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La structuration du ZZR Samoobrona: la formalisation syndicale d’un collectif d’agriculteurs surendettés

Section 3 : Une représentativité à conquérir

A) Un nouveau syndicat en quête de reconnaissance

Lors de sa création, le ZZR Samoobrona est un acteur extrêmement marginal dans le champ de représentation de la paysannerie et fait figure de « nain » syndical à côté de ses homologues, le NZZRI « S » et le KZRKiOR (1). Les premiers moyens d’action définis par les dirigeants du nouveau syndicat s’avèrent incapables de pallier cette situation (2).

1) L’isolement originel du ZZR Samoobrona.

En rupture avec le thème normatif de l’unité du mouvement paysan, les fondateurs du ZZR Samoobrona adoptent dès son enregistrement une posture extrêmement critique à l’égard de l’ensemble des organisations paysannes traditionnelles. Accusant ces

dernières de privilégier les ambitions politiques de leurs dirigeants à la défense des intérêts de la paysannerie, ils s’attachent à légitimer leur entreprise de structuration d’un nouveau syndicat en prônant un renouvellement des pratiques syndicales, à distance de tout engagement « politique ». En témoignent ces deux déclarations d’Andrzej Lepper aux journalistes de Gazeta Wyborcza et de Zielony Sztandar :

« Il n’y a pas aujourd’hui de syndicat qui se bat réellement pour améliorer la situation difficile des agriculteurs, ceux qui existent se battent plutôt pour une place au Parlement ou au Gouvernement ». Cité in : « Samoobrona », Gazeta Wyborzca,12/01/1992, p.2.

« Le nouveau syndicat Samoobrona est le produit du mécontentement des agriculteurs qui s’est exprimé l’année dernière à Zamość, à Darłowo et à Varsovie. Les agriculteurs ont alors pris conscience, qu’en dépit de la multitude des forces politiques existantes, la campagne polonaise était abandonnée et qu’il n’existait personne pour la défendre. Il leur est apparu que les syndicats existants ne prenaient malheureusement pas en charge efficacement les intérêts des paysans et se compromettaient avec le gouvernement ».

Cité in : « Broń się sam », Zielony Sztandar, 26/01/1992, p.3.

Cette stratégie de dénonciation des autres protagonistes du champ de représentation de la paysannerie, si elle offre la possibilité au nouveau syndicat de se démarquer, le prive cependant également de tous relais politiques et institutionnels. Partenaires de la nouvelle majorité gouvernementale, les principales organisations paysannes réunies au sein du PSL-SP d’un côté et du RL-PL de l’autre monopolisent en effet pour la première fois depuis l’été 1990 l’essentiel des postes de pouvoir politique national en lien avec le secteur agricole. Outre le ministère de l’Agriculture (Gabriel Janowski : RL-PL), elles se partagent les présidences des commissions de l’Agriculture à la Diète (Antoni Furtak : RL-PL) et au Sénat (Sylwester Gajewski : PSL-SP). Par ailleurs, Henryk Bąk (PL-RL) et Józef Zych (PSL-SP) sont élus vice-maréchaux de la Diète, et Józef Ślisz (PL-RL) du Sénat. Forts de leurs nombreux élus et de leur participation à des alliances prenant part, plus ou moins directement, à l’exercice gouvernemental, le KZRKiOR et surtout le NSZZRI « S » bénéficient alors d’un accès privilégié, si ce n’est réservé, aux centres du pouvoir politique.

Au début de l’année 1992, la capacité d’action du ZZR Samoobrona paraît ainsi extrêmement réduite1. Nouveau venu dans le champ de représentation de la paysannerie, le syndicat est encore faiblement doté en ressources financières et militantes2 et ne dispose d’aucune relation au sein de l’administration ou des forces politiques implantées, particulièrement pas parmi les organisations revendiquant leur identité paysanne qui le perçoivent comme un nouveau concurrent illégitime.

2) Quel mode d’action adopter ?

En dépit de l’ambition affichée de « défendre les campagnes polonaises » dans leur ensemble, les premières revendications portées par le ZZR Samoobrona se limitent dans les faits – assez logiquement au vu des modalités de genèse de l’organisation – à la seule question de l’endettement agricole. Lors de l’enregistrement du syndicat, Andrzej Lepper déclare ainsi que les objectifs premiers de celui-ci sont d’obtenir l’application effective des accords du 14 novembre ainsi que le plafonnement des taux d’intérêts des crédits agricoles à 12%3. Néanmoins, à défaut de pouvoir peser directement sur les instances de décision politique ou « faire parler le nombre » en organisant des manifestations de grande ampleur4, le ZZR Samoobrona est contraint de définir des moyens d’action alternatifs pour porter ces revendications et tenter de se faire reconnaître le droit de participer à la représentation du groupe des agriculteurs, ou du moins d’une de ses franges. En effet, comme le rappelle Erik Neveu, « Aucun groupe ne choisit « sur catalogue », en raison de sa seule rationalité ou séduction, un type d’action protestataire. La valorisation d’une forme d’action s’opère sous contraintes : de ressources, de dispositions, de situation, de perception

1 La capacité d’action d’un groupe est en effet largement fonction « des ressources financières qu’il peut obtenir, des positions sociales de ses membres et des relations dont ils disposent dans l’administration ou les partis politiques, de leur aptitude à mobiliser des appuis dans différents secteurs de la vie sociale et à conférer une portée symbolique forte à la défense de leurs intérêts » : Lagroye Jacques, François Bastien & Sawicki Frédéric, op.cit., p.286.

2 Aucune information précise n’existe sur l’ampleur des moyens financiers dont dispose à l’origine le ZZR Samoobrona, ce qui n’a pas manqué d’alimenter les rumeurs quant à l’origine de l’organisation. Néanmoins, aucun élément non plus ne permet de supposer sérieusement que le syndicat ait bénéficié d’une aide financière extérieure et il semble bien qu’à ce moment de son existence, les cotisations des militants constituent l’essentiel de ses maigres revenus.

3 « Broń się sam », Zielony Sztandar, 26/01/1992, p.3.

des modalités de l’affrontement »1. Dans cette optique, l’activisme du syndicat se développe essentiellement suivant deux directions complémentaires dans les premières semaines suivant son enregistrement : au niveau local, par la mise en place de groupes de protection des agriculteurs surendettés, « les sections anti-saisies », et au niveau national, par l’interpellation plus ou moins directe des pouvoirs publics sur la situation des agriculteurs surendettés.

La création de « comités anti-saisies » est justifiée par la direction du ZZR Samoobrona par la non-application sur le terrain des dispositions de l’accord du 14 novembre concernant la suspension de la saisie des biens des agriculteurs surendettés. Accusant les autorités locales de fermer les yeux sur cette situation, le syndicat appelle les agriculteurs à organiser leur « autodéfense » afin de faire respecter leurs droits. Concrètement, il s’agit, comme l’explique Andrzej Lepper, d’inverser le rapport de force en faveur de l’agriculteur afin de pousser les banquiers à la négociation :

« Nous allons mettre en place des « sections anti-saisies ». Ces sections interviendront dans le cas où une procédure de saisine illégitime aurait lieu dans l’exploitation d’un agriculteur endetté. Au début, on négociera avec le directeur de la banque et avec l’huissier afin, si cela est possible, de trouver une solution qui satisfasse toutes les parties. Dans les cas où la saisine illégitime serait mise en œuvre malgré tout, nous avons l’intention de dresser une liste de tous les fonctionnaires qui causent du tort aux agriculteurs et de toutes les personnes à l’origine de leur faillite. Ensuite nous publierons cette liste de noms dans notre journal Gazeta Rzeczypospolitej. »

Cité in « Broń się sam », Zielony Sztandar, 26/01/1992, p.3.

Si, à ce stade de la vie de l’organisation, il est délicat d’estimer l’effectivité et l’efficacité de ce mode d’action, aux ambitions alors somme toute assez modestes2, il ne fait guère de doute qu’il participe également d’une entreprise de développement des structures locales du syndicat.

La composante la plus visible de l’activisme du ZZR Samoobrona dans les premières semaines suivant son enregistrement réside dans les tentatives répétées de sa direction

1 Neveu Erik, « Répertoire d’action des mobilisations », in Cohen Antonin, Lacroix Bernard & Riutort Philippe (dir.), op.cit., p.503.

2 D’autant plus qu’il semble que le journal Gazeta Rzeczypospolitej évoqué par Lepper n’a dans les faits jamais vu le jour. Quant à Rolnik Rzeczypospolitej, la première publication du syndicat, son tirage reste confidentiel et limité à la région de Koszalin.

d’attirer l’attention des pouvoirs publics sur le problème du surendettement et de se faire reconnaître comme un interlocuteur à part entière dans leur traitement du dossier agricole, comme l’égal des autres syndicats – statut que la loi est censée lui garantir. Pour ce faire, les dirigeants multiplient dans un premier temps les courriers et lettres aux plus hautes autorités de l’État : Premier ministre, Président, Maréchal de la Diète ou encore ministre de l’Agriculture. Le 20 janvier, une première lettre est ainsi adressée au Premier ministre Jan Olszewski afin de l’interpeller sur la situation de l’agriculture polonaise, dépeinte par la direction du ZZR Samoobrona comme dramatique, et lui demander d’infléchir la politique gouvernementale dans ce secteur :

Varsovie, le 20 janvier 1992. Cher Monsieur le Premier ministre,

la situation de l’agriculture polonaise et de ses travailleurs est de plus en plus dramatique de jour en jour, d’heure en heure. En l’absence d’un cadre juridique clair, les nombreuses failles légales conduisent les campagnes polonaises à leur perte et rien ne permet de présager de la moindre amélioration. […] La création de notre syndicat, comme le laisse entendre son nom, est une forme spécifique d’autodéfense de l’agriculture face à la menace d’anéantissement qui pèse sur elle du fait des manquements et des erreurs intentionnelles du gouvernement, des centrales syndicales et, dans une moindre mesure, des décideurs locaux. […] Dans cette situation, nous sommes contraints d’exiger que les autorités centrales et régionales considèrent les campagnes polonaises comme une composante à part entière des problèmes polonais actuels. Nous espérons une déclaration écrite de votre part sur les questions de la situation et des perspectives des campagnes polonaises.

Avec nos sentiments les plus respectueux,

Pour le Prezydium du Conseil National du ZZR Samoobrona Andrzej Lepper

Traduit par nos soins. Sources : « Pan Premier Rządu PR Jan Olszewski », 20/01/1992, reproduit in Rolnik Rzeczypospolitej, 1992.

Quelques jours plus tard, c’est au tour du Président de la République Lech Wałęsa d’être interpellé vigoureusement :

Varsovie, le 25 janvier 1992. Cher Monsieur le Président de la République,

Conscients de la quantité et de l’importance des taches que vous avez à traiter, nous vous demandons de faire preuve d’une compréhension particulière à l’égard de la situation dramatique de l’agriculture polonaise, qui est source de tragédies personnelles. […] Voulant éviter le risque d’une vague d’actions

de protestation incontrôlées, le Prezydium du ZZR Samoobrona vous réitère1 sa demande de rendez-vous. [Au cours de ce rendez-vous] nous désirerions vous exposer la situation et réfléchir avec vous sur ce qui a provoqué l’effondrement de l’agriculture et sur les solutions permettant de mettre fin à la tragédie et d’éviter des protestations incontrôlées. […] Nous vous prions de prendre au sérieux le ZZR Samoobrona, et à travers lui toute l’agriculture polonaise, en fixant sans plus attendre ce rendez-vous. Respectueusement,

Le président du ZZR Samoobrona : Andrzej Lepper

Traduit par nos soins. Sources : « Pan Lech Wałęsa Prezydent RP », 25/01/1992, reproduit in Rolnik Rzeczypospolitej, 1992.

Alternant formules de politesse, ton menaçant et dénonciation des organisations paysannes existantes, qui participent pourtant à la majorité gouvernementale, ces courriers-manifestes, en rupture avec les canons des adresses officielles, ne rencontrent pas l’écho escompté. Ils restent dans leur quasi-totalité lettre morte et ne sont l’objet d’aucune publication dans la presse nationale.

Face à l’échec de cet « activisme de la plume », le Prezydium du ZZR Samoobrona s’engage à la fin du mois de février 1992 dans une stratégie de juridiciarisation du problème du surendettement2. Le 26 février, Andrzej Lepper, Paweł Skórski et Marek Lech, déposent en effet, comme le statut officiel de Syndicat d’agriculteurs individuels du ZZR Samoobrona les y autorise, une requête auprès du Tribunal Constitutionnel, afin notamment de faire invalider la possibilité légale qu’ont les banques de réévaluer unilatéralement les taux d’intérêts d’un crédit en cours3. Plus que de viser à un règlement juridique de cette question – qui ne saurait aboutir qu’à

1 Le 16 janvier, une première demande de rendez-vous avait été refusée par le Cabinet du président au motif que « du fait de la quantité des taches qu’il a à traiter à la tête de l’État, le Président ne sera pas en mesure de recevoir des représentants syndicaux dans l’immédiat » : Cité in « Pan Andrzej Lepper » (Courrier à Andrzej Lepper), 16/01/1992, reproduit in Rolnik Rzeczypospolitej, 1992.

2 Comme le note Eric Agrikoliansky : « Le droit, technologie propre aux États modernes, constitue une voie privilégiée d’accès à l’État et d’expression de revendications normatives », in Agrikoliansky Eric, La ligue française des droits de l’homme et du citoyen depuis 1945 : Sociologie d’un engagement civique, Paris, L’Harmattan, 2002, p.277. Sur le recours au droit comme ressource pour les groupes d’intérêts, on se référera au dossier consacré à cette question dans Sociétés Contemporaines : « Groupes d’intérêt et recours au droit », Sociétés Contemporaines, n°52, 2003, p.5-104. Voir également : Israël Liora, « Usages militants du droit dans l'arène judiciaire : le cause lawyering », Droit et société, 2001, vol.3, n°49, p.793-824 et plus récemment Israël Liora, L’arme du Droit, Paris, Presses de la FNSP, 2009.

3 « Wniosek do Trybunału Konstytucyjnego w Warszawie » (Requête au Tribunal Constitutionnel de Varsovie), 26/02/92, reproduit in Rolnik Rzeczypospolitej, 1992.

l’issue d’une procédure longue et coûteuse en ressources dont le syndicat est largement dépourvu1 – le dépôt de cette requête nous semble surtout devoir être compris comme participant, à la manière des lettres ouvertes, d’une tentative d’interpellation des pouvoirs publics sur le problème du surendettement autour duquel le syndicat s’est constitué.

En dépit de l’activisme multiforme de ses militants au début de l’année 1992, le ZZR Samoobrona ne parvient alors ni à republiciser l’enjeu du surendettement agricole dont il se veut le porte-parole, ni à pallier son manque de notoriété et son isolement politique. Ainsi, seul le ministre de l’Agriculture accepte de recevoir une délégation du nouveau syndicat à la fin du mois de janvier. L’entrevue tourne à la passe d’arme : accusé par Andrzej Lepper de ne pas avoir conscience de la réalité de la situation de l’agriculture polonaise, Gabriel Janowski riposte en dénonçant vertement la démagogie du nouveau syndicat2. Quant aux autres responsables politiques polonais – Président, Premier ministre, chefs de partis – ils ignorent superbement le ZZR Samoobrona. Bien qu’invités, aucun d’entre eux n’assiste au premier Congrès du syndicat qui se tient dans la « Hala Gwardii » de Varsovie dans les premiers jours d’avril 19923.