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Indépendamment du sens qu’ils lui confèrent, les auteurs mobilisant la notion de « populisme » pour appréhender des phénomènes se développant dans les pays d’Europe centrale et orientale dits « post-communistes », particulièrement ceux le faisant à l’égard du mouvement Samoobrona en Pologne, se retrouvent autour de deux présupposés principaux. Premièrement, ils s’entendent pour considérer que les groupements qu’ils qualifient de la sorte puisent l’essentiel de leurs soutiens parmi les groupes populaires. Deuxièmement, ils s’accordent pour fournir une lecture pathologique de leur relatif succès. Dans tous les cas, l’émergence ou la permanence de mouvements classés dans la catégorie « populisme » sont en effet appréhendées comme le symptôme de difficultés des élites politiques démocratiques à légitimer les transformations politiques et économiques à l’œuvre depuis le changement de régime. À l’inverse, la baisse de leur influence constituerait un indicateur encourageant d’une certaine « normalisation », d’une acceptation progressive par les groupes populaires des principes démocratiques et libéraux.

Dans cette optique, au-delà de leurs divergences, les nombreux analystes catégorisant le mouvement Samoobrona comme un « populisme » interprètent son « succès »

temporaire au début des années 2000 comme le signe d’une « poussée de fièvre » anti-démocratique et anti-libérale qui aurait alors touché les groupes populaires polonais, ou du moins une partie d’entre eux1. Ce mode de raisonnement est porteur de biais qui nuisent à sa bonne compréhension.

D’abord car raisonner en termes de pathologie n’a de sens que par rapport à une normalité dont la définition dans le cas des pays d’Europe centrale post-communistes conduit presque inexorablement à naturaliser des préjugés développementalistes et à idéaliser un modèle occidental érigé en maître-étalon du bon fonctionnement politique. Les tendances finalistes du schème de pensée transitologique, faisant de la transition post-autoritaire un processus linéaire dont l’aboutissement ne saurait différer d’une démocratie libérale de type occidental, conduisent ainsi à penser l’existence du mouvement Samoobrona dans le paysage politique comme le signe de l’archaïsme persistant de certaines des couches les plus populaires de la société polonaise. En accordant leur soutien à Andrzej Lepper et à sa formation, celles-ci feraient preuve de leur manque de maturité politique, de leur incapacité à s’adapter à l’économie de marché et de leur nostalgie à l’égard des pratiques autoritaires du régime communiste2. Bien que moins marqués que dans les travaux se plaçant plus ou moins explicitement dans une perspective transitologique, ces présupposés se retrouvent chez les auteurs entendant le populisme comme une survivance de traditions idéologiques pré-démocratiques. Là aussi ce sont les groupes populaires et leur archaïsme supposé qui sont au cœur de l’analyse, le succès du mouvement Samoobrona étant interprété comme l’expression d’une crispation identitaire des catégories les plus défavorisées de la société, notamment la petite paysannerie, autour d’idéologies anti-libérales et réactionnaires. Derrière la qualification du mouvement Samoobrona en tant que populisme c’est donc en fait à une véritable entreprise de stigmatisation des groupes populaires à laquelle se prêtent les auteurs adoptant ce

1 A titre d’exemple : Učeň Peter, « Parties, Populism, and Anti-Establishment Politics in East Central Europe », The SAIS Review of International Affairs, vol.27, n°1, 2007, p.49-62 ; Staszkiewicz Maria, « Populist Discourse in Poland », Populism in Central Europe, Prague, Association for International Affairs, 2007, p.189-199.

2 Pour une appréhension du populisme post-communiste dans cette optique, on peut penser à : Geremek Bronisław, La Rupture, La Pologne du communisme à la démocratie, Paris, Editions du Seuil, 1991, p.24-25 ; Hausner Jerzy, « Populist Threat in Transformation of Socialist Society », Economic and Social Policy, n°29, 1992 ; Bozóki András & Sükösd Miklós, «Civil society and populism in Eastern European democratic transitions», Praxis International, n°13, 1993, p.224-241 ; Ágh Attila, The Politics of Central Europe, London, Sage Publications, 1998.

mode de raisonnement, ces derniers étant pensées comme des masses rétrogrades présentant un danger pour la démocratie en construction et ses élites supposées progressistes et tolérantes. Ne s’appuyant que rarement sur des analyses empiriquement étayées, ce type de raisonnement manichéen est une véritable remise en cause de la compétence des groupes populaires à participer au débat public, et relève certainement plus du registre idéologique que de celui de l’analyse scientifique1.

Au-delà de ces indéniables biais normatifs et élitistes, et des contre-vérités auxquelles ils peuvent conduire, c’est plus fondamentalement l’approche substantialiste du politique qu’induit une telle lecture pathologique du mouvement Samoobrona qui nous paraît problématique pour rendre intelligible ce phénomène. En effet, le classer en tant que populisme implique, quel que soit le contenu que l’on donne à cette notion, de postuler une différence de nature, d’essence avec les phénomènes classés en dehors de cette catégorie2. Selon les auteurs qui adoptent ce point de vue, c’est dans son organisation de type charismatique ou dans la radicalité de sa rhétorique nationaliste ou agrarienne que l’originalité de cette formation, pour ne pas dire cette anormalité, est identifiée. En se focalisant sur l’atypisme du style politique ou du discours idéologique mis en œuvre par ses dirigeants, une telle perspective conduit à naturaliser le positionnement particulier du mouvement Samoobrona dans le paysage politique polonais sans fournir les moyens d’en comprendre l’origine. Ainsi en assimilant un mouvement politique à son leader supposé charismatique, en l’occurrence en faisant des organisations siglées Samoobrona de simples jouets aux mains d’Andrzej Lepper, on tend à nier la réalité collective de ces groupements et à laisser dans l’inanalysé les intérêts divers et les luttes d’influence qui s’y développent ainsi que les investissements variés dont ils sont l’objet3. Cette personnalisation du collectif partisan conduit nécessairement à une lecture substantialiste de la notion de charisme qui en se centrant sur la personne du leader, ses actes et ses indémontrables « qualités extraordinaires », ne permet guère de comprendre la manière dont le charisme est censé opérer concrètement, la manière dont il est supposé assurer

1 Cf. Collovald Annie, « Le rêve d'une démocratie sans peuple », Le Courrier, 24 juin 2005.

2 Pour une critique de la logique classificatoire et la mise en évidence de ses apories analytiques : Dobry Michel, « La thèse immunitaire face au fascisme. Pour une critique de la logique classificatoire », in Dobry Michel (dir.), Le mythe de l’allergie française au fascisme, op.cit., p.17-67 ; Et aussi : Dobry Michel, « Penser=Classer ? », Genèses, n°59, juin 2005, p.151-165.

l’emprise d’un chef sur un groupement et sur certains segments de la société. En effet, plus qu’une essence, le charisme est une relation sociale d’un type particulier se nouant entre des individus et un homme. Il ne saurait dès lors être appréhendé sans tenir compte des configurations particulières du jeu politique qui permettent à cet homme de revendiquer légitimement à un moment donné l’incarnation personnelle d’un mouvement politique1. Considéré dans l’absolu, comme c’est le cas dans les travaux expliquant la capacité de mobilisation du mouvement Samoobrona par la seule personne de Lepper, le charisme devient un concept écran interdisant de s’interroger sur les causes des effets qu’il ne fait que désigner2. De la même manière, naturaliser le statut de porte-parole radical de groupes populaires fragilisés et effrayés par les profondes réformes induites par le changement de régime économique et politique du mouvement Samoobrona conduit à laisser dans l’impensé le travail, pratique comme symbolique, par lequel celui-ci est parvenu à définir et à légitimer un « groupe de représentation »3 lui permettant de se faire reconnaître dans le champ politique comme le représentant d’un segment donné de la société. Sa rhétorique et ses modes d’action « radicaux », dont il était loin d’avoir le monopole au début des années 1990, ne suffisent pas à euxseu ls à expliquer que le mouvement Samoobrona ait pu mobiliser, avec un certain succès à partir de 2001, un nombre suffisant de soutiens dans l’arène électorale pour accéder à des postes de pouvoir politique.

On l’aura compris, une bonne compréhension du mouvement Samoobrona et de son positionnement particulier dans le paysage politique polonais contemporain nécessite selon nous de renoncer aux schèmes de raisonnement en termes de symptôme contenus dans sa qualification a priori en tant que populisme. Faire de cette notion le point de départ de l’étude d’un groupement politique implique un exceptionnalisme méthodologique qui conduit trop souvent l’analyste, en isolant l’acteur collectif étudié

1 Sur l’usage de la notion de charisme dans l’analyse politique on pourra se référer à l’incontournable travail de Ian Kershaw sur le charisme hitlérien : Kershaw Ian, Hitler : Essai sur le charisme en politique, Paris, Gallimard, 1995. Pour une lecture critique des travaux de Kershaw : Dobry Michel, « Charisme et rationnalité : le « phénomène nazi » dans l’histoire », in Lagroye Jacques (dir.), La politisation, Paris, Belin, 2003, p.301-323 ; on pourra également se référer à : François Bastien, « Le président pontife constitutionnel : charisme d’institution et construction juridique du politique », in Lacroix Bernard, Lagroye Jacques (dir.), Le président de la République, Usages et genèses d’une institution, Paris, Presses de la FNSP, 1992, p.303-331 ou encore Pudal Bernard, Prendre Parti : Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, 1989, p.209.

2 Bourdieu Pierre, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p.152.

de l’espace de compétition politique dans lequel il évolue, à confondre les jugements et phantasmes portés par l’étiquette « populisme » avec le contenu du phénomène qu’elle est censée décrire1. La qualification de tel ou tel mouvement en tant que populisme est avant tout le résultat de luttes de classements prenant place dans les champs politique, médiatique et scientifique, et sa reprise intuitive dans l’analyse introduit plus de biais que de réels éclaircissements sur la nature de ce mouvement2. Faire de la qualification du mouvement Samoobrona en tant que populisme un des matériaux de son étude, plutôt que l’outil guidant celle-ci, tel est selon nous le changement de perspective qui s’impose. En d’autres termes, suivant les conseils prodigués par Howard Becker3, il s’agit de substituer au questionnement « pourquoi Samoobrona il populiste ? », celui plus fructueux de « comment Samoobrona est-il devenu populiste ? ». Seule cette démarche permet de rompre avec les préjugés du sens commun et de replacer au cœur de l’analyse, en les contextualisant socialement et historiquement, les activités des acteurs, les luttes de classements se développant au sein du champ politique polonais, ainsi que des pratiques de représentation développées par les membres du mouvement Samoobrona, qui ont conduit ce dernier à être systématiquement affublé de l’étiquette stigmatisante de populisme, à être perçu comme un participant illégitime à la compétition politique dite « post-communiste ».

II- Pour une « normalisation » théorique de l’étude du mouvement Samoobrona.

Au vu des nombreux apories et biais dont la notion de populisme est porteuse, il paraît nécessaire de nous démarquer des approches la mobilisant pour rendre compte de la trajectoire du mouvement Samoobrona. Comprendre les modalités concrètes de son surgissement, de son ascension ainsi que de sa marginalisation dans les jeux politiques polonais « post-communistes » implique en effet de renoncer aux lectures exceptionnalistes qui en sont communément données pour en resituer l’étude dans l’espace « normal » du politique. En d’autres termes, plutôt que de naturaliser le caractère illégitime du mouvement Samoobrona, il s’agit de questionner les raisons

1 Collovald Annie & Gaïti Brigitte, « Introduction », in Collovald Annie & Gaïti Brigitte (dir.), La démocratie aux extrêmes : Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute/SNEDIT, 2006, p.13.

2 Dobry Michel, « Penser = classer ? », art.cit., p.161.

3 Becker Howard, Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en science sociale, La Découverte, Paris, 2002, p.105.

pour lesquelles il en est venu à être perçu de la sorte et les modalités concrètes par lesquelles il est parvenu, un temps, à les dépasser pour faire reconnaître sa représentativité et sa légitimité à occuper des postes de pouvoir parlementaires et gouvernementaux. Ce changement de perspective a des conséquences épistémologiques et méthodologiques importantes.

Tout d’abord, il invite à historiciser l’étude de la trajectoire du mouvement Samoobrona, à la resituer dans le cadre des interactions qui façonnent la compétition politique de la IIIe République polonaise. Si le mouvement Samoobrona en est venu à être perçu comme un acteur illégitime, à être systématiquement affublé de l’étiquette stigmatisante de « populisme » par les autres protagonistes de celle-ci et la grande majorité des commentateurs de la vie politique polonaise, c’est qu’il est considéré avoir transgressé les principes de la « normalité » politique, avoir enfreint les règles des jeux démocratiques. Néanmoins, si des acteurs se réclamant du mouvement Samoobrona sont parvenus à accéder à des postes de pouvoir politique, à faire reconnaître leur légitimité à l’exercice de mandats parlementaires et gouvernementaux, c’est qu’ils ont respecté certaines de ces règles, qu’ils se sont conformés un minimum aux conventions, juridiques ou tacites, régulant l’accès à la compétition électorale et au champ de la politique institutionnelle. Dès lors, saisir l’évolution de la position du mouvement Samoobrona dans le champ politique polonais, comme nous entendons le faire dans le cadre de ce travail, implique de prêter une attention particulière aux processus qui participent à préciser les contours et les règles de la compétition politique polonaise dans les années suivant la « chute » de la République Populaire (A).

Ensuite, de ce changement de perspective découle de prêter une attention particulière aux pratiques concrètes des acteurs engagés dans le mouvement Samoobrona. En rupture avec la lecture réifiante qu’en fournissent les approches en termes de « populisme », il convient d’ouvrir la « boîte noire » du mouvement afin de replacer les acteurs « lui donnant vie » sur le devant de la scène. Loin d’être réductible à son président Andrzej Lepper, le mouvement Samoobrona doit se comprendre comme un groupement d’acteurs individuels qui par leurs actions et leurs interactions coopérativo-concurrentielles participent à le faire exister comme un acteur collectif et comme un participant à la lutte pour la représentation des intérêts sociaux (B).