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B) Présentation des sources

2) Les entretiens

Au cours de notre enquête nous avons réalisé une vingtaine d’entretiens semi-directifs, d’une durée variant entre une et deux heures, avec treize responsables politiques polonais, dont dix issus du mouvement Samoobrona1. Si, essentiellement du fait de la complexité d’accès au terrain précédemment évoquée, ces entretiens ne représentent pas une composante aussi centrale de notre corpus que nous le souhaitions initialement, ils n’en ont pas moins été indispensables à la construction de notre recherche.

Tout d’abord, ils ont constitué un remède particulièrement efficace contre toute inclination à l’exceptionnalisme. Rencontrer et converser avec des responsables du mouvement Samoobrona en face à face permet en effet de rompre avec les postulats de leur « anormalité ». Loin d’être des « bêtes sauvages », des « terroristes » ou des « clones d’Andrzej Lepper » comme certains ont pu le laisser penser, ils se révèlent au final « très ordinaires » : bien que participant à donner forme à un groupement politique présenté comme illégitime, ils n’en restent pas moins des « Polonais comme les autres » accueillant systématiquement leur hôte en lui proposant du thé et des biscuits herbatniki. De même, s’entretenir avec Andrzej Lepper permet de prendre conscience de sa « normalité » et de la relativité de son hypothétique charisme. Si prosaïques et intuitives qu’elles puissent paraître, ces précisions sont utiles, tant les phantasmes dont est l’objet le mouvement Samoobrona sont communément reportés sur leurs membres2.

Ensuite, les entretiens menés nous ont permis de recueillir nombre d’informations factuelles sur des processus qui habituellement ne sont pas rendus publics : les mécanismes de prise de décision au sein du mouvement, les pratiques informelles y ayant cours, les modalités de circulation de l’argent en son sein, ou encore les

1 Nous renvoyons aux annexes pour une présentation détaillée de ces entretiens.

2 À titre d’exemple, il n’est pas rare que des amis polonais, s’inquiétant que nous nous intéressions à un mouvement à leurs yeux si « dangereux », nous aient demandé à l’issue d’entretiens avec certains de ses responsables « Alors à quoi ça ressemble un dirigeant de Samoobrona ? », comme si ceux-ci étaient des extra-terrestres.

éventuels conflits internes entre ses dirigeants. Par ailleurs, certains témoignages nous ont offert la possibilité d’affiner nos connaissances et notre compréhension d’épisodes peu ou pas documentés de la « vie » du mouvement, notamment dans les premières années de son existence1.

Enfin, les entretiens s’avèrent précieux pour « reconstituer la perspective subjective des acteurs »2, pour mettre à jour les interprétations indigènes d’événements impliquant le mouvement Samoobrona et saturés d’interprétations concurrentes produites par leurs adversaires politiques ou les journalistes. Ils permettent également de mettre à jour les éventuelles divergences interprétatives, les difficultés ou les hésitations qui ont animé le mouvement tout au long de la période étudiée.

Si la méthode de l’entretien a constitué une technique de recueil de données importante pour notre recherche sur le mouvement Samoobrona, elle appelle néanmoins quelques commentaires spécifiques. Elle est en effet porteuse d’écueils, particulièrement prégnants dans le cas particulier, qu’il nous a fallu contourner. Premièrement, enquêter sur les dirigeants d’une organisation politique, et particulièrement d’un groupement considéré comme illégitime par ses concurrents dans le champ politique et par la plupart des commentateurs, est un exercice délicat. Professionnels de la parole, les responsables politiques ne se « livrent » pas facilement et tendent à fournir à leur interlocuteur un discours convenu, conforme à l’identité publique qu’ils entendent promouvoir. Cela est particulièrement vrai dans le cas d’un groupement comme le mouvement Samoobrona dont les dirigeants accordent une attention particulière au contrôle de sa parole publique3. Exception faite des anciens responsables en « rupture de ban » que nous avons rencontrés après les élections parlementaires de 2007, les cadres du mouvement ne se sont pas départis aisément lors des entretiens de leur statut de « porte-parole », préférant évoquer le

1 Sur les entretiens semi-directifs comme source de données « primaires » pour l’enquête : Bachir Myriam, « L’entretien en actes », in CURAPP (collectif), Les méthodes au concret. Démarches, formes de l’expérience et terrains d’investigation en science politique, Paris, PUF, 2000, p.37.

2 Aït-Aoudia Myriam, op.cit., p.41.

3 En cela, les difficultés à mener un entretien avec des responsables du mouvement Samoobrona ne sont pas sans rappeler celles rencontrées par Guy Birenbaum auprès des dirigeants du FN en France : Birenbaum Guy, art.cit. À ce sujet, voir également : Bizeul Daniel, Avec ceux du FN. Un sociologue au Front national, Paris, La Découverte, 2003.

programme du mouvement plutôt que leur vécu militant personnel. Dans ce contexte, notre statut d’ « étranger » a été un incontestable atout. Tout d’abord, n’étant pas suspect d’être un journaliste polonais ou un adversaire politique dissimulé derrière le masque d’un chercheur, il nous a aidé à lever la méfiance à l’égard de tout élement extérieur de rigueur au sein du mouvement Samoobrona1. Ensuite, en nous offrant la possibilité de feindre l’ignorance ou la naïveté, il nous a permis de poser certaines questions potentiellement sensibles d’un air candide (par exemple sur les relations avec d’autres organisations politiques ou les modalités de fonctionnement interne du mouvement) et, bien souvent, d’obtenir des réponses inespérées.

Deuxièmement, un entretien est avant tout un échange entre deux locuteurs tenant un rôle, respectivement celui d’enquêteur et d’enquêté, et appartenant souvent chacun à des mondes sociaux et professionnels différents. L’un des principaux enjeux de l’entretien pour l’enquêteur est de parvenir à dépasser cette distance originelle pour instaurer un rapport de confiance avec l’enquêté propice à le « faire parler » des sujets l’intéressant. Ce travail, ce « jeu de rôle », se fait dans l’interaction et oblige le chercheur à une réactivité et une attention de chaque instant2. Atout précédemment, notre statut d’ « étranger » constitue ici un indéniable handicap. En effet, la quasi-totalité des entretiens que nous avons menée l’ont été en polonais, seule langue maîtrisée par la grande majorité des enquêtés. Or, effectuer un entretien dans une langue qui n’est pas la nôtre, et qui plus est apprise « sur le tard », a indéniablement complexifié notre tâche et a notamment nui à notre capacité à pleinement « contrôler » la relation d’entretien. Si, au prix d’un travail de perfectionnement linguistique constant et d’une concentration intense (et épuisante), nous sommes

1 En règle générale, c’est en tant que spécialiste des « partis politiques polonais et notamment de ceux qui participent à représenter les intérêts de la paysannerie » que nous nous présentions. Celà nous permettait d’éviter d’avoir à spécifier que nous travaillions spécifiquement sur le mouvement Samoobrona, ce qui aurait pû réveiller la méfiance de nos interlocuteurs. Bien sûr nous n’avons pas échappé à des invitations ponctuelles à exprimer notre opinion sur la scène politique polonaise et notamment sur le mouvement Samoobrona. Le statut d’étranger nous a une nouvelle fois aidé à éluder ces questions en plaidant l’incomparabilité des situations française et polonaise. Sur la difficulté à obtenir la confiance d’enquêtés dont on ne partage pas les idées : Avanza Martine, « Comment faire de l’ethnographie quand on n’aime pas "ses" indigènes ? Une enquête au sein d'un mouvement xénophobe », in Bensa Alban & Fassin Didier (dir.), Politiques de l’enquête. Épreuves ethnographiques, Paris, La Découverte, 2008, p.41-58.

2 Cf. Bachir Myriam, art.cit., p.45-46. À ce sujet, on pourra également se référer à : Chamboredon Hélène, Pavis Fabienne, Surdez Muriel & Willemez Laurent, « S'imposer aux imposants. À propos de quelques obstacles rencontrés par des sociologues débutants dans la pratique et l'usage de l'entretien », Genèses, n°16, 1994, p.114-132 ; Laurens Sylvain, « Pourquoi et comment poser les questions qui fâchent ?», Genèses, n°69, 2007, p.112-127.

progressivement parvenu à acquérir une certaine aisance lors des entretiens en polonais, force est de reconnaître que n’avons pas toujours su faire preuve de la réactivité et du répondant nécessaires pour maintenir la confiance et « recadrer » suffisamment le propos de notre interlocuteur. Deux éléments nous ont cependant permis de pallier en partie cette faiblesse. Tout d’abord, nos interlocuteurs ont dans leur grande majorité fait preuve d’une grande compréhension et se sont même montrés bienveillants à notre égard, beaucoup se disant ravis qu’un Français ait fait l’effort d’apprendre leur langue. Dès lors, le handicap redevient partiellement un atout en ce qu’il permet de détendre l’atmosphère. Ensuite, notre maîtrise imparfaite du polonais nous a la plupart du temps permis de faire accepter l’enregistrement de l’entretien, auquel la totalité des enquêtés étaient pourtant résolument hostiles initialement. Après retranscription, nous avons ainsi pu « optimiser » les données recueillies et exploiter des éléments qui auraient pu nous échapper dans la dynamique de l’entretien.

Enfin, troisièmement, les données recueillies dans le cadre d’un entretien ne peuvent, pas plus que celles tirées de la presse, être considérées comme des vérités absolues1. Les témoignages des enquêtés doivent être appréhendés avec prudence, comme des reconstructions participant d’une « histoire de vie » par lesquels ils s’efforcent, plus ou moins consciemment, de mettre en cohérence et de valoriser leurs actions passées2. Hormis préparer scrupuleusement nos entretiens, afin d’être en mesure de porter de manière conciliante la contradiction à notre interlocuteur en cas de contre-vérité flagrante, nous nous sommes ainsi attaché à confronter les dires de nos enquêtés à d’autres sources disponibles et à les historiciser. Nous avons ainsi pu en évaluer la pertinence et les rendre exploitables dans le cadre de notre recherche, en tant qu’indices permettant d’approcher la « réalité » des pratiques et des perceptions de nos enquêtés.