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Disputes autour des HSE

3. L’EHS : une apparition épisodique dans une controverse plus large

3.2. La cause politique de l’EHS

3.2.1. Les groupes de victimes

Les personnes EHS sont en désaccord sur la terminologie appropriée pour les dési-gner. Certaines récusent le qualificatif de malade au motif qu’il leur convient moins qu’à l’environnement : pour preuve, elles se portent bien lorsqu’elles ne sont pas exposées aux CEM. Ces personnes se conçoivent plutôt comme handicapées (au sens où leur besoin de se préserver des CEM réduit leurs capacités) ou exclues (car leur désir de protéger leur santé les contraint à renoncer à certaines activités). Ce débat traverse aussi les groupes qui les représentent. Pour éviter d’y prendre position, nous avons choisi le terme de victime. Les personnes EHS partagent en effet le sentiment d’une atteinte, d’un préjudice que leur cause la société ou certains acteurs (à commencer par les opérateurs de téléphonie mobile) en dénaturant l’environnement (cf. chap. 7.1.4). Cette imputation spécifique de leurs troubles en fait davantage que des malades65. Elle les distingue aussi des personnes MCS, chez lesquelles elle n’apparaît pas aussi nettement.

a. Les organisations nationales

À l’échelle nationale, les personnes EHS sont représentées par cinq groupes de vic-times. Le collectif EHS-France se revendique le plus ancien, ayant commencé ses activi-tés en 2007. Il est aussi le plus souterrain, car il ne cherche pas à se rendre visible en dehors de ses interventions : il ne possède aucun site Web et peut seulement être découvert par le bouche-à-oreilles. Ses responsables habitent en région parisienne, et ciblent de manière pri-vilégiée les institutions politiques (notamment l’Assemblée Nationale, à l’occasion de la dis-cussion de deux projets de loi relatifs à l’exposition aux ondes électromagnétiques en janvier 2013 et janjanvier 2014). Ils fournissent aussi une écoute et des informations aux per -sonnes EHS qui le sollicitent.

Le Collectif des électrosensibles de France [CEF] a été fondé en 2008 par une personne s’étant reconnue hypersensible aux CEM l’année précédente, qui à l’origine remé-dier à la rareté des informations disponibles en France. Il rassemble aujourd’hui plus de 1200 personnes, au nom desquelles il porte plusieurs revendications : la reconnaissance de l’EHS comme maladie émergente créant une situation de handicap environnemental ; la prise en charge globale et précoce de ses victimes, notamment grâce à des lieux d’accueil d’urgence ; une démarche de prévention par la réduction générale de l’exposition aux CEM, en conformité avec le principe ALARA (« as low as reasonably achievable »). Elles sont fondées

65 Pour une réflexion sur le passage du statut de malade à celui de victime, cf. LE NAOUR & MUSSO [2009] et AKRICH et al. [2010b].

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sur le refus de l’exclusion sociale et géographique à laquelle conduit potentiellement l’EHS. Les responsables du CEF se réclament d’une stratégie d’empowerment et s’astreignent à tra-vailler (d’une manière certes conflictuelle) avec plusieurs acteurs institutionnels. Les pre-miers ont été les autorités sanitaires (avec la participation au comité de dialogue «

radiofré-quences et santé » instauré par l’Anses au printemps 2011) ; les suivants les pouvoirs exécutifs

(plusieurs rencontres avec le cabinet de la ministre de la Santé, puis la Direction Générale de la Santé, en 2013) et législatifs (information et sollicitation des parlementaires avant l’examen des projets de lois évoqués supra). Les responsables du CEF ont également tenté de collaborer avec des équipes de recherche, afin de promouvoir les démarches qu’ils jugent les plus pertinentes (ils ont échangé avec une équipe de l’INERIS en vue du lance-ment d’une étude de caractérisation de l’EHS, mise en œuvre en 2014). Ils s’attachent par ailleurs à assurer la visibilité médiatique de l’EHS et la représentation de ses victimes dans l’espace public, en envoyant des informations (notamment scientifiques) aux journalistes, en répondant à leurs sollicitations et en les mettant en relation avec des personnes accep-tant d’être interviewées, ou encore en collecaccep-tant des témoignages sur les effets des diffé-rentes technologies. Le CEF offre enfin écoute et assistance aux personnes qui le contactent directement, et assure l’animation d’un réseau d’échange et d’entraide. Un site Internet régulièrement alimenté sert de relais à ces différentes actions (on y trouve par exemple, en réponse à l’afflux de sollicitations des fiches pratiques fournissant des informa-tions scientifiques sur l’électrosensibilité, des renseignements pratiques sur les consultainforma-tions médicales et les soins, des conseils techniques sur la mesure et la protection, etc.)66. Courant 2013 le CEF s’est rapproché de l’association PRIARTéM (cf. infra), dont il représente désormais le volet électro-hypersensibilité, gagnant au passage une existence juridique.

Le Mouvement pour une vie sans pollution électromagnétique [MOVISPEM] est un collectif intermittent servant de support à l’organisation de rassemblements de per-sonnes EHS. Il résulte des pérégrinations de deux d’entre elles qui, armées d’un fourgon aménagé et de nombreux appareils de mesure, ont écumé le Sud-Est de la France à la recherche de lieux faiblement exposés et à la découverte des hypersensibles dont elles connaissaient l’existence. De ces rencontres successives est née l’idée d’organiser des ras-semblements, dont le premier s’est tenu au début de l’été 2009 et a réuni une vingtaine de personnes. Trois ont suivi la même année, puis trois autres durant les étés 2012 (dans le Cher), 2013 (dans la Loire) et 2014 (en Isère), auxquels ont assisté jusqu’à une soixantaine de personnes. Le MOVISPEM ne cherche pas à se rendre visible et ne porte aucune

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dication spécifique. Sa participation à la controverse est indirecte : il contribue à structurer le mouvement des personnes EHS en leur fournissant des occasions de sociabilité.

L’association Une Terre pour les EHS [UTPE] a été fondée au printemps 2011 par une équipe de personne EHS constituée l’été précédent lors de l’« occupation » de la forêt de Saoû (Drôme)67. Elle rassemble aujourd’hui plus d’un millier d’adhérents. Sa revendica-tion principale est la créarevendica-tion ou la préservarevendica-tion de lieux non exposés à des CEM artificiels (qualifiés de « zones blanches »). Elle est justifiée par un double constat : (1) l’urgence qu’il y a pour les personnes EHS à cesser de s’exposer ; (2) leur difficulté à trouver des environne-ments sains et la durée nécessaire à l’adaptation du leur (domestique, professionnel, etc.). Elle impose de revenir sur l’obligation légale faite aux opérateurs de téléphonie mobile de couvrir l’intégralité du territoire métropolitain. UTPE revendique également une baisse générale des niveaux d’exposition, ainsi que la prise en charge de l’EHS par les organismes sociaux et la médecine conventionnelle. Considérant qu’il est inutile voire contre-productif de collaborer avec des institutions politiques et des autorités sanitaires où prévalent systé-matiquement les intérêts économiques, ses responsables en appellent à la désobéissance civile : ils proposent de s’emparer par l’audace de zones blanches, puis de les constituer en lieu d’accueil pour les personnes en errance (cf. chap. 6.2.2.1) ou souhaitant s’abriter tem-porairement des CEM artificiels. Au début de l’été 2011, une nouvelle tentative d’occupa-tion de la forêt de Saoû a tourné court : les militants l’ont abandonnée suite au constat d’une augmentation de l’intensité des CEM sur le parking où ils campaient. Aucune autre n’a été entreprise depuis. En 2013, prenant acte des difficultés soulevées par les actions de désobéissance civile, les responsables d’UTPE ont commencé à négocier la pérennisation et l’aménagement d’une quasi-zone blanche dans les Hautes-Alpes. Ils tentent aussi d’ac-croître la visibilité des personnes EHS dans l’espace public, en saisissant toutes les occa-sions de médiatisation, mais aussi en leur proposant de se recenser sur le site Internet de l’association68. Ils animent enfin un réseau de socialisation et d’entraide, en fournissant écoute et assistance aux personnes qui sollicitent UTPE, en accueillant (dans la Drôme) celles qui se trouvent en errance pendant les mois d’été, ainsi qu’en participant à et en orga-nisant des rassemblements.

67 Cette forêt se situe à l’intérieur d’une cuvette assez profonde, qui la protège des CEM provenant de l’ex térieur. Elle est également dépourvue de tout dispositif radioémetteur, car inhabitée, et possède des bâti -ments collectifs inoccupés depuis longtemps, appartenant Conseil Général de la Drôme. En juin 2010, des personnes EHS s’y sont installées illégalement dans l’espoir d’y obtenir la création d’un refuge et la reconnaissance de leur affection. Elles n’y sont parvenues qu’imparfaitement : soulignant la légitimité de leur demande, la justice a néanmoins ordonné leur expulsion, supervisée par la gendarmerie après quatre mois d’occupation.

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L’Association française des malades du Syndrome d’intolérance aux champs

électromagnétiques [AFM-SICEM] a été fondée en 2013, afin de promouvoir une conception positive de l’EHS : non comme une maladie, mais comme une disposition natu-relle de certains individus, comparable au « don » des sourciers et des radiesthésistes69. Ses responsables revendiquent leur compétence scientifique, ainsi qu’une attitude coopérative envers la médecine savante représentée par Belpomme – d’où le recours au terme de SICEM (qu’il promeut) plutôt qu’à celui d’EHS. Ils ont entrepris à leur tour de se poser en interlocuteur des pouvoirs publics et des autorités sanitaires.

Les militants animant ces groupes sont peu nombreux : cinq au maximum pour chacun d’entre eux, ce qu’ils justifient par les difficultés pratiques que rencontrent les per-sonnes hypersensibles désireuses de s’engager. Eux-mêmes sont parvenus à stabiliser provi-soirement leur situation, mais leur engagement reste conditionnel. Tous sont bénévoles, et leurs motivations semblent très similaires. Elles comportent d’abord une dimension politique, exprimée comme une obligation d’agir face à une situation perçue comme inaccep table (un scandale sanitaire, un sacrifice de l’humain face aux intérêts industriels et finan -ciers, l’abandon de personnes en détresse, etc.). Ce sentiment se conjugue parfois à un désir d’engagement préalable, trouvant alors une occasion de s’employer. Il revêt aussi une dimension personnelle, leur activisme permettant aux militants d’obtenir une reconnais-sance qui leur est refusée en tant que malades, notamment par les professionnels de santé. Ils cherchent ainsi à donner un sens positif à leur expérience : sa dureté se trouve compen-sée moralement par l’assistance qu’elle leur permet d’offrir aux autres personnes hypersen-sibles.

La similitude des motivations des personnes impliquées dans les groupes de vic-times s’accompagne d’un profond désaccord quant aux formes d’action appropriées, qui exprime schématiquement une opposition entre révolutionnaires et réformistes, et résulte de perceptions inégalement pessimistes de la capacité des instances de gouvernement à être influencés par des acteurs faibles. De façon peu surprenante, cette différence recoupe la distance géographique qui les sépare de ces instances : les révolutionnaires sont plutôt pro-vinciaux, sinon ruraux, et les réformistes franciliens, sinon parisiens. Ces derniers se trouvent de surcroît en concurrence pour le statut d’interlocuteur légitime des pouvoirs publics. Faut-il le préciser ? Les rapports qu’ils entretiennent ne sont pas qu’amicaux. Il en

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résulte un éclatement du paysage militant suscitant chez leurs interlocuteurs une indéniable perplexité.

b. Les organisations locales

À ces associations et collectifs nationaux s’ajoutent des groupes intervenant à l’échelle locale. Nous en connaissons trois en Rhône-Alpes : l’association Prévention ondes électromagnétiques 26 [POEM 26], le collectif EHS-42 et le Collectif des électro-hypersen-sibles de Rhône-Alpes [CEHSRA]. Partageant le souci de ne pas diviser davantage le mou-vement EHS, ils ne se font pas connaître au-delà du territoire où ils agissent. Difficile alors d’estimer leur nombre en France. Ces groupes mettent en œuvre des actions de trois types : le soutien et l’assistance aux personnes EHS ; l’information et la sensibilisation du grand public (à l’aide de conférence-débats, de projections engagées, etc.) ; la réalisation de mesures d’exposition au domicile des personnes hypersensibles ou non (qui permettent de conseiller les premières sur les stratégies d’adaptation possibles, et de convaincre les secondes). Ces actions sont très similaires à celles qu’entreprennent les mouvements anti-antennes locaux. Leurs conséquences sont importantes malgré leur caractère diffus : elles font exister la controverse à un niveau concret, lui permettent d’atteindre les individus pour lesquels Internet ou les médias traditionnels ne constituent pas une ressource, et font circu-ler des informations par des canaux personnels qui les crédibilisent70. Ces phénomènes locaux peuvent apparaître aux acteurs institutionnels sollicités par les groupes de victimes nationaux comme des preuves de la vivacité de la controverse, et favoriser le recrutement d’alliés (par exemple, parmi les médecins interrogés par un nombre croissant de patients sur les effets sanitaires des CEM).

c. Les engagés individuels

Méritent encore d’être évoquées les actions entreprises individuellement et hors de tout cadre associatif par certaines personnes hypersensibles, car elles donnent aussi une épaisseur sociale à la controverse, quoique difficile à mesurer. Elles consistent d’abord en l’animation de sites Internet et en la publication de récits de maladie : des premiers, le plus dynamique est peut-être EHS-action71, alimenté depuis 2012 par une électrosensible pari-sienne qui y partage des conseils pratiques et des informations scientifiques, et y relaie l’ac-tualité militante ; des seconds, le plus diffusé provient sans doute de l’écrivain Jean-Yves Cendrey, qui a raconté minutieusement la découverte de son EHS dans un ouvrage ayant

70 LAZARSFELD & KATZ [1955] ont les premiers constaté que les informations provenant de proches (les «

lea-ders d’opinion ») influencent davantage les opinions que celles provenant des médias.

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bénéficié d’une certaine attention médiatique72. L’activisme micro-politique consiste aussi pour certaines personnes EHS à témoigner autour d’elles, à informer leurs proches, des professionnels de santé ou de parfaits inconnus de leur situation, ou à les mettre en garde contre les CEM. Le caractère militant de cette prise de parole apparaît nettement lorsque les personnes concernées ont trouvé refuge dans des villages isolés, où elles ne tardent pas à être connues…