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Historiciser l’étude du mouvement Samoobrona implique de se pencher sur la question des transformations socio-politiques à l’œuvre dans la période dite « post-communiste », sur les modalités de définition du nouveau régime « démocratique » et notamment de la compétition politique désormais formellement « libre » pour la représentation des intérêts sociaux et les postes de pouvoir politique. Les réponses fournies par la littérature consolidologique ne nous paraissent guère satisfaisantes en ce qu’elles témoignent d’une lecture linéaire, finaliste et par trop normative du changement de régime (1). Il convient selon nous de lui substituer une approche en termes de transformation de configuration qui permet de replacer au centre de l’analyse l’incertitude et la conflictualité des processus de codification de la compétition politique et de définition des pratiques légitimes en son sein (2).

1) Les illusions de la « consolidologie ».

La question de la définition des règles de la compétition politique est une préoccupation majeure du courant de recherche « consolidologique » qui, dans la continuité de la « transitologie », se donne pour objectif de saisir les conditions de l’enracinement de la démocratie dans un contexte « post-autoritaire », de son imposition comme « the only game in town » dont aucun acteur ne remet plus en cause la légitimité1. Comme les « transitologues » – il s’agit d’ailleurs bien souvent des mêmes auteurs – les « consolidologues » adoptent une approche comparatiste pour distinguer les étapes qu’ils considèrent typiques de ces processus et estimer le degré d’avancement de leurs cas d’études vers un régime démocratique stabilisé et pérenne. Outre confronter les différentes expériences historiques de « consolidation » en Amérique latine, en Europe du Sud et, à partir des années 1990,

1 Linz Juan J. & Stepan Alfred, « Toward Consolidated Democracies », Journal of Democracy, vol.7, n°2, 1996, p.14-33 ; Pour une synthèse des principales hypothèses du courant de recherche consolidologique : Guilhot Nicolas & Schmitter Philippe, art.cit.

en Europe centrale et orientale1, ils les mettent également en perspective avec les démocraties occidentales érigées, plus ou moins explicitement, en modèle à atteindre. Trois éléments complémentaires sont communément retenus pour évaluer la progression vers la « normalité » démocratique de la compétition politique.

Le premier est l’emprise des partis politiques sur la lutte pour l’obtention des postes de pouvoir qui passe désormais par la conquête des suffrages des électeurs. Il est en effet attendu de ceux-ci, qui, selon l’image de Max Weber, sont perçus comme les enfants naturels du suffrage universel et de la démocratie, qu’ils imposent leur monopole sur la représentation politique des intérêts sociaux, au détriment d’autres acteurs collectifs prétendant y participer dans les premiers moments de la « transition », tels des syndicats, des comités civiques, voire l’armée ou le clergé. L’émergence d’organisations partisanes du type de celles observables dans les démocraties occidentales, la structuration d’un système de parti relativement stable et sa limitation à un nombre réduit d’acteurs sont ainsi perçues comme des indicateurs importants du bon déroulement du processus de « consolidation »2. Le deuxième est l’émergence d’une élite démocratique, d’un groupe de responsables politiques acceptant pleinement les nouveaux principes d’attribution des positions de pouvoir au sein de l’Etat et faisant donc preuve de tolérance à l’égard de leurs concurrents. La différenciation de ce groupe à l’égard du reste de la société, la spécialisation de ses membres dans l’activité politique et l’augmentation tendancielle de leur niveau de compétence constituent pour les « consolidologues » autant de signes de la bonne marche d’un régime « post-autoritaire » vers une démocratie « consolidée »3. Enfin, le

1 Dans cette optique voir par exemple : Linz Juan J. & Stepan Alfred, Problems of Democratic Transition and Consolidation. Southern Europe, South America and Post-Communist Europe, Baltimore, The John Jopkins University Press, 1996.

2 Dans cette optique, voir par exemple : Pridham Geoffrey & Lewis Paul G., « Stabilising Fragile Democracies and Party System Development », in Pridham Geoffrey & Lewis Paul G. (dir.), op.cit., p.1-22 ; Lewis Paul G., « The “Third Wave” of Democracy on Eastern Europe. Comparative Perspectives on Party Roles and Political Development », Party Politics, vol. 7, n°5, 2001, p.543-565 ; ou encore : Ekiert Grzegorz, « L'instabilité du système partisan. Le maillon faible de la consolidation démocratique en Pologne », Pouvoirs, vol.3, n°118, 2006 p.37-57.

3 Sur le lien entre « consolidation » et élites : Higley John & Pakulski Jan, « Jeux de pouvoir des élites et consolidation de la démocratie en Europe centrale et orientale », Revue française de science politique, vol.50, n°4-5, 2000, p.657-678 ; Burton Michael, Gunther Richard & Higley John, « Introduction : elite transformation and democratic regime », in Gunther Richard & Higley John (dir.), Elites and Democratic Consolidation in Latin America and Southern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; ou encore Bozóki András, « Theoretical Interpretations of Elite Change in East Central Europe », Comparative Sociology, vol.2, n°1, 2003, p.215-247 ; Pour une synthèse critique des travaux polonais sur les élites dans le post-communisme, on pourra se référer à : Heurtaux Jérôme,

troisième, est l’assimilation par les citoyens, par la « société civile », d’ « attributs démocratiques, tels que la tolérance, la modération, la recherche du compromis et le respect des autres points de vue »1. Cette « pacification » des pratiques citoyennes prendrait notamment la forme d’un effacement progressif des mobilisations protestataires, auxquelles sont néanmoins reconnues un rôle important pour le déclenchement du processus de transition démocratique, au profit de formes plus institutionnelles et « plus démocratiques » d’expression des intérêts, tels que le vote ou l’engagement dans un parti politique2.

La manière dont le processus de codification des règles de la compétition politique est abordé par le courant de recherche « consolidologique » ne permet pas de rompre avec une approche exceptionnaliste du mouvement Samoobrona. En effet, que ce soit par son dédoublement organisationnel (à la fois parti et syndicat agricole), par les caractéristiques de ses représentants (nombre de ses dirigeants et de ses élus en 2001 sont des exploitants agricoles), par son offre politique fondée sur une remise en cause des modalités du changement de régime ou encore par sa participation à l’organisation d’actions de protestation illégales, notamment dans le cadre des manifestations paysannes des années 1990, l’émergence de ce groupement dans les jeux politiques polonais contrarie les attentes des consolidologues. Incapables de saisir son relatif succès autrement qu’en termes d’anomalie, ces auteurs s’empressent dès lors de reléguer le mouvement Samoobrona dans le registre des pathologies du post-communisme en l’érigeant, souvent sous le label de « populisme », en indicateur parmi d’autres des difficultés du processus de consolidation de la jeune démocratie polonaise.

2) Le régime démocratique polonais comme configuration en redéfinition.

« Sciences sociales et postcommunisme. La sociologie polonaise des élites politiques (1990-2000) », Revue d'études comparatives Est-Ouest, vol.31, n°2, 2000, p.49-100.

1 Diamond Larry Jay, « Toward Democratic Consolidation », Journal of Democracy, vol.5, n°3, 1994, p.8.

2 Pour une lecture critique de ces approches voyant dans les mobilisations collectives des acteurs illégitimes de la démocratie post-autoritaire et postulant une différence de nature irréductible entre mouvements sociaux et partis politiques : Combes Hélène, De la politique contestataire à la fabrique partisane. Le cas du Parti de la révolution démocratique au Mexique (PRD), thèse pour le doctorat de science politique, Université Paris III, 2004, p.24-27.

Resituer l’étude du mouvement Samoobrona dans l’espace « normal » du politique implique donc de changer de regard sur les processus de codification des règles de la compétition politique dans la Pologne dite « post-communiste ». En rupture avec les lectures linéaires, finalistes et normatives qu’en véhiculent les courants de recherche transitologique et consolidologique1, il paraît salutaire, suivant en cela Jacques Lagroye, Bastien François et Frédéric Sawicki, d’appréhender le changement de régime comme une transformation de configuration, c’est-à-dire comme un processus, à l’issue incertaine et potentiellement réversible, de redéfinition d’un « ensemble d’institutions, de rôles, de règles, de savoirs et savoir-faire »2. Ce processus de transformation et de codification des règles et des routines du jeu politique met aux prises une multitude d’acteurs individuels ou collectifs hétérogènes, dont aucun ne peut prétendre le contrôler pleinement3.

Ainsi, plus qu’une simple ouverture de la compétition politique à des acteurs qui en étaient jusqu’ici exclus, le changement de régime en Pologne, comme dans les autres anciennes Républiques Populaires, doit se comprendre comme un processus erratique et non-linéaire de définition et d’objectivation de nouvelles modalités légitimes de mise en scène des intérêts sociaux et de leur représentation politique. Le délitement progressif des rapports politiques construits avant 1989 et s’appuyant sur une lecture marxiste-léniniste de la société en termes de classes antagoniques ouvre en effet, pour reprendre la formulation de Magdaléna Hadjiisky, une période d’ « incertitude quant aux règles du jeu de la compétition politique, aux références qui seront considérées

1 Sur les tendances finalistes des schèmes de pensée transitologiques, on pourra par exemple se référer à : Michel Patrick, « De la nature de la transition. Remarques épistémologiques », Cahiers internationaux de sociologie, n°96, 1994, p.213-223.

2 Lagroye Jacques, François Bastien & Sawicki Frédéric, Sociologie politique, Paris, Presses de la FNSP/Dalloz, 2006, p.170.

3 Dans ce sens, il convient de rompre avec une vision essentiellement institutionnelle et linéaire des changements de régime pour les appréhender comme une transformation de configuration, impliquant une redéfinition des institutions mais aussi des rôles, des règles, des savoirs, des savoir-faire ou encore des modèles de légitimité politique. Les responsables politiques ne sont pas les seuls à intervenir sur ces processus de redéfinition. Des « experts » (on peut penser ici à l’influence de Jeffrey Sachs sur la mise en œuvre de la politique économique de « thérapie de choc » en Pologne), des haut-fonctionnaires ou encore des juges peuvent également y prendre part. Sur les régimes politiques en tant que configurations : Lagroye Jacques, François Bastien & Sawicki Frédéric, op.cit., p.169-174. Plusieurs travaux sur le passage de la IVe République à la Ve République en France donnent à voir la richesse explicative de la rupture avec une approche purement constitutionnelle des changements de régime. Voir notamment : François Bastien, Naissance d'une Constitution. La Ve République (1958-1962), Paris, Presses de la FNSP, 1996 ; Dulong Delphine, Moderniser la politique. Aux origines de la Ve République, Paris, L'Harmattan, 1997 ; et Gaïti Brigitte, De Gaulle, prophète de la Ve République, Paris, Presses de la FNSP, 1998.

comme légitimes, aux discours qui seront sanctionnés par les électeurs »1 et, pourrait-on ajouter, aux principes de cpourrait-onstructipourrait-on de l’espace social qui s’imposerpourrait-ont comme dominants2. Le passage de la République populaire de Pologne « autoritaire » à la IIIe République « démocratique », loin d’être réductible à un seul événement « déclencheur » – la signature des accords de la Table ronde en avril 1989 par exemple – apparaît ainsi comme le produit d’un processus s’étendant sur plusieurs années, dont l’enjeu est de « délimiter, sinon de constituer le champ politique et l’ensemble des activités qui sont réputées en faire partie »3, et notamment de définir de nouveaux principes légitimes d’accès et d’occupation des postes de pouvoir politique.

Dans cette optique, la légitimité ou l’illégitimité d’un acteur, collectif ou individuel, dans la compétition politique, loin d’être une essence, apparaît comme le produit des interactions concurrentielles entre les différents acteurs engagés dans la lutte pour la définition des principes légitimes de représentation du monde social et la reconnaissance de leur représentativité dans la nouvelle configuration. En d’autres termes, par leurs activités même, notamment par leur travail de mise en forme et de légitimation d’une offre de représentation en concurrence, les différents acteurs engagés dans la lutte pour la représentation des intérêts sociaux et l’obtention de postes de pouvoirs politiques participent à la construction d’une ligne de partage entre le légitime et l’illégitime, entre « le normal et le pathologique, l’acceptable ou l’inacceptable en démocratie »4. Cette ligne de partage peut être progressivement explicitée par le biais de règles juridiques, par exemple des lois électorales qui précisent les conditions d’accès à la lutte pour les postes de pouvoir politique et les pratiques légales dans le cadre d’une campagne électorale. Elle peut également prendre la forme « règles normatives », c’est-à-dire de croyances plus ou moins partagées sur ce qu’il est légitime ou non de faire dans le cadre d’activités politiques5.

1 Hadjiisky Magdalena, « La démocratie par le marché. Le cas des pays tchèques (1989-1996) », Politix, vol.12, n°47, 1999, p.68.

2 Bourdieu Pierre, « Espace social et genèses de “classes” », Actes de la Recherche en sciences sociales, n°52/53, juin 2004, p.3-12.

3 Aït-Aoudia Myriam & Heurtaux Jérôme (dir), « Partis politiques et changement de régime », Critique internationale, n°30, 2006, p.126.

4 Collovald Annie & Gaïti Brigitte, « Questions sur la radicalisation politique », in Collovald Annie & Gaïti Brigitte (dir.), op.cit., p.23.

5 Pour Frédéric Bailey « les règles normatives ne prescrivent aucun type particulier d’action, mais délimite plutôt, de façon assez large, le champ des actions possibles. […] [elles] sont des lignes très

Ainsi, la valorisation ou la dépréciation de certaines ressources, de certaines pratiques, de certains discours, ou encore de certains types d’organisations dans la compétition politique, loin de répondre à des logiques ahistoriques et identiques dans tous les régimes démocratiques, dépend essentiellement de l’état des rapports de force à un moment donné dans un espace d’interactions donné. Si un acteur, comme le mouvement Samoobrona en Pologne, en vient à être perçu comme illégitime par la plupart des acteurs participant à la définition de la configuration, c’est que ses activités, son offre de représentation ou encore les caractéristiques de ses représentants ont été considérées comme des « infractions » aux règles juridiques ou « normatives » alors dominantes. Encore convient-il de noter que l’illégitimité d’un acteur n’est pas une donnée définitive et irréversible. Elle peut en effet être réévaluée sous l’impulsion soit d’une modification de la configuration, qui rend des pratiques ou des ressources auparavant perçues comme inacceptables acceptables, soit d’une inflexion des activités de l’acteur en question dans le sens d’une conformation aux règles alors dominantes de la compétition politique.

Situer l’étude de la trajectoire du mouvement Samoobrona dans le cadre de ce processus, incertain et conflictuel, de définition des règles de la compétition politique dite « post-communiste » est indispensable à sa bonne compréhension. Nous montrerons en effet que l’état de la configuration et ses transformations progressives influent grandement sur la forme et sur la trajectoire du mouvement Samoobrona, de son émergence inattendue à sa marginalisation actuelle, en passant par son accès à des positions de pouvoir parlementaires et gouvernementales.