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Disputes autour des HSE

3. L’EHS : une apparition épisodique dans une controverse plus large

3.1. Brève histoire des diagnostics d’électrosensibilité

3.1.3. L’EHS comme trouble singulier

L’idée qu’un trouble singulier peut résulter de l’exposition aux CEM remonte vrai-semblablement aux recherches conduites dans le bloc soviétique à partir des années 1950, dont nous avons vu qu’elles rapportent la survenue d’effets non thermiques à de faibles niveaux d’exposition. Ces effets se manifestent en particulier par des symptômes subjectifs et non spécifiques, observés parmi les personnels travaillant avec ou à proximité d’appareils radio-émetteurs : asthénie, céphalées, insomnies, vertiges, irritabilité, palpitations, etc. Ils sont bientôt désignés globalement comme la « maladie des ondes radio » ou le « syndrome des

53 PERETTI-WATEL & VERGÉLYS [2012] observent par exemple un net renforcement de la conviction qu’elles favorisent le cancer, sur la période 2005-2010.

54 Nous faisons abstraction des recherches consacrées à la perception des courants électriques, car il ne s’agit pas exactement du même phénomène.

55 Yves Rocard, Le Signal du sourcier, Paris, Dunod, 1962, 136 p.

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micro-ondes » [CARPENTER, 2015]. La postérité de ces travaux paraît cependant limitée : la litté-rature scientifique sur l’EHS s’est développée plusieurs décennies plus tard et n’y fait presque jamais référence. Ils semblent plutôt avoir été redécouverts par des chercheurs essayant de démontrer l’ancienneté du phénomène de l’EHS afin d’en promouvoir la reconnaissance. De la même façon, ces chercheurs rappellent l’observation de symptômes similaires parmi les militaires américains exposés aux CEM, dans les années 1960 et 1970. PALL [2015] cite ainsi un rapport du Naval Medical Research Institute de 1971 listant une qua-rantaine de symptômes, ainsi qu’une note de la National Aeronautics and Space Administration de 1981 en recensant une dizaine. Leurs auteurs ne semblent cependant pas être allés jus-qu’à inventer une nouvelle entité nosographique pour désigner ces troubles.

Selon les travaux contemporains sur l’EHS, son étude a débuté en Scandinavie au tout début des années 1980, suite aux plaintes de salariés souffrant de syndromes cutanés faciaux (tels que des démangeaisons et des érythèmes) et les attribuant aux « terminaux

vidéo » équipant leurs postes de travail. Les premiers cas ont été rapportés parmi les

employés de la compagnie téléphonique nationale norvégienne [LINDÉN & ROLFSEN, 1981 ; NILSEN, 1982]. Les chercheurs mettent en cause les champs électriques générés par les tubes cathodiques situés à l’intérieur des écrans, et rapportent que l’utilisation de dispositifs de protection entraîne l’atténuation ou la disparition des symptômes. Ce phénomène parfois qualifié de « dermatite des écrans » continue à recevoir une attention épisodique en Scandinavie pendant les années suivantes. Il reste rare, mais pose de sérieux problèmes à quelques entreprises, qu’elles seraient parvenues à résoudre en améliorant les conditions de travail.

La situation évolue à la fin de la décennie 1980, avec l’apparition d’un syndrome général caractérisé par des symptômes subjectifs et aspécifiques variés attribués à d’autres appareils électriques que les seuls écrans cathodiques. Cette « hypersensibilité à l’électricité » est décrite pour la première fois, semble-t-il, dans un rapport suédois paru en 1989 [KNAVE et

al., 1989]. Elle correspond parfaitement à l’EHS actuelle, à en juger par la description qu’en

propose [LIDÉN, 1996]. Il rapporte parmi les patients suédois un élargissement des attribu-tions à l’« environnement électronique » général, ainsi qu’une diversification des symptômes, impliquant désormais les systèmes nerveux central, cardio-respiratoire et digestifs. Il évoque quelques personnes s’étant réfugiées dans des caravanes ou des fermes isolées. Il décrit enfin une intense polémique médiatique sur la nature de leurs problèmes, une tendance des experts à les assimiler à des troubles psychosomatiques57, ainsi qu’une dénonciation

vigou57 Les expériences de provocation réalisées avec des terminaux vidéo ayant déjà produit des résultats néga -tifs.

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reuse de cette interprétation par les personnes hypersensibles : nul doute qu’une contro-verse est en cours58.

Ce syndrome général apparaît d’abord en Scandinavie59, puis en Europe du Nord et de l’Ouest, mais curieusement pas aux États-Unis, à en juger par la littérature scientifique60. Il se répand suffisamment pour attirer l’attention de la Commission Européenne, qui com-mande un rapport à sa direction générale de l’emploi, des relations industrielles et des affaires sociales (DG V). Celui-ci est publié en 1997 : ses auteurs adoptent le terme d’« hypersensibilité électromagnétique » et la rapprochent de la dermatite des écrans (l’un des édi-teurs était un chercheur suédois s’intéressant aux effets sanitaires des terminaux vidéo depuis plus d’une décennie) [BERGQVIST & VOGEL, 1997]. Ils inventent ainsi la filiation unis-sant ces deux troubles, qui s’imposera ensuite dans la littérature scientifique. Ils affirment avoir identifié et contacté des collectifs de personnes hypersensibles en Norvège, en Suède, au Danemark, en Allemagne, en Suisse, en France et en Irlande. Leurs observations les amènent à conclure à des différences significatives entre les troubles rapportés dans ces pays : en Scandinavie dominent les symptômes cutanés attribués aux expositions profes-sionnelles aux terminaux vidéo, ailleurs en Europe sont principalement évoqués des symp-tômes « neurasthéniques » attribués aux lignes à hautes tensions et à des appareils radio-émet-teurs.

Nous ne pouvons nous prononcer sur la pertinence actuelle de cette thèse, et confessons notre perplexité devant l’affirmation de l’existence de quatre groupes de per-sonnes hypersensibles en France à cette époque, car nous n’en avons trouvé pratiquement aucune trace. Les auteurs du rapport n’ont pu nous éclairer sur ce point : celui ayant super-visé le travail de sollicitation des collectifs européens est décédé en 2001, et ses archives ont été perdues. Il est cependant peu douteux que durant les années 1990, des personnes ont attribué des troubles à des appareils électriques ou s’y soient reconnues sensibles. Un colla -borateur de Santini (Pierre Le Ruz, cf. infra) nous a confié en avoir rencontré une demi-douzaine à l’occasion d’expertises judiciaires, dont les problèmes de santé étaient apparus après qu’elles aient été électrisées, tandis qu’un chercheur en bio-électromagnétisme nous a

58 Elle ne semble pas avoir abouti à la reconnaissance définitive de l’EHS par les institutions médico-so-ciales suédoises.

59 La première association de personnes « blessées par l’électricité et les terminaux vidéo » est fondée en Suède en 1987 : la FEB (Föreningen för el-och bildskärmsskadade). Elle rassemble bientôt plus d’un millier de membres. 60 D’origine essentiellement européenne, tandis que la littérature sur la MCS est surtout américaine. Les

cli-niciens écologistes semblent avoir précocement reconnu les appareils électriques puis les CEM comme une cause parmi d’autres de « maladie environnementale » [REA et al., 1991]. Nous supposons qu’ils ont ainsi contrarié (en occupant le terrain) la diffusion d’une conception de l’EHS comme trouble singulier.

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raconté qu’une personne se décrivant comme hypersensible aux ondes s’était présentée à un cours qu’il donnait sur les effets sanitaires des CEM. Peut-être certaines de ces per-sonnes ont-elles découvert l’EHS dans la littérature scientifique, de la même manière que Méar et les fondatrices de SOSMCS ont appris l’existence de la MCS. Peut-être même ont-elles entrepris de la faire (re)connaître : ont apparemment été fondées en 1996 une Associa-tion européenne d’aide aux victimes des champs électromagnétiques [AEVICEM] présidée par une personne « électrosensible » et une Association européenne de défense contre les effets des champs électromagnétiques [ADECEM] se préoccupant de l’« hypersensibilité à

l’électricité ». Nous n’avons trouvé aucune information sur leurs activités, mais il est clair

qu’elles n’ont pas été fructueuses, et que les personnes hypersensibles sont au mieux restées peu nombreuses et dispersées. Considérons donc cet épisode comme la préhistoire de l’EHS en France.

À la même époque, Santini et ses collaborateurs, qui par la suite animeront le réseau de contre-expertise officielle, se préoccupent essentiellement de la susceptibilité des orga-nismes vivants aux CEM. Leurs ouvrages consistent en de longues listes d’effets sanitaires rapportés dans la littérature scientifique61. Les troubles singuliers attribués aux CEM y sont évoqués, sous les noms tantôt d’hypersensibilité et tantôt de syndrome des micro-ondes, mais en quelques lignes et sans détail concret. Sans doute les futurs contre-experts les ont-ils découverts dans la littérature scientifique (les seules références concernent les travaux de cliniciens écologistes) sans en connaître personnellement de victimes. Quoi qu’il en soit, ils ne suscitent guère d’intérêt avant leur rencontre avec les militants anti-antennes-relais62. Durant les premières années de la controverse, ceux-ci se focalisent à leur tour sur la sus-ceptibilité aux CEM. Ils ne connaissent vraisemblablement pas davantage de personnes hypersensibles : lorsqu’ils éprouvent le besoin de mettre en avant des victimes, en 2002, ils fondent une Association des victimes des opérateurs de mobile [AVOM] qui reste une coquille ville [BORRAZ, 2009].

Nous pouvons seulement imaginer ce qui est advenu ensuite. La controverse sur la téléphonie mobile a probablement attiré l’attention du grand public sur des appareils radio-émetteurs de plus en plus nombreux dans l’environnement quotidien, et répandu l’idée

61 Cette démarche est caractéristique de l’expertise militante, cf. chap. 1, note 25.

62 Cf. l’évolution du corpus d’articles de la presse quotidienne nationale et régionale consacrés à la télépho-nie mobile, constitué par CHATEAURAYNAUD & DEBAZ [2011, p.29-30] sur la période 1983-2010 : l’attention médiatique qu’elle reçoit cesse d’être épisodique en 2001, mais demeure faible jusqu’en 2007, et surtout le fait de la presse régionale. Ce n’est qu’au tournant de l’année 2008 que la controverse autour de la télé-phonie mobile gagne une dimension nationale, suite à une campagne contre des combinés explicitement destinés aux enfants, qui contraint la ministre de la Santé à se positionner.

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qu’ils sont nocifs. Elle a donc facilité l’attribution de symptômes à ces appareils, et aug -menté le nombre de personnes susceptibles de se diagnostiquer hypersensibles. Tournesac nous a ainsi précisé avoir reçu des patients sensibles aux antennes-relais dès 2001, qu’on lui adressait car leurs troubles évoquaient la spasmophilie. Par ailleurs, le mouvement contre la prolifération des antennes-relais a favorisé les rencontres entre ces personnes, soit au hasard de manifestations publiques, soit par la mise en relation de celles qui ont commencé à solliciter ses militants63. Ces derniers ont également pu les renvoyer aux contre-experts, qui leur ont fait découvrir l’EHS si elles ne la connaissaient pas déjà. Nous supposons que ce terme s’est imposé, plutôt que celui de syndrome des micro-ondes, pour des raisons cir-constancielles : sans doute est-il apparu plus précis ou plus évocateur. À partir de là, les personnes hypersensibles se sont mobilisées de manière autonome pour la reconnaissance de l’EHS, avec la création d’un premier collectif en 2007, et de plusieurs autres ensuite. Elles ont œuvré à diffuser l’idée qu’il existe un trouble singulier résultant de l’exposition aux CEM. Selon CHATEAURAYNAUD & DEBAZ [2010], c’est effectivement au cours de l’année 2008 que l’attention médiatique accordée à l’EHS a cessé d’être négligeable.