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Disputes autour des HSE

3. L’EHS : une apparition épisodique dans une controverse plus large

3.2. La cause politique de l’EHS

3.2.3. Des adversaires rares mais influents ?

a. Chercheurs professionnels et militants rationalistes

La mobilisation autour de l’EHS a suscité une opposition explicite, quelques acteurs s’étant publiquement opposés à sa reconnaissance. Le plus célèbre est André Aurengo. Chef du service de médecine nucléaire du groupe hospitalier de la Pitié-Salpêtrière, membre de l’Académie nationale de médecine, et par ailleurs polytechnicien et docteur en physique, il est intervenu à plusieurs reprises dans les médias pour dénoncer la faiblesse scientifique de certaines études épidémiologiques, ainsi que les conclusions sanitaires alarmistes qui en sont tirées. Il récuse en particulier les travaux démontrent l’existence d’effets adverses des radiofréquences sur la santé à des doses non thermiques, et la pertinence scientifique de l’application du principe de précaution à la téléphonie mobile. Amené à prendre position sur l’EHS, il en a contesté la réalité biophysique et environnementale, c’est-à-dire l’exis-tence de liens causaux entre les symptômes ressentis par les personnes hypersensibles et les CEM auxquels elles sont exposées. Il est depuis qualifié de « négationniste » par certains mili-tants, qui l’accusent d’être en conflit d’intérêt pour avoir été membre du conseil scientifique de Bouygues Télécom et administrateur d’Électricité de France. Dans l’univers EHS, il a par ailleurs été fait grand cas des propos de Dominique Choudat, chef du service de patho -logies professionnelles de l’hôpital Cochin, auquel avait été confié la réalisation d’une étude

92 En témoigne son évocation régulière dans la revue Biocontact : entre 2014 et 2016, quatre articles lui ont été consacrés, dont trois rédigés par une responsable du CEF (n° 244, 250, 257 et 272). Elle a aussi été évoquée dans plusieurs autres (n° 267 et 269). Ce mensuel consacré aux « alternatives dédiées au mieux-être » est distribué gratuitement dans les magasins bio et certains salons. Revendiquant un tirage moyen de 230 000 exemplaires, il constitue un indicateur intéressant de l’opinion prévalant dans l’univers bioalter -natif.

93 Les mobilisations pour la reconnaissance des effets sanitaires des éthers de glycol aux États-Unis et en France en constituent d’autres exemples. Elles ont été conduites par d’autres acteurs que leurs victimes : des groupes d’avocats en conflit avec l’industrie des semi-conducteurs, et des syndicats engagés dans la lutte contre l’amiante, qui les ont façonnées selon leurs propres contraintes [JOUZEL, 2012].

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sur l’EHS à l’issue du « Grenelle des Ondes » (cf. infra) : lors d’une conférence de presse, il en avait réfuté l’étiologie électromagnétique et recommandé une prise en charge par des TCC. D’autres chercheurs défendent des positions similaires dans des circonstances moins médiatisées, par exemple des conférences locales sur les effets sanitaires des radiofré-quences ; ainsi des biophysiciens Anne Perrin (chercheuse déléguée au laboratoire d’Hyper-fréquences et de Caractérisation de Grenoble) et Bernard Veyret (directeur de recherche au laboratoire de l’Intégration du Matériau au Système de Bordeaux).

Le profil de ces acteurs diffère nettement de celui des contre-experts. Chercheurs professionnels avancés dans leur carrière, sont actifs et reconnus au sein de leur commu-nauté disciplinaire, exerçant des responsabilités scientifiques et administratives, participant à l’expertise officielle dans leur domaine de compétence94 : ils constituent assurément une élite. Leur résistance à la reconnaissance de l’EHS participe alors d’une défense de l’ortho-doxie scientifique sur laquelle est fondée leur légitimité professionnelle. Elle se conjugue chez certains à un engagement rationaliste, notamment au sein de l’Association Française pour l’Information Scientifique [AFIS] : fondée en 1968 afin de promouvoir les valeurs de la science et lutter contre son détournement à des fins charlatanesques, celle-ci travaille aujourd’hui à démystifier l’actualité scientifique par l’intermédiaire de sa revue Science &

pseudo-sciences, de son site Internet95 et de manifestations locales. Elle est intervenue à plu-sieurs reprises sur l’EHS, en défendant la thèse d’une origine psychogène. Aucun de ces acteurs ne nie la réalité subjective de l’EHS, c’est-à-dire l’authenticité des symptômes res-sentis par les personnes hypersensibles : c’est uniquement sa réalité biophysique de trouble provoqué par les CEM qu’ils contestent. Cela suffit à en faire des adversaires de sa recon-naissance, selon le raccourci présenté en conclusion du chapitre précédent : la moindre expression de doute quant à la nature environnementale de l’EHS est perçue comme un plaidoyer en faveur de conceptions psychogènes. Les conséquences de leurs interventions sont difficiles à évaluer. Il est possible qu’elles n’atteignent qu’un public de convaincus et contribuent surtout à antagoniser la controverse.

b. Industriels des télécommunications

Un seconde catégorie d’acteurs est accusée de s’opposer à la reconnaissance de l’EHS : les opérateurs de téléphonie mobile. Responsables du déploiement des appareils radio-émetteurs les plus saillants dans l’environnement quotidien : les antennes-relais et les

94 Le nucléaire pour Aurengo, l’amiante pour Choudat, les CEM pour Perrin et Veyret. 95 http://www.pseudo-sciences.org/ [consulté le 4 janvier 2017]

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box Internet, ils apparaissent comme ayant tout à perdre à la reconnaissance de la nocivité des radiofréquences. Ils sont donc accusés d’en orchestrer le déni par les militants et relais de la cause EHS, dont ils constituent la cible privilégiée. Au plan scientifique, ils corrom-praient des chercheurs afin qu’ils produisent des études rassurantes quant aux effets sani-taires des CEM, tandis qu’au plan politique, ils procéderaient à un intense travail d’in-fluence visant à protéger leurs activités de toute entrave. La première de ces thèses, d’inspi-ration franchement complotiste, n’est guère convaincante. Outre qu’aucune preuve tangible n’en a été apportée96, les opérateurs n’ont nul besoin d’influencer la recherche scientifique, car elle conclut d’elle-même depuis longtemps à l’innocuité des radiofréquences dans leurs conditions d’exploitation réglementaires, et plus récemment à leur absence d’implication dans l’EHS (cf. chap. 1.2.3.2). Ils se satisfont donc de modestes efforts de communication visant à faire connaître ces résultats, ainsi que leur respect des normes, par exemple la tenue d’une « ondes et santé » sur le site Internet de leur association professionnelle97. Concernant les personnes EHS, ils s’en remettent à la prise en charge proposée en 2009 à l’issue du Grenelle des Ondes.

La seconde thèse est plus réaliste : nul doute que les opérateurs travaillent à se faire entendre des autorités, de même que tous les acteurs économiques de grande taille. Ils n’ont simplement pas besoin de les convaincre de l’inexistence d’un risque que la commu-nauté scientifique tient elle-même pour négligeable. Par ailleurs, ils sont des acteurs essen-tiels d’une politique d’équipement reconnaissant la téléphonie mobile comme un service d’intérêt collectif, et contraignant les opérateurs à couvrir l’ensemble du territoire. Cette décision de favoriser leurs activités n’a jamais été remise en cause depuis l’attribution des premières licences d’exploitation en 1991 : l’éradication des dernières zones blanches constitue encore un objectif prioritaire de la politique des télécommunications, dont témoignent les dispositions volontaristes de la « loi Macron » d’août 2015. Enfin, on voit mal

96 Un rapport conjoint de l’Inspection Générale des Affaires Sociales et de l’Inspection Générale de l’Envi -ronnement sur l’organisation du travail d’expertise au sein de l’AFSSE, chargée de la sécurité sanitaire jus-qu’en 2005, a été beaucoup évoqué. Il qualifiait d’« insuffisantes » les « précautions prises quant à l’indépendance

des experts » en pointant l’existence de liens directs et indirects entre certains d’entre eux et les opérateurs,

par exemple l’appartenance à leurs conseils scientifiques. Il faut pourtant bien constater que les conclu-sions des rapports suivant n’ont pas varié, et sont identiques à celles des rapports étrangers ou internatio-naux : elles reflètent bien un consensus scientifique identique. Par ailleurs, le nombre d’experts dépourvus de liens avec des acteurs industriels est nécessairement faible dans un contexte où les équipes scienti-fiques compétentes sont peu nombreuses (une dizaine en France) et où l’État se désengage de la re-cherche [GIROUX & HOURS, 2013].

97 La Fédération Française des Télécoms, où sont présentées succinctement les conclusions de l’expertise officielle, la réglementation, et des recommandations d’usage permettant de réduire l’exposition induite par les combinés, ainsi que d’autres risques (téléphoner en conduisant…).

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pourquoi ils seraient seuls impliqués dans cette cabale, alors que d’autres acteurs écono-miques y seraient autant intéressés, à commencer par les équipementiers. Il apparaît ainsi que la dénonciation des opérateurs exerce une fonction rhétorique. Elle permet de disquali-fier toute opposition en leur attribuant, de discréditer n’importe quel adversaire en allé-guant des conflits d’intérêts, avec une efficacité incontestable (qui tient autant au souvenir des cas révélés lors de précédentes crises sanitaires qu’au manichéisme de la trame narrative sous-jacente : lanceurs d’alertes bienveillants et victimes innocentes contre industriels cupides). À cet égard, il n’est pas étonnant qu’elle se soit imposée très tôt dans l’argumen-taire écolo-sanil’argumen-taire [WHELAN, 1985].