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Un milieu socio-professionnel dominant au village

Chapitre III. : Premiers résultats de recherche : Les apports des rôles de capitation

Carte 3 p 162), il apparaît que les localisations comme les densités de peuplement de nos commerçants sont liées aux niveaux de population des régions qui les entourent Ainsi, moins

C. Un milieu socio-professionnel dominant au village

1) La répartition socio-professionnelle des fortunes au village

Nous abordons ici l’approche la plus fine quant à la ventilation des marchands ruraux sur les différents degrés de la pyramide sociale au village. Nous nous sommes en effet attelés à comparer les montants d’imposition des commerçants avec ceux des différents métiers présents dans les communautés rurales du Nord de la province. Pour ce faire, nous avons calculé la capitation moyenne payée par les différents corps de métiers existant au village, à partir d’un échantillon de neuf communautés réparties à peu près uniformément dans les limites de l’ancien département de l’Isère. Précisons ici que seuls les métiers les plus représentés ont été pris en compte. Ainsi les fermiers et les veuves peuplant les villages sont allés grossir la colonne des métiers indéterminés, au même titre que les bourgeois que nous avons sciemment distingués des marchands. Précisons également que les rôles fiscaux des neuf communautés sélectionnées tournent autour des années 1750-1760, qui correspondent grosso-modo au maximum démographique du groupe marchand dans les campagnes septentrionales du Dauphiné28.

Le tableau 6 ci-dessous synthétise les résultats que nous avons obtenus à partir des documents fiscaux de ces neuf communautés.

28 Les neuf communautés composant notre échantillon sont : Bernin (1772), Chirens (1762), Hières-sur-Amby

(1753), Oyeu (1765), Penol (1754), Pontcharra (1750), La Tronche (1781), Varacieux (1752), Villeneuve-de- Marc (1754).

Tableau 6: Stratification sociale dans neuf villages isérois au XVIIIè siècle, d’après la moyenne des côtes de capitation

Pour ces neuf villages isérois, la pyramide socio-professionnelle apparaît très clairement. Les journaliers et travailleurs, regroupés ici dans la même catégorie professionnelle, ressortent logiquement comme les plus pauvres parmi les chefs de famille de leurs localités, et sont par conséquent les moins fortement imposés avec deux Livres, neuf Sous de capitation en moyenne. Ils rejoignent, dans notre échantillon, le groupe professionnel des vignerons, faiblement imposé également à hauteur de trois Livre par individu en moyenne. Si l’écart est important avec le milieu professionnel marchand, il traduit fidèlement la distance qui sépare le menu peuple des campagnes, besognant quotidiennement pour gagner son pain, et l’univers considérablement plus confortable des marchands de campagnes qui apparaissent au grand jour comme les véritables notables de leurs communautés. La position économiquement dominante des marchands est ici d’autant plus affirmée qu’ils se situent au dessus des laboureurs, souvent décris comme les membres du milieu professionnel le plus fortuné dans les villages. Ainsi, avec onze Livres de capitation en moyenne, les marchands ruraux se situent sans discussion possible au sommet de la pyramide économique et sociale dans les campagnes dauphinoises d’Ancien Régime.

Pour autant, aussi riches soient les marchands recensés dans les neuf communautés rurales de notre échantillon, ces derniers apparaissent loin des niveaux de fortunes marchandes exposées par le tarif de la Première capitation. Il apparaît opportun, dés lors, de nous demander laquelle des deux moutures de l’impôt par tête situait le plus fidèlement les marchands au sein de la pyramide social dans les villages d’autrefois.

2) Première ou deuxième capitation : Quelle version de l’impôt royal exprime le mieux la « véritable hiérarchie sociale de l’ancienne France » ?

L’analyse de la répartition des marchands ruraux sur les échelons de la pyramide sociale nous permet à présent d’effectuer une rapide comparaison entre la première et la deuxième capitation, afin de discerner lequel des deux modes de taxation représentait le plus fidèlement la hiérarchie sociale dans les campagnes d’autrefois. La première capitation (1695- 1698) introduisait très tôt les marchands ruraux dans la hiérarchie économique et sociale perçue par le fisc royal, puisqu’ils apparaissaient dès la seizième classe, aux côtés de bon nombre d’officiers publics ou encore avec les plus aisés des laboureurs ou des fermiers. Capités alors à 30 Livres, ils étaient purement et simplement considérés comme faisant parti des plus riches habitants des campagnes au XVIIè siècle finissant. Avec la deuxième capitation (1701-1790) le mode de taxation change entraînant dans son sillage une nouvelle répartition fiscale. Pour cause, si nous avons recensé de nombreux marchands imposés à 30 Livres ou davantage dans les rôles de la deuxième capitation, tous n’étaient pas, loin s’en faut, taxés à des hauteurs aussi importantes.

Deux critères expliquent les variations de résultats entre la première et la deuxième version de la capitation. Le premier vient du fait que nous avons englobé sous le terme de « marchands », l’ensemble de ceux qui faisaient profession de vendre dans les campagnes d’autrefois. Aux côté des véritables « marchands » ou « commerçants », souvent aisés, s’est glissée toute une foule de cabaretiers, d’aubergistes, de menus marchands de grains ou de volailles aussi proches des journaliers que des marchands proprement dit. L’éventail large des professions marchandes dans notre échantillon a par conséquent eu pour conséquence de faire baisser le niveau de richesse globale du groupe marchand. Le deuxième critère vient du mode de taxation lui-même. En appréciant par eux-mêmes l’état de richesse des marchands ruraux, les péréquateurs des communautés ont probablement réparti plus finement ces derniers sur les

échelons de la pyramide sociale. Il nous paraît en effet peu vraisemblable que tous les marchands ruraux aient connu la même aisance financière qu’un officier de bailliage, un échevin ou un avocat au conseil... comme le laissait présager la première capitation. La deuxième version, sur laquelle nous nous somme appuyés dans cette partie, nous semble, au final, beaucoup plus proche des réalités socio-économiques du temps que la première version de l’impôt royal.

Au total, quelle que soit la version de la capitation prise en compte, les marchands y semblent largement dominer économiquement leurs contemporains. Capités à des valeurs supérieures à la moyenne de leurs villages, et bien souvent supérieures aux autres catégories socio-professionnelles de leurs localités, les marchands ruraux survolent largement leurs contemporains par leurs fortunes accumulées. Partant, leur domination est également sociale comme le prouve l’estime que leurs témoignent les villageois à travers l’usage des avants- noms, dont ils sont fréquemment affublés. Il conviendrait alors d’examiner précisément dans quelle mesure la double envergure économique et sociale des marchands ruraux a pu conférer à ces derniers le pouvoir administratif dans le cadre de leurs communautés. Ce faisant, nous sortons ici du champ de compétence de notre troisième partie, dont l’analyse fut essentiellement centrée sur les documents fiscaux de la capitation, et dont les limites, une fois atteintes, se devraient d’être complétées par d’autres sources afin d’aborder la dimension politique et sociale des membres de notre milieu professionnel.

Conclusion

Au terme de notre réflexion, il nous faut bien conclure. Nous souhaitons préciser d’emblée le caractère provisoire de cette conclusion, qui ne vient en rien sceller des résultats de recherches à proprement parler, mais qui entend dresser le bilan des grandes étapes de notre étude qui apparaissent comme le préalable nécessaire à toute recherche de plus grande envergure.

L’année de Master II a en effet pour ambition d’aborder la faisabilité d’un sujet de recherche dans ses différentes modalités, tout en exprimant l’apport du thème scientifique à la recherche historique. Afin de répondre à ce cahier des charges, nous avons procédé dans le présent mémoire en trois phases bien distinctes.

Nous avons pris soin, dans un premier temps, de prospecter la bibliographie intéressant notre thème de recherche afin de situer ce dernier dans un mouvement historiographique plus large. L’examen d’un groupe socio-professionnel en milieu rural se situant à la jonction de plusieurs champs d’études, il nous a fallu embrasser un grand nombre de courants historiographiques se rapportant de près ou de loin aux marchands ruraux.

De l’analyse critique de la bibliographie, ressort un relatif vide historiographique concernant le groupe marchand en milieu rural. Loin d’égaler le nombre pléthorique de parutions qu’ont suscité leurs homologues urbains, les marchands ruraux ont longtemps été ignorés par l’historiographie ruraliste française, qui condamnait en tous points la probabilité de l’existence d’un groupe professionnel marchand cohérent et structuré.

Si, progressivement, l’historiographie s’est attachée à découper les sociétés rurales afin d’en analyser finement les différentes strates, les marchands ruraux sont néanmoins restés en périphérie des grands courants de recherches actuels. Ainsi la figure du marchand rural, souvent croisée par les historiens ruralistes français, s’est révélée très rarement étudiée.

Pour autant, l’historiographie récente ouvre aujourd’hui la porte à l’étude du milieu socio-professionnel marchand. En réinsérant la pluriactivité professionnelle dans les campagnes d’autrefois, les historiens participent à la revalorisation de campagnes aujourd’hui perçues comme dynamiques et hétéroclites et au sein desquelles les marchands ruraux ont

désormais toute leur place. La réintroduction des marchands en milieu rural, aux côtés des figures mieux connues des artisans ou des fermiers « hommes d’affaires » d’Ile-de-France, devrait contribuer à la réécriture du monde rural ancien, dont on perçoit aujourd’hui davantage les mouvements, et dont on saisit mieux les capacités d’adaptions voire d’innovations.

En ce sens, les marchands ruraux pourraient figurer parmi les acteurs majeurs des mutations économiques et sociales puisque ils participent activement au desserrement économique des campagnes à l’époque moderne. Témoins fidèles, par essence, des grands changements économiques, l’analyse des membres du milieu socio-professionnel marchand pourrait également permettre une meilleure compréhension de l’intégration des campagnes à l’économie globale d’Ancien Régime.

A la suite de ce premier bilan historiographique, nous nous sommes efforcés de rassembler l’ensemble des sources disponibles et susceptibles de nourrir notre recherche. Si nous avons délibérément laissé de côté les sources archéologiques et iconographiques, nous avons pu réunir de nombreux documents écrits, manuscrits et imprimés. A travers l’analyse de ces derniers, nous avons cherché à saisir la diversité ainsi que la complémentarité des archives entre-elles. Loin de se cantonner à un unique type de sources, notre inventaire a pu réunir des archives notariales, administratives, fiscales, judiciaires ainsi que des fonds privés concernant directement les marchands ruraux. Autorisant des études sérielles, menées à l’échelle provinciale, comme des analyses plus fines menées au niveau des communautés ou centrées sur les individus eux-mêmes, le corpus archivistique de notre inventaire apparaît suffisamment complet et diversifié pour nourrir une recherche de plus grande envergure sur le milieu socio-professionnel des marchands ruraux.

Néanmoins, loin d’être achevé, le corpus des sources et matériaux qui sous-tend l’étude sociale du groupe marchand sera susceptible d’intégrer de nouveaux documents afin de répondre à des problématiques nouvelles apparaissant au cours de la recherche.

Dans un troisième temps, enfin, nous avons souhaité exploiter au mieux une des sources majeures en histoire rurale : les rôles de capitation. Nous permettant de recréer le réseau marchand dans les campagnes du XVIIIè siècle, l’exploitation de ces documents fiscaux a pu mettre en lumière la répartition relativement homogène des marchands dans les limites de l’ancien département de l’Isère. Bien que minoritaires dans les campagnes septentrionales du Dauphiné, les marchands se sont montrés présents dans un grand nombre

de villages au XVIIIè siècle. L’analyse des fortunes de marchands a par la suite prouvé leur domination économique ainsi que la capacité de la profession de commerçant à élever économiquement et socialement l’individu qui s’y adonne. Ainsi, l’étude des rôles de capitation est venue confirmer le bien fondé d’une recherche d’envergure sur les marchands, en prouvant l’existence, le dynamisme et –d’un point de vue extérieur au moins- la cohésion de ce milieu socio-professionnel dans les campagnes septentrionales dauphinoises.

Ainsi, se situant « au carrefour des activités multiformes issues de la production et des échanges », au cœur des mutations économiques et sociales dont il est le témoin privilégié, ainsi qu’à la limite entre la société englobée (à laquelle il appartient) et la société englobante (à laquelle il peut prétendre), « le groupe polymorphe des marchands ruraux [...] fait parti de ces secteurs encore dans l’ombre dont les enquêtes livreront bientôt bon nombre de découvertes », selon l’expression de Jean-Marc Moriceau 29.

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