? Phillips n’avance pas d’explication à ces différences, qu’elle rapproche sim-plement d’une tendance plus ou moins marquée à la compassion21. Elle souligne encore que tous les experts sont convaincus d’être rationnels, mais que le contexte médico-légal tend à radicaliser leur antagonisme, puisqu’il les incite à réfuter les arguments présentés par la par-tie adverse. Elle n’étudie donc pas directement les personnes chimico-sensibles, mais donne un aperçu précis des argumentaires développés dans la controverse entourant la MCS22.

LUNEAU [2015] s’intéresse directement à cette dernière. Il essaye d’expliquer sa fai-blesse en France, où quelques acteurs militent en faveur de la reconnaissance de la MCS, mais se heurtent à une indifférence générale plutôt qu’à l’hostilité d’adversaires déclarés, de sorte qu’ils demeurent invisibles dans l’espace public. Il attribue leur échec à s’inscrire dans l’agenda politique à deux facteurs : l’extrême diversité des produits chimiques concernés, qui contrarie leur insertion dans un processus unique de mise en cause (qui subit de surcroît la concurrence d’autres formulations, par exemple en termes de « perturbateurs endocriniens ») ; la difficulté à démontrer leur implication dans les troubles éprouvés par les personnes hypersensibles, qui contrarie tout simplement leur mise en cause. Ces facteurs peuvent expliquer la conflictualité supérieure des problèmes sanitaires étudiés en comparaison : l’ex-position professionnelle au perchloroéthylène dans les teintureries et la pollution de l’étang de Berre (qui provient de quelques sites industriels bien identifiés). Ils ne justifient cepen-dant pas celle de la MCS aux États-Unis, que Luneau impute à un facteur supplémentaire : sa convergence avec la controverse entourant les problèmes de santé rapportés par les vété-rans de la guerre du Golfe. Il ne précise pas pourquoi un rapprochement comparable n’a pas eu lieu en France, et n’étudie guère la situation des personnes hypersensibles (il mobi -lise à peine les entretiens qu’il a réalisés auprès de huit d’entre elles, s’appuyant plutôt sur l’étude quantitative de deux corpus majoritairement constitués d’articles de presse).

Signalons enfin le mémoire d’Olga Gilbert en sociologie. Étudiant les trajectoires et l’expérience de 21 personnes MCS, elle s’interroge sur les réactions d’hostilité qu’elles sus-citent et le sentiment de perte de reconnaissance qu’elles éprouvent. Elle les attribue au

21 Alors même qu’une opposition semble se dessiner dans son échantillon entre des experts favorables de sexe féminin et pratiquant la médecine générale, et des experts défavorables de sexe masculin et prati -quant une spécialité médicale.

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caractère scientifiquement controversé de leurs troubles, qui entretient le soupçon qu’ils sont mentaux, au handicap social induit par l’évitement des produits chimiques, ainsi qu’à la verve militante de leurs discours. Elle estime par ailleurs que leur stigmatisation et leur mar-ginalisation ne conduisent pas toujours à une transformation de leur identité [GILBERT, 2016].