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Le surendettement agricole comme problème public

C) Genèse d’une controverse publique sur le problème

Dans son ouvrage désormais classique La culture des problèmes publics Gusfield remarque que « le statut d’un phénomène problématique est lui-même souvent un sujet de conflit : les parties intéressées luttent pour imposer ou empêcher la définition du sujet comme devant engager une action publique »2. De même, alors que les responsables du RL-PL s’attachent à promouvoir dans différentes arènes leur définition de la réalité du problème du surendettement agricole, ils doivent faire face à l’émergence progressive de définitions alternatives portées par des groupements concurrents, plus ou moins institutionnalisés, qui visent soit à dénier le caractère public de ce problème soit à contester leur prétention à en revendiquer la propriété3.

Les membres du gouvernement et les agents de l’État potentiellement concernés cherchent dans un premier temps à éviter d’être impliqués dans les processus de création et de résolution du problème du surendettement agricole. D’un côté, ils s’attachent, lorsqu’ils sont sommés de prendre position à ce sujet, à minimiser la

1 Sur la manifestation comme espace de médiatisation d’une cause : Champagne Patrick, « La manifestation. La production de l'événement politique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°52-53, 1984, p.19-41.

2 Gusfield Joseph, La culture des problèmes publics. L’alcool au volant : la production d’un ordre symbolique, Paris, Economica, 2009 (1981), p.11.

3 Suivant les définitions de Gusfield, nous entendons ici par propriété d’un problème public « la capacité à créer ou à orienter la définition publique d’un problème », et par dénégation le fait pour certains groupes de « [chercher] délibérément à résister aux tentatives de leur faire endosser le problème comme étant le leur » : Ibid, p.11 et p.13.

réalité du phénomène, à le redéfinir comme marginal, voire inconsistant. Ainsi, à l’issue d’une rencontre avec les agriculteurs endettés de Zamość le 10 octobre, le ministre de l’Agriculture Adam Tański refuse de considérer le surendettement comme un problème national. Estimant que « Les difficultés que les agriculteurs de Zamość ont connues sont spécifiques et accidentelles », il n’envisage nullement la généralisation de l’aide « exceptionnelle » qu’ils ont reçue au niveau national et estime que « ceux qui manifestent devant le Parlement à Varsovie doivent comprendre que leur action est vaine »1. De même, Andrzej Topiński, le président de la Banque Nationale de Pologne, déclare quelques jours plus tard devant les sénateurs que « L’endettement global des agriculteurs individuels reste limité » avant d’ajouter que « Leur situation est incomparablement meilleure que celle de la plupart des entreprises ou des fermes d’État»2. De l’autre côté, restant fidèles à la ligne d’action libérale portée par les gouvernements successifs, les représentants des pouvoirs publics dénoncent comme irréaliste toute idée d’intervention de l’État en la matière. Les appels au soutien des pouvoirs publics à la mise en place de crédits agricoles aidés ou au plafonnement des taux d’intérêts sont ainsi illégitimés, respectivement pour leur coût jugé déraisonnable et pour leur illégalité3. Les représentants du gouvernement ou de l’administration n’ont cependant pas l’apanage de ce mode de déconstruction du problème du surendettement et d’illégitimation de sa prise en charge publique. En effet, celui-ci est également véhiculé par des acteurs non-étatiques, plus ou moins directement concernés par la question, comme certains directeurs des banques4 ou encore nombre de commentateurs de la vie politique polonaise. Le journaliste Jan Bazyl Lipszyc fournit une version paradigmatique du discours de ces derniers lorsqu’il écrit dans Gazeta Wyborcza :

« On dirait que les agriculteurs ont contracté des crédits en croyant que la situation économique leur serait toujours favorable. Ils se sont trompés […]. Maintenant, ils veulent que le budget de l’État paye pour leur erreur. Ils veulent aussi que les banques oublient un instant qu’elle sont des banques, pour se transformer en organisations caritatives. […] Mais la réalité est là, l’État manque d’argent et […] le

1 « Rolnik z bankiem się ułoży », Gazeta Wyborcza, 11/10/1991, p.2.

2 « Nie ścigać rolników », Gazeta Wyborcza, 14/10/1991, p.2

3 « Rolnicy bez tanich kredytów », Gazeta Wyborcza 18/10/1991, p.5.

4 On peut ainsi lire dans Gazeta Wyborcza du 16 octobre : « Les banquiers restent partagés dans leur appréciation des conditions financières actuelles des exploitations agricoles. En général, les directeurs de banques estiment néanmoins que seule une infime proportion des agriculteurs éprouve réellement des difficultés pour rembourser leurs crédits, le problème étant qu’il s’agit de la minorité la plus bruyante et la plus visible » : « Czy Rolnicy maja pieniadze ? », Gazeta Wyborcza, 16/10/1991, p.15

surendettement est un problème privé qui doit se régler entre les banques et leurs débiteurs. Le ministre de l’Agriculture n’a aucun moyen de changer cela, son pouvoir sur les banques est nul ».

Extrait de Lipszyc Jan Bazyl, « Nie ścigać rolników », Gazeta Wyborcza, 14/10/1991, p.2.

Ces entreprises de dénégation du caractère public de la question du surendettement agricole font néanmoins face à une opposition vigoureuse d’un nombre croissant d’acteurs. Le RL-PL perd en effet progressivement le monopole qu’il avait cherché à s’attribuer dans la formulation du problème, et de ses solutions, à mesure que de nouveaux groupes l’investissent, aussi bien dans l’arène institutionnelle que dans celle des mobilisations protestataires. Au sein du Parlement, des groupes de députés extérieurs, voire concurrents, à Solidarité Rurale se saisissent ainsi de l’enjeu du surendettement agricole dans le cadre des débats de fin de législature, notamment ceux portant sur la modification du droit bancaire et sur la politique agricole. C’est le cas d’élus qui, indépendamment de leur groupe d’appartenance, sont intéressés à la problématisation de cet enjeu car ils le considèrent comme important dans la circonscription dont ils proviennent, ou dans laquelle ils candidatent. Henryk Wujec (UD), député de Zamość et membre de la commission de l’Economie, du budget et des finances, prend par exemple à plusieurs reprises ouvertement position pour la création par l’État d’un fonds spécial consacré au désendettement des agriculteurs. Mais c’est bien sûr aussi le cas des élus du PSL qui s’attachent, par leur activisme parlementaire à la veille des élections, à étoffer et à légitimer l’offre de représentation de leur formation. Fort de l’importance numérique de son Club parlementaire et de sa position de force au sein de la commission de l’Agriculture1, le PSL exerce un rôle prééminent dans la mise à l’ « agenda » du Parlement des problèmes agricoles et dans la formulation de proposition de loi visant à les résoudre. Il s’approprie ainsi progressivement la question de l’endettement agricole en l’intégrant – aux côtés de celles de la garantie des prix minimums, du montant des taxes agricoles ou encore de la protection sociale des agriculteurs – à un « paquet » de propositions lois de soutien aux revenus agricoles dont il revendique l’initiative et qui est soumis au vote de la

1 Comptant 69 députés à la fin de la législature, le Club parlementaire PSL est le troisième plus important de la Diète. Avec 20 députés sur 62, il est le mieux représenté à la Commission de l’Agriculture devant l’OKP (17 députés) et le club parlementaire du SLD (14 députés). C’est d’ailleurs l’un de ses membres, Jacek Soska, qui préside cette commission. Sources : archives de la Diète consultables sur http://www.sejm.gov.pl/archiwum/arch2.html.

Diète lors des dernières sessions de la législature1. De même qu’au Parlement les élus de Solidarité Rurale peinent à faire reconnaître leur leadership sur le processus de mise en politique du problème du surendettement, la capacité du NSZZRI « S » à contrôler la dynamique et l’identité publique du mouvement de protestation qu’il a initié s’effrite progressivement au cours du mois d’octobre. Une partie des manifestants réunis devant le bâtiment du Parlement conteste en effet de plus en plus vivement la prétention de la direction du syndicat à s’exprimer en leur nom et s’émancipe au sein du Comité de protestation. Le « Comité National d’Autodéfense Agricole » (KKSR : Krajowy Komitet Samoobrony Rolnictwa) qu’ils créent alors est porteur d’un mode de définition du problème du surendettement et du sens de la manifestation alternatif à celui du syndicat. Ses membres sont en effet à l’origine de l’organisation d’actions considérées comme radicales au sein du campement et adoptent une posture intransigeante lors des négociations auxquelles ils sont conviés à participer à partir de la fin octobre, exigeant par exemple la pénalisation des saisies bancaires. Nous aurons l’occasion d’y revenir plus tard dans nos développements. On assiste ainsi, dans le contexte pré-électoral du mois d’octobre 1991, à l’émergence d’une controverse publique sur la définition du surendettement agricole et de ses modes de résolution opposant les différents acteurs engagés, volontairement ou non, dans le processus de problématisation de ce phénomène. Certains groupes, dont les représentants des pouvoirs publics, refusent de reconnaître la réalité du problème et a fortiori de l’endosser comme étant le leur. D’autres, à l’inverse, s’attachent à en légitimer la prise en charge par l’État mais divergent dans leur définition des modalités concrètes de celle-ci : par la mise en œuvre d’un plan spécifique de

1 Prenant le contre-pied de la politique agricole menée par le gouvernement, qui y est d’ailleurs hostile, la mise à l’agenda parlementaire de ce « paquet » de propositions lois de soutien aux revenus agricoles doit selon nous se comprendre comme participant, au moins en partie, des stratégies de publicisation de l’offre politique et de démarcation à l’égard du gouvernement en place développées par le PSL dans le cadre de la campagne. En effet, bien que certains soient votés avec le soutien des groupes parlementaires de « gauche », qui sont encore majoritaires à la Diète, les textes fixant le principe de prix minimums pour le lait et les céréales, instaurant des crédits agricoles préférentiels ou encore augmentant les prestations sociales accordées aux agriculteurs n’ont dans les faits aucune chance d’être promulgués avant la fin de la législature, d’autant moins que le gouvernement et la majorité au Sénat y sont hostiles. Concernant les textes sur la garantie des prix agricoles et la réforme de la sécurité sociale agricole : « Sejm zaleca ceny minimalne », Gazeta Wyborcza, 04/10/91, p.1 ; « Sejm dołożył rolnikom », Gazeta Wyborcza, 12/10/1991, p.3. Sur les projets de lois prévoyant l’instauration d’aides aux agriculteurs endettés et de crédits agricoles préférentiels qui n’auront eux pas le temps d’être soumis au vote des députés :

http://orka.sejm.gov.pl/procX.nsf/0/5C3E179AEDE37515C12574640020C3E1?OpenDocument et http://orka.sejm.gov.pl/procX.nsf/0/3D7B8EBEF4A29B64C12574640020C3DC?OpenDocument.

désendettement d’urgence de l’agriculture pour le PR-RL, par son articulation à un programme général de soutien aux revenus agricoles pour le PSL-SP, par la création d’un fonds d’aide aux agriculteurs endettés pour certains députés extérieurs au mouvement paysan, ou encore par l’interdiction des saisies, le gel des taux d’intérêts et la garantie des emprunts agricoles par l’État pour les manifestants du KKSR. Au cours du mois d’octobre, ces différents acteurs favorables à une résolution publique du problème du surendettement agricole peinent à unifier leurs positions. Alors que la campagne électorale bat son plein, ils se déchirent même sur fond de lutte pour la propriété du problème. Ainsi, dénonçant les tentatives de récupération du mouvement de protestation par les directions du PSL et de son partenaire le KZRKiOR, les représentants du NSZZRI « S » refusent alors de participer à des négociations à leurs côtés1.