• Aucun résultat trouvé

Disputes autour des HSE

1.2. Méthode : l’analyse de controverse

1.2.1. Des controverses scientifiques…

La production des connaissances médicales étant une activité scientifique, nous pouvons l’étudier à l’aide des méthodes employées par la sociologie des sciences. Celle-ci a précocement adopté la perspective constructiviste, dès les années 1970, qui lui a permis de contester les représentations rationalistes et positivistes de la science véhiculées par l’épisté-mologie classique. Une méthode privilégiée s’est alors imposée : l’analyse des controverses scientifiques [PESTRE, 2007]. Selon RAYNAUD [2003, p.8], celles-ci consistent en « la division

persistante et publique de plusieurs membres d’une communauté scientifique, coalisés ou non, qui sou-tiennent des arguments contradictoires dans l’interprétation d’un phénomène donné. » (souligné par

l’au-teur) Il propose de les caractériser selon huit critères : leur objet (faits, méthodes ou théo-ries) ; leur polarité (nombre de positions défendues) ; leur extension (nombre de partici-pants) ; leur durée ; les types de forums où elles se déroulent (officiels et officieux notam-ment) ; leur degré de reconnaissance (selon que les participants admettent ou non leur

exis-7 L’histoire de la CIM en fournit un exemple. Elle a d’abord été développée (à la fin du XIXe siècle) afin de standardiser le recensement des causes de décès, en s’appuyant sur des distinctions entre de grandes caté-gories de mécanismes pathologiques. Elle s’est avérée utile dans la pratique hospitalière, mais est devenue problématique après sa transposition aux consultations de médecine générale (au milieu du XXe siècle) : ses mécanismes fondateurs y sont très difficiles à reconnaître. Une nouvelle classification fondée sur les motifs des consultations lui a alors été substituée [ARMSTRONG, 2011].

8 C’est-à-dire aux caractéristiques intrinsèques des HSE (leur résistance à l’objectivation) ou des travaux qui leur sont consacrés (leur faible nombre ou leur inadéquation).

9 Pour des exemples français de ce type de travail, on peut consulter JOUZEL [2012] (sur les effets sanitaires des éthers de glycol) et DEDIEU & JOUZEL [2015] (sur l’intoxication des agriculteurs par les pesticides).

CHAPITRE 2. DISPUTESAUTOURDES HSE | 111

tence) ; et leur mode de règlement (perte d’intérêt des participants, recours à la force ou à la négociation, émergence d’un consensus, etc.).

La méthode consiste à décrire minutieusement les activités ordinaires et concrètes des chercheurs, à observer comment ils confèrent du sens aux résultats qu’ils obtiennent en les reconfigurant en permanence et en les confrontant à d’autres, et finalement à montrer de quelle manière ils parviennent à stabiliser certains énoncés, qui deviennent alors des faits ou des théories communément admis. Son objectif est d’ouvrir la boîte noire des connais -sances scientifiques, d’analyser la fabrication d’énoncés dont la vérité apparaît rétrospecti-vement évidente. Sa condition est le respect d’une démarche impartiale et compréhensive, cherchant à restituer la cohérence et la logique des positions défendues par chaque partici-pant à la controverse, sans les juger selon son issue. L’analyse doit être maintenue au moment où les connaissances sont encore indéterminées. Elle doit rejeter tout explication finaliste et prendre en considération l’ensemble des facteurs aboutissant au règlement de la controverse, quelle que soit leur nature. L’influence du social apparaît alors s’exercer de nombreuses manières : elle façonne les controverses et en oriente l’issue. Un exemple célèbre est celui de la controverse qui opposa Félix-Archimède Pouchet à Louis Pasteur, telle qu’étudiée par FARLEY & GEISON [1974].

Pouchet était un naturaliste convaincu (avec d’autres) que la vie pouvait naître par « génération spontanée » de la matière inerte, dans certaines conditions favorables. Il publia en 1859 les résultats d’une série d’expériences favorables à cette thèse « hétérogéniste » (constatant par exemple que des infusions de foin ébouillantées de manière à en détruire toute matière vivante se troublaient après quelques jours à l’air libre). Pasteur était un chimiste connu pour ses travaux sur la fermentation : il fut sollicité pour commenter ces résultats et conclut qu’ils étaient erronés. Il réalisa une série d’expériences contradic-toires démontrant que la vie était transmise par des particules en suspension dans l’air (observant par exemple que les infusions cessaient de se troubler lorsqu’elles étaient placées dans des ballons à l’orifice coudé, de manière à ce qu’aucune poussière ne puisse s’y déposer). Le débat devient public et acri-monieux. Il fut tranché par l’Académie des Sciences en 1865, qui adopta officiellement la thèse « homogéniste » de Pasteur.

Or celui-ci l’emporta, selon Farley et Geison, non parce que ses expériences étaient plus convaincantes10, mais parce qu’il disposait d’un réseau social plus étendu et sut l’utiliser efficacement pour créer des « asymétries » en sa faveur. Par exemple, il habitait Paris et Pouchet la Province, il était membre titulaire de l’Académie des Sciences alors que Pouchet n’en était que correspondant, il était proche de l’Empereur (qui le chargea de travaux sur le vin et les vers à

10 Celles de Pouchet conduisaient nécessairement à des résultats positifs, car les germes du foin résistent à l’ébullition.

112 | CHAPITRE 2. DISPUTESAUTOURDES HSE

soie) au contraire de Pouchet, etc. De surcroît, Pasteur manipula habilement les connotations religieuses et politiques des théories en lice, associant la sienne au spiritualisme et au créationnisme, et celle de Pouchet au matéria-lisme et à l’évolutionnisme. Ce dernier finit par se retirer de la controverse en dénonçant la partialité de ses adversaires et de l’Académie des Sciences. Ainsi, la théorie pastorienne s’est imposée grâce à des facteurs politiques et idéologiques bien davantage que scientifiques11.

C’est dans cet esprit que nous avons présenté, au chapitre précédent, des exemples détaillés d’études scientifiques. Disposer d’un tel aperçu du travail concret des chercheurs, bien qu’il ne se limite pas à la réalisation de telles études, nous aidera à vérifier si les diver -gences entre leurs résultats sont liées à des différences dans leurs pratiques de recherche, dans leurs manières de « faire » de la science. Mais ce n’est pas tout.

1.2.2. …aux controverses socio-techniques

Un facteur de complexité supplémentaire, appréhendé par les sociologues à partir des années 1980 et surtout 1990, est l’extension des controverses hors de l’univers scienti-fique. Il s’agissait à l’origine de comprendre l’efficacité sociale des sciences, leur capacité à se propager dans la société et à la transformer, parfois radicalement – de nouveau en réac-tion aux représentaréac-tions classiques, diffusionnistes, selon lesquelles ce phénomène se pro-duit spontanément [PESTRE, 2007]. Il est plutôt apparu comme le résultat d’un travail déli-béré des scientifiques, qui s’efforcent d’intéresser d’autres acteurs à leurs activités afin d’ob-tenir les moyens de les poursuivre. Or, ce travail d’enrôlement peut susciter des résistances. Il en résulte une diversification des controverses, désormais qualifiés de socio-techniques, concernant tout à la fois…

• Les acteurs impliqués (plus seulement des scientifiques professionnels, mais aussi les acteurs qui appliquent ou auxquels sont appliqués les savoirs qu’ils fabriquent, comme les patients) ;

11 Cette interprétation est contestée par RAYNAUD [2003, p.45-80], à partir d’une enquête minutieuse et véri-tablement passionnante. La réalité ou l’implication des asymétries favorables à Pasteur s’avère douteuse ; par exemple, ses liens avec l’Empereur sont postérieurs au règlement de la controverse, et ses rapports avec les autres membres de l’Académie des Sciences sont très distants. Inversement, les asymétries favo -rables à Pouchet sont passées sous silence, comme le fait qu’il était un professionnel reconnu, directeur du Muséum d’histoire naturelle de Rouen et auteur de nombreuses publications, tandis que Pasteur était encore un amateur, directeur des Études à l’École Normale où il avait installé un modeste laboratoire dans les combles. Raynaud conclut à une analyse biaisée de la controverse par Farley & Geison : selon lui, Pasteur l’a surtout emporté grâce à la rigueur de chimiste qu’il a introduit dans la conception et l’interpré-tation de ses expériences. Elle lui a permis de produire des preuves plus déterminantes que Pouchet, qui entretenait avec l’expérimentation les rapports dilettantes d’un naturaliste.

CHAPITRE 2. DISPUTESAUTOURDES HSE | 113

• Les objectifs qu’ils poursuivent (ils ne sont seulement animés par une volonté dés-intéressée de connaître la nature, mais par des intérêts économiques, politiques, idéologiques, etc.) ;

• Les normes régulant leurs échanges (qui n’obéissent plus seulement à l’idéal de la discussion de bonne volonté fondée sur le partage de preuves) ;

• Les arènes où ils s’affrontent (plus seulement scientifique mais aussi médiatique, parlementaire, administrative, judiciaire, experte, etc.) ;

• Les ressources mobilisées (plus seulement celles du laboratoire).

La figure de Louis Pasteur offre un nouvel exemple paradigmatique ; en l’occur-rence, l’analyse du succès de la théorie microbienne par LATOUR [1984].

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, un puissant mouvement hygiéniste s’est développé en France. Il ambitionne d’éradiquer les maladies en assainis-sant les milieux de vie, mais rencontre trois difficultés principales : l’inertie des pouvoirs publics, qui ne s’empressent guère pour appliquer les mesures qu’ils recommandent ; le désintérêt des masses, qui regimbent à adopter les comportements qu’ils prescrivent ; et la résistance des maladies, qui réappa-raissent toujours et partout malgré leurs efforts12.

Dans ce contexte, Pasteur commencer à étudier la maladie du charbon, qui ravage le cheptel. Pour s’emparer du problème, il opère deux déplacements successifs. Il transporte d’abord une partie de son laboratoire dans les fermes, utilise ses instruments pour réaliser des prélèvements sur les ani-maux malades, et interroge les éleveurs sur les caractéristiques de la maladie. Il revient ensuite à son laboratoire parisien, où il travaille à reproduire expé-rimentalement les phénomènes décrits par ces derniers. Il cultive ses prélève-ments dans certaine gélatine, les inocule à des animaux qui contractent alors la maladie du charbon. Pasteur continue. Il fait varier les conditions de culture et d’inoculation, de manière à imiter les fluctuations de la virulence observées par les éleveurs, puis à développer un vaccin. Il propose ainsi aux hygiénistes un modèle explicatif de la maladie du charbon répondant à leurs attentes, car intégrant l’influence du milieu, et la promesse d’une maîtrise technique. Reste à les convaincre que la maladie qu’il étudie dans son labora-toire correspond bien à celle qu’ils affrontent dans les campagnes. À cette fin, Pasteur opère un troisième déplacement : il transforme une ferme en laboratoire et y procède à une expérience publique de vaccination, dans les conditions les plus réalistes possibles.

Les résultats sont controversés, attestant du caractère incomplet des preuves disponibles à l’époque. Les hygiénistes manifestent cependant en enthou-siasme sans limite pour le pastorisme. Outre qu’il justifie leurs entreprises

12 Ce dernier constat explique en partie le succès des théories spontanéistes : de même que la vitalité, la morbidité est susceptible de s’auto-engendrer.

114 | CHAPITRE 2. DISPUTESAUTOURDES HSE

passées, il atténue soudainement la plus redoutable difficulté qu’ils rencon-traient : la résistance des maladies. L’éradication des microbes permet d’endi-guer certains maux, pour un coût inférieur à celui de leurs préconisations antérieures. Surtout, les hygiénistes y gagnent un levier sur les pouvoirs publics et les masses : l’efficacité des mesures pastoriennes justifie leur démarche. Ils mythifient la figure de Pasteur de manière à se rendre inatta-quables, et à garantir l’irréversibilité de leur programme. D’autres acteurs rejoignent la coalition pastorienne à mesure qu’ils y trouvent intérêt (les médecins notamment, négocient leur participation à la prévention sanitaire contre une défense accrue de leur profession). Latour conclut que le pasto-risme ne s’est pas diffusé à la société depuis le laboratoire de Pasteur. C’est plutôt lui qui a fait pénétrer la société dans son laboratoire, qui s’est efforcé d’intéresser certains acteurs, de traduire leurs problèmes en questions de recherche qu’il puisse résoudre. Le fruit de cette hybridation est une trans-formation de la société toute entière, où un nouvel acteur s’impose dans les relations entre les hommes : le microbe.

De façon remarquable, beaucoup des controverses ainsi étudiées concernent des problèmes de santé13. Des exemples variés sont présentés dans le recueil édité par AKRICH et

al. [2010a] : la mobilisation des mineurs du Pays de Galle pour obtenir que la « maladie du poumon du mineur » (pneumoconiose) soit reconnue comme une maladie professionnelle et

indemnisée en tant que telle ; le mouvement aboutissant au scandale de la pollution du Michigan par le polybromobiphényle ; les tentatives de doter l’endométriose d’une étiologie environnementale ; ou encore la lutte pour la reconnaissance médicale de la MCS (avec l’ar-ticle de KROLL-SMITH & FLOYD [1997] analysé dans l’introduction). Ces exemples attestent de l’importance singulière que revêt la production de connaissances par les profanes, à tra-vers la réalisation d’enquêtes qui leur permettent d’imputer des responsabilités et d’établir leur statut de victimes. Ils correspondent à un renversement de la situation de départ : les controverses ne résultent plus des tentatives d’extériorisation des savoirs fabriqués à l’inté-rieur de la communauté scientifique, mais des difficultés de celle-ci à prendre en considéra-tion les savoirs fabriqués à l’extérieur. Leur étude participe désormais d’une critique de la gouvernementalité technocratique et d’une réhabilitation des résistances qu’elle suscite. Elle légitime les savoirs profanes en contestant l’existence d’une rupture épistémologique radi-cale, attribue un caractère fonctionnel aux controverses socio-techniques, conçues comme des formes de délibération collective, promeut une démocratisation de l’expertise, etc. [BONNEUIL & JOLY, 2013]. Elle témoigne aussi d’un élargissement du cadre d’analyse, la sociologie de la connaissance évoluant vers une sociologie des problèmes publics : la

pro-13 Elles peuvent donc être qualifiées de controverses socio-médicales ou socio-sanitaires, selon qu’elles concernent ou non le rapport de la médecine conventionnelle à ces problèmes. Nous analyserons pour-quoi elles se sont multipliées dans la conclusion générale.

CHAPITRE 2. DISPUTESAUTOURDES HSE | 115

duction de savoirs (scientifiques ou non) intervient parmi d’autres facteurs dans le proces-sus de politisation des problèmes [GILBERT & HENRY, 2009].

Venons-en finalement à la méthode. Nous n’avons identifié aucune recension des techniques employées pour étudier les controverses socio-techniques, mais il est manifeste qu’elles partagent les principes de l’analyse des controverses scientifiques, dont elles étendent en quelque sorte le domaine d’application. Il s’agit toujours de suivre les acteurs impliqués dans la controverse dans leurs activités ordinaires, de restituer leurs arguments et la cohérence subjective de leur position, d’observer la reconfiguration permanente de leurs alliances, en restant agnostique sur les éléments débattus14. Mais en pratique, la diversifica-tion des arènes d’affrontement soulève une difficulté importante : comment localiser et documenter des controverses qui ne sont plus cadrées par les institutions scientifiques ? La solution habituellement retenue est de les aborder par leur dimension médiatique, de repé-rer dans les articles et reportages dont elles ont fait l’objet leurs participants essentiels, leurs « points chauds » (sur lesquels se cristallise l’affrontement) et leur chronologie15. Sur ces bases, une enquête de terrain classique peut alors être conduite, impliquant en particulier la réalisa-tion d’entretiens avec ces participants, et permettant l’identificaréalisa-tion de proche en proche d’acteurs impliqués de façon moins visible dans les controverses. Du moment qu’ils en éclairent le déroulement, des matériaux de toute nature peuvent être collectés : travaux scientifiques, rapports d’expertise, textes de loi, supports de communication, données sta-tistiques, etc. Leur analyse se décline ensuite en trois temps.

1. Une description chronologique, visant à situer la controverse étudiée dans son contexte historique et à identifier d’éventuelles étapes dans son déroulement (évolu-tion de son intensité, irrup(évolu-tion de nouveaux acteurs, déplacement des points chauds…).

2. Une restitution de la complexité des positions défendues, des arguments échangés, des univers sociaux et des collectifs auxquels ils s’articulent, ou encore des régimes de justification dans lequel ils prennent sens16.

14 En France, cette approche est désormais qualifiée de pragmatique.

15 Ont même été développés des outils informatisés, inspirés de la bibliométrie, à l’image de l’observatoire informatisé de veille sociologique du Groupe de Sociologie Pragmatique et Réflexive [CHATEAURAYNAUD & DEBAZ, 2011]. Cette méthode a l’inconvénient de soumettre les sociologues au filtrage de l’information opéré par les médias, mais une autre est-elle possible ?

16 Prenant aujourd’hui la forme d’une approche cartographique, visant à produire des représentations vi-suelles synthétiques des controverses. Elle fait notamment l’objet d’expérimentations pédagogiques dans le cadre du projet FORCCAST : http://forccast.hypotheses.org/ [consulté le 17 novembre 2016].

116 | CHAPITRE 2. DISPUTESAUTOURDES HSE

3. Une analyse plus dynamique des coalitions et des réseaux d’acteurs, ainsi que des modalités de leur confrontation, s’intéressant au processus de redéfinition progres-sive des participants et des problèmes.