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Le poids financier du milieu marchand dans les campagnes iséroises d’Ancien Régime

Chapitre III. : Premiers résultats de recherche : Les apports des rôles de capitation

Carte 3 p 162), il apparaît que les localisations comme les densités de peuplement de nos commerçants sont liées aux niveaux de population des régions qui les entourent Ainsi, moins

A. Le poids financier du milieu marchand dans les campagnes iséroises d’Ancien Régime

1) Quel niveau de fortune pour le milieu professionnel marchand ?

Afin de prendre la mesure de l’état de richesse du milieu marchand dans les villages du Nord de la province au XVIIIè siècle, nous avons dans un premier temps cherché à comparer l’imposition moyenne des marchands à l’imposition moyenne des communautés villageoises. A ces fins, nous nous sommes munis des quelques soixante-treize rôles de capitation à notre disposition mentionnant des marchands tout au long du XVIIIè siècle. Afin de calculer la côte moyenne de chaque communauté, il a suffi de diviser la somme globale que devait payer la localité par le nombre de chefs de famille assujettis à l’impôt. Le même principe a été appliqué pour les marchands ruraux, dont le total de la somme qu’ils devaient payer fut divisé par le nombre de marchands dans la communauté.

Nous avons, dans un second temps, regroupé ces données en trois périodes distinctes afin d’analyser l’évolution des fortunes marchandes sur l’ensemble du dernier siècle de l’Ancien Régime. Le graphique 1 ci-dessous permet au final de comparer les fortunes de marchands avec les moyennes des communautés villageoises sur le temps long.

Graphique 1 : Imposition moyenne du groupe marchand comparée à la côte moyenne des communautés (d’après les rôles de capitation, 1701-1790)

0 2 4 6 8 10 12 14 1701-1729 1730-1759 1760-1790 Années Montant de la capitation (en Livres)

cote moyenne du groupe marchand

cote moyenne de

l'ensemble des chefs de famille

Quelle que soit la période considérée, au début, au milieu ou à la fin du XVIIIè siècle, il est parfaitement remarquable que les marchands ruraux sont capités à des valeurs nettement plus hautes que la moyenne de leurs communautés. Les taxations moyennes des marchands s’élèvent en effet à des niveaux deux fois supérieurs à ceux de la moyenne des chefs de famille, puisqu’ils sont capités à hauteur de 10 Livres environ sur l’ensemble du XVIIIè siècle, quand les autres villageois sont taxés à hauteur de 4 à 5 Livres environ pour la même période. Peu nombreuses sont ainsi les communautés où la taxation moyenne des marchands est inférieure à la capitation moyenne des chefs de famille. Sur les vingt et une communautés composant l’échantillon de la première période (1700-1729), deux seulement voient leurs marchands imposés à des niveaux inférieurs à la moyenne du village. Pour la période suivante (1730-1759), trois localités abritent des marchands moins imposés que la moyenne des autres villageois, sur un échantillon de trente-six communautés, tandis que la dernière période (1760-1790) voit quatre villages où les marchands paient l’impôt royal à des hauteurs inférieures à celles de l’ensemble des chefs de famille, sur un échantillon de trente et une

communautés24. A l’inverse, les localités où les marchands sont nettement plus imposés que leurs homologues villageois sont légions. Parmi elles, certaines sont particulièrement représentatives de la supériorité financière des marchands dans les campagnes iséroises. Ainsi, les quatre marchands de Dimizieu, en 1724, sont en moyenne capités à 13 Livres et 8 Sous quand les autres habitants du village sont taxés à hauteur de 3 Livres 17 Sous. A Montaud, ce sont deux marchands capités à 20 Livres en moyenne en 1721 alors que les villageois paient de leur côté une moyenne de 5 Livres 5 Sous de capitation, tandis qu’à Pontcharra-sur-Breda, ce sont sept marchands qui paient en moyenne 20 livres de capitation en 1702 quand le reste des villageois sont taxés à hauteur de 6 Livres et 17 Sous à la même date. Nous pourrions multiplier les exemples à l’envie tant les taxes frappant les marchands dans les villages isérois sont supérieures à celles payées majoritairement par les populations rurales du XVIIIè siècle. Les écarts de fortunes entre le groupe professionnel marchand et le reste des sociétés villageoises peuvent parfois atteindre des proportions gigantesques, comme dans le cas de la communauté d’Izeron, où les deux commerçants du villages se voient imposés à hauteur de 50 Livres en moyenne pour l’année 1752, tandis que les chefs de famille du village paieront en moyenne 6 Livres et 5 Sous pour remplir les caisses royales, soit une somme huit fois inférieure à celle déboursée par nos deux marchands...

Taxés à des niveaux deux fois supérieurs à la moyenne des villageois, les membres du milieu socio-professionnel marchand semblent largement survoler le vulgus pecum des campagnes d’après les enseignements tirés de nos rôles fiscaux. En ce sens, le poids financier des commerçants apparaît-il sans commune mesure avec la faible représentation numérique de ces derniers dans les campagnes du Nord de la province.

2) Un important poids financier qui contraste avec la faiblesse numérique des marchands dans les campagnes d’autrefois

Le premier constat concernant les niveaux de fortunes du milieu professionnel marchand met en relief le contraste saisissant entre la domination économique des marchands au sein du village et leur fragile représentation numérique parmi l’ensemble des chefs de famille. Peuplant très minoritairement les campagnes, nous l’avons vu plus haut, les

24 Il s’agit des communautés de Monestier-du-Percy et de Saint-Martin-de-Cluze (1700-1729), de la Bâtie-

Divisin, Saint-Agnés et Saint-Pierre-de-Chartreuse (1730-1759 et de Châteauvilain, Commelle, Pinsot et Saint- Romain-de-Jalionas (1760-1790).

commerçants n’en dominent pas moins économiquement les sociétés villageoises, les rôles de capitation faisant état de niveaux de richesses très supérieurs à la moyennes des ruraux pour l’ensemble du XVIIIè siècle. Ainsi la participation à la capitation des commerçants peut être importante à l’échelle de la communauté, alors que leur proportion au sein du village est faible ou très faible. Citons ici l’exemple de Charavines où les deux marchands peuplant la communauté en 1701 ont payé près de 10% de ce que devait la localité au fisc royal. Ce fut également le cas du village de la Frette, où les sept marchands de la communauté payèrent 10% du total de l’imposition. Parfois la participation à l’imposition du groupe marchand est plus importante encore. Ainsi, le village de Massieu comptait en 1721 deux marchands seulement, mais qui payèrent à eux deux 18% de la capitation de leur village, en déboursant vingt-sept Livres sur les cent cinquante-et-une Livres dues par l’ensemble des chefs de famille au fisc royal. A Penol, en 1754, les neuf marchands présents au village payent 16% du total de la capitation due par la communauté toute entière. Bien représentés ici, les marchands peuvent néanmoins affirmer un poids financier important, tout en se montrant numériquement très minoritaires au village. C’est le cas de la localité de La Pierre en 1744, où Jean Jourdan, unique marchand du lieu, paiera à lui seul près de 7% de la capitation due par l’ensemble des chefs de famille de sa communauté.

Peu nombreux dans la majeure partie des villages où ils ont élu domicile, les marchands n’en dominent pas moins économiquement leurs communautés. En ce sens, leur niveau de participation à l’impôt royal est un des signes les plus marquants de la supériorité financière des marchands sur l’ensemble des sociétés villageoises. L’écart entre leur très faible poids numérique et leur important poids financier au sein du village est parfois saisissant et les quelques exemples cités plus haut prouvent que le poids du nombre ne conditionne pas nécessairement l’influence d’un milieu socio-professionnel dans l’enceinte d’une communauté rurale. Ainsi, aussi minoritaires soient-ils dans les cellules rurales du Nord de la province, les marchands parviennent néanmoins à se hisser en tête du classement des fortunes et endossent du même coup le costume de « coq de village » de leurs localités.

3) Les marchands ruraux « coqs de villages »

Le monde marchand est loin d’être un milieu socio-professionnel homogène et uniforme. Il abrite en son sein tout un éventail de commerçants de tous ordres, pour lesquels la nature de leurs activités, le volume des produits qu’ils commercent et les revenus qui en

découlent varient fortement d’un individu à un autre. Le petit regrattier, le coquetier ou le volailler de peu d’envergure sont des marchands au même titre que les gros commerçants en vin ou en blé que l’on trouve dans les villages dauphinois. Et pourtant tout un monde sépare les premiers, capités à quelques Livres dans les rôles de capitation, et les seconds, taxés à plusieurs dizaines de Livres selon les renseignements de ces mêmes documents fiscaux. Il y donc marchands et marchands dans les campagnes iséroises au dernier siècle de l’Ancien Régime. Nous étudierons plus bas la stratification économique et sociale de tout le groupe marchand au sein des populations villageoises. C’est aux premiers d’entre eux que nous souhaitons nous intéresser ici, ceux qui par leurs niveaux de richesses dominent économiquement les communautés villageoises et que l’on a coutume d’appeler ordinairement les « coqs de villages ».

Le graphique n° 1, étudié plus haut, montre parfaitement la supériorité économique du groupe marchand, dont les seuils de taxations se situent à peu près deux fois au dessus de la moyenne de leurs congénères ruraux dont la profession est autre que commerciale. Le montant de l’impôt étant calculé par les péréquateurs en fonction de la richesse présumée des contribuables, les rôles de capitation laissent par conséquent entrevoir une relative aisance financière pour nos marchands ruraux. Il en est pourtant qui se détachent plus encore du lot, avec des montants d’imposition très supérieurs à la moyenne des marchands relevée dans notre échantillon.

Si les commerçants rencontrés dans les rôles de capitation imposés à hauteur de dix ou quinze Livres, soit souvent deux fois plus que la moyenne des chefs de famille, sont extrêmement nombreux, certaines figures marchandes volent plus haut encore et paient aux fisc royal des montants largement supérieurs à deux fois la moyenne de leurs localités. Egalement relevés en grand nombre, nous ne chercherons pas ici à les citer tous mais simplement à en donner quelques exemples afin de nous rendre compte de la fortune à laquelle pouvait accéder les ruraux grâce à la vente de productions agricoles ou artisanales. C’est, entre autre, le cas de Jean Marguet, qualifié d’ « hoste », soit d’aubergiste, par les greffiers de La Frette en 1712, et qui paya à cette date un montant de trente-trois Livres quand les autres villageois en payaient cinq en moyenne. Si la capitation reflétait bien les niveaux de fortune des habitants de l’ancienne France, notre marchand était alors près de sept fois plus riche que ses congénères de La Frette. A Gillonay, cette fois, Benoît Verbon se retrouve seul marchand de la communauté, ce qui semble lui convenir puisqu’il paya en 1711 plus de vingt Livres de capitation quand les autres villageois en payaient six en moyenne, ce qui prouvait un niveau

de fortune plus de trois fois supérieur à celui de la moyenne de sa communauté. Restons au début de notre période et partons du côté de Pontcharra-sur-Breda où, parmi les sept marchands de la localité en 1702, quatre sont capités à des valeurs supérieures à vingt Livres quand le reste des chefs de famille devait débourser 6 Livres en moyenne pour l’impôt royal. Avançons dans le temps pour nous retrouver vers le milieu du XVIIIè siècle. C’est à cette période que les plus hauts montants d’imposition sont les plus souvent décelés dans les rôles fiscaux. Ainsi, à Hière-sur-Amby en 1753, Louis David s’acquittait de vingt-trois Livres de capitation quand la moyenne de sa communauté s’élevait à quatre Livres en moyenne. A Penol cette fois, ce sont cinq des neuf marchands dénombrés en 1754 qui déboursaient plus de vingt Livres pour payer l’impôt alors que les habitants versaient 6 Livres en moyenne à la même date. Aussi riches soient ces marchands, ils devaient pourtant apparaître comme de simples « merciers » pour d’autres beaucoup plus fortunés encore. Ainsi, Jean Champon et Jean de Saint Germain, tous deux marchands à Varacieux en 1752 payaient respectivement trente-trois et quarante Livres de capitation contre cinq Livres seulement pour le reste des villageois. Ici l’écart de richesse atteint des sommets, nos deux marchands étant sept à huit fois plus aisés que la moyenne des habitants de leur village. La palme du plus haut montant d’imposition ne leur revient pourtant pas. Elle est à chercher du côté d’Izeron où, pour la même année 1752, les deux uniques marchands de la communauté, Joseph Foys et Joseph Brignoud s’acquittaient respectivement de quarante-deux Livres, quinze Sous et de cinquante- huit Livres, dix Sous quand leur congénères en payaient six en moyenne... Notons, enfin que, si les marchands sont toujours nettement plus imposés que la moyenne des villageois, la fréquence des grosses fortunes diminue à mesure de l’avancée vers la fin du Siècle des Lumières. Non pas que Pierre Douron, commerçant à La Buisse en 1781 et capité à hauteur de trente-deux Livres, ou encore Jean Achard, marchand à La Tronche la même année et capité à hauteur de trente-huit Livres, soient désormais des exceptions, mais le montant des sommes payées par les membres du groupe marchand tend quelque peu à s’uniformiser vers des valeurs un peu moins importantes.

Au final, si la profession de marchand ne nourrit pas des cohortes d’individus dans les campagnes modernes du Nord de la province, elle nourrit mieux en moyenne ceux qui s’adonnent au commerce qu’à une autre profession. Parfois le métier de marchand permet même de s’enrichir considérablement au regard du niveau de vie moyen rencontré dans les villages isérois de la fin de l’époque moderne. Les quelques exemples de « coqs de villages » énoncés ci-dessus suffisent à prouver la capacité de la profession de commerçant à élever

économiquement et, partant, socialement les individus qui s’y adonnent. Pour autant, les chiffres énoncés plus haut n’ont qu’une valeur indicative et ne présument en rien de la place que tenaient les marchands au sein de la hiérarchie villageoise. C’est à la répartition des marchands dans la hiérarchie sociale des campagnes qu’il nous faut à présent nous attacher.

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