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Le surendettement agricole comme problème public

B) Mobilisations électorales et appropriations du problème

Le 4 octobre, soit deux jours après la fin de l’action de Zamość, le Conseil National du NSZZRI « S » adopte une résolution appelant les responsables locaux du syndicat à se mobiliser au niveau national sur la question du surendettement agricole. Un comité de protestation est créé à cette occasion et est placé sous la responsabilité de

1 « Rolnicy przerwali głodówkę », Gazeta Wyborcza, 03/10/1991, p.3.

2 Blumer Herbert, « Les problèmes sociaux comme comportement collectif », Politix, vol.17, n°67, 2004, p.195.

Zbigniew Obrocki, le dirigeant du syndicat dans la voïvodie de Koszalin. Les objectifs affichés sont d’obtenir du gouvernement la généralisation des procédures de conciliation promises aux agriculteurs de la région de Zamość, la mise en œuvre rapide d’un programme national de désendettement des agriculteurs et le financement de crédits agricoles à taux préférentiels1. Ce comité de protestation a une influence décisive sur l’organisation de l’action de protestation qui débute devant le bâtiment du Parlement dès le lendemain du Conseil National du syndicat. C’est en effet également Zbigniew Obrocki qui prend la tête du « Comité National Autonome de Protestation des Agriculteurs Endettés » (OAKPRZ) au sein duquel les premiers manifestants se réunissent. De même, ceux-ci bénéficient d’un soutien matériel actif du NSZZRI « S ». Le syndicat met notamment à leur disposition un local à son siège ainsi que plusieurs voitures de fonction, autour desquelles se structure le premier piquet de grève2. La prise en charge de la question du surendettement agricole au niveau national par le NSZZRI « S », alors que celle-ci était jusqu’ici restée marginale dans la hiérarchie de ses revendications, doit selon nous se comprendre comme participant de l’entreprise de formalisation d’une offre électorale originale mise en œuvre par le syndicat dans la perspective des élections législatives du 27 octobre 1991. Il est en effet, avec le PSL-Solidarność, la principale composante de la coalition électorale « Ruch Ludowy-Porozumienie Ludowe » (RL-PL) qui s’engage alors dans la lutte pour les postes de parlementaires. Pour annexe que cette thématique puisse sembler dans le cadre de la campagne électorale, sa promotion constitue pour les responsables du RL-PL un élément de particularisation et d’affirmation de leur identité leur permettant de tenter de se démarquer dans la compétition pour la construction et la mobilisation électorale de la « paysannerie »3.

En dépit des vifs antagonismes qui opposent leurs dirigeants sur la question de leur passé du temps de la République Populaire, les deux coalitions revendiquant explicitement leur identité paysanne, le RL-PL et son principal concurrent le PSL-SP

1 « Dziesięciu rolników koczuje na Wiejskiej », Gazeta Wyborcza, 07/10/1991, p.2.

2 Les journalistes ne sont d’ailleurs pas dupes du rôle joué par le NSZZRI « S » dans l’organisation de l’action de protestation : Cf. « Rolnicy protest w Mercedesie », Gazeta Wyborcza, 08/10/1991, p.2.

3 Sur les mécanismes de production et de mobilisation d’enjeux, parfois inédits, dans le cadre d’une campagne électorale et sur leurs effets dans la différenciation des offres politiques : Gaxie Daniel & Lehingue Patrick, Enjeux municipaux : la constitution des enjeux politiques dans une élection municipale, Paris, PUF, 1984, notamment p.153-169 ; voir également : « Enjeux électoraux, enjeux municipaux - Entretien avec Daniel Gaxie », Politix, vol.2, n°5, 1989, p.17-24.

déploient au cours de l’été 1991 des offres de politisation et de définition de la question agricole, des causes de la crise économique touchant les agriculteurs et des réponses à lui apporter largement similaires. Insistant pareillement sur la nécessité d’une rupture avec la politique économique libérale mise en œuvre depuis 1989, leurs documents de campagne appellent ainsi, dans des termes quasiment identiques, à la mise en place par l’État d’aides à l’investissement pour les agriculteurs et à une régulation accrue du marché agricole, par l’instauration d’un contrôle des prix et de barrières à l’importation1. Dès lors, l’appropriation, la construction et la promotion au début du mois d’octobre d’un problème « surendettement agricole » jusqu’ici largement inédit offre la possibilité aux dirigeants du RL-PL de se distinguer de leurs rivaux du PSL-SP et de tenter de prendre l’avantage sur eux à la veille d’un scrutin à l’issue extrêmement incertaine.

Par ailleurs, la valorisation de la thématique du surendettement agricole présente l’avantage de permettre aux responsables du RL-PL de dénoncer le bilan gouvernemental sans pour autant renier leur appartenance au camp des « réformateurs » de Solidarité, de concilier critique du libéralisme économique et promotion du marché comme moteur de la modernisation de l’agriculture. Le phénomène de surendettement affecte en effet essentiellement des agriculteurs indépendants jouant la carte du marché et ayant contracté des emprunts suite au changement de régime afin de moderniser ou d’agrandir leur exploitation. La mise en avant de la figure de l’agriculteur surendetté permet ainsi de pointer les effets pervers de la thérapie de choc, qui affectent ceux-là même – les exploitants capitalistes productivistes – qui sont censés représenter l’avenir de l’agriculture polonaise, sans pour autant remettre en cause fondamentalement l’orientation des réformes.

Enfin, alors que la question de la « bonne forme » de représentation constitue un enjeu central des élections législatives de 19912, le réinvestissement de l’arène des mouvements protestataires à quelques semaines du scrutin constitue pour le RL-PL un

1 Cf. « PSL wobec najważniejszych problemów kraju », in Słodkowska Inka (dir.), Wybory 1991. Programy partii i ugrupowań politycznych, Varsovie, ISP-PAN, 2001, p.96-100 et « Tezy programu wyborczego Porozumienia Ludowego », in Ibid, p.160-162.

2 Comme le note Jérôme Heurtaux : « Dans un contexte non stabilisé et faiblement codifié des luttes électorales, comme c’est le cas en Pologne, en 1991, celles-ci portent tout autant sur le contenu de “l’offre politique” […] que sur la bonne forme du collectif dont le candidat est le porte-parole », in Heurtaux Jérôme, op.cit., p.376.

espace de remobilisation pratique de la « paysannerie » – particulièrement de sa base militante essentiellement syndicale – mais également de promotion de son offre originale de représentation de ce groupe aux contours flous. En soutenant, voire en initiant, des actions de protestation, comme celle prenant place devant le bâtiment du Parlement, le RL-PL peut en effet valoriser une forme de représentation combinant des répertoires d’action syndicaux et partisans et transgressant, dans l’héritage du mouvement Solidarité, la frontière entre politique institutionnelle et « non-conventionnelle ». Cette offre de représentation le distingue nettement du PSL-SP qui, en dépit de la présence au sein de la coalition d’organisations extra-parlementaires, promeut lui une conception essentiellement partisane et institutionnelle de la représentation des intérêts paysans1.

La définition par le Conseil National du NSZZRI « S » du surendettement agricole comme un élément important de la crise agricole polonaise nécessitant une intervention spécifique et rapide des pouvoirs publics a un impact déterminant sur la « carrière » de cet enjeu. D’une question localisée, publicisée, certes avec un certain succès, par un comité protestataire de taille réduite, le surendettement agricole change en effet brusquement de statut pour devenir un sujet national porté simultanément dans de multiples arènes par l’un des principaux protagonistes du champ de représentation de la paysannerie. Par le biais de ses deux composantes majeures, le PSL-Solidarność et le NSZZRI « S », le RL-PL dispose en effet de moyens d’action variés pour tenter de légitimer sa construction du phénomène du surendettement comme problème public. Comme force parlementaire, il peut s’efforcer d’assurer sa promotion dans les débats et travaux parlementaires. Comme compétiteur aux élections législatives du 27 octobre, il peut la publiciser en l’articulant à son offre

1 Le porte-parole du PSL, Jan Komornicki, résume bien l’attachement de sa formation à une conception « institutionnelle » de représentation des intérêts paysans lorsqu’il déclare aux médias : «Un de nos objectifs est de convaincre les agriculteurs qu’il est beaucoup plus utile pour eux et pour la défense de leurs intérêts d’aller voter lors des élections que de participer à des manifestations dans les rues de nos villes », « PSL liczy elektorat i Długi », Gazeta Wyborcza, 10/09/1991, p.2. Les conceptions différentes de la démocratie représentative portées par les deux coalitions paysannes transparaissent d’ailleurs clairement dans leurs programmes électoraux. Le PSL-SP prône un renforcement des partis politiques : « Nous nous prononçons pour l’adoption rapide d’une nouvelle loi sur les partis politiques. Elle devra fixer le cadre légal et les fondements économiques permettant le développement de gros partis, sans lesquels il ne peut exister de véritable démocratie parlementaire ». Alors que le RL-PL défend une conception plus « dialogique » de la démocratie : « Il faut créer de nouveaux liens [entre le politique et la société] et construire un véritable dialogue social. Pour les questions les plus délicates, il faut recourir au referendum national. Il faut savoir écouter et discuter avec la société » in Słodkowska Inka (dir.), Wybory 1991..., op.cit., respectivement p.97 et p.162.

électorale. Enfin, en tant que syndicat agricole représentatif, le NSZZRI « S » peut, à la fois, porter directement ses revendications auprès du gouvernement dans le cadre de négociations sectorielles et les exprimer dans l’arène des mouvements protestataires en initiant des actions collectives dont la plus emblématique est bien sûr celle se tenant devant le bâtiment du Parlement à partir du 6 octobre. Essentiellement orientée vers la mise en scène médiatique du « drame » des surendettés, comme en témoignent le choix du lieu de la manifestation, la forme prise par celle-ci et le soin accordé par le « Comité National Autonome de Protestation des Agriculteurs Endettés » à l’organisation fréquente de conférences de presse, cette action de protestation spectaculaire permet à la question du surendettement de bénéficier d’une attention journalistique soutenue tout au long du mois d’octobre1.