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Le marchand rural reste en périphérie des recherches actuelles

1) Les marchands ruraux restent à la périphérie des études sur les élites rurales

Lorsqu’il abordait le cas des marchands dans l’étude générale sur l’Histoire économique et sociale de la France, Pierre Léon les intégrait symboliquement dans le chapitre sur « les nouvelles élites du XVIIIè siècle »136. L’auteur y dressait alors une typologie du monde marchand, depuis les grands négociants à l’international jusqu’aux marchands ruraux, placés selon lui tout au bas de l’échelle économique et sociale de ce milieu socio-professionnel. Les marchands ruraux, pourtant qualifiés de « médiocres » au regard de leurs homologues urbains, n’en sont pas moins rangés à leurs côtés, dans le cadre plus général des élites montantes au dernier siècle de l’Ancien Régime. La remarque qui prévaut pour l’étude de Pierre Léon est généralisable à la grande majorité des recherches portant sur les

134 Jeannin, Pierre, Marchands d’Europe,op.cit.

135 Daudin, Guillaume, Commerce et prospérité, op.cit., p 58.

136 Léon, Pierre, Des derniers temps de l’âge seigneurial aux préludes de l’âge industriel (1660-1789), Histoire

élites économiques et sociales dans la France d’époque moderne. Ce sont les études sur les notables ou sur les individus les plus influents dans les campagnes qui abordent le plus fréquemment le cas des marchands ruraux. Ainsi, en guise de conclusion au colloque d’histoire de l’abbaye de Flaran portant sur les élites rurales de l’Europe médiévale et moderne, Jean-Pierre Jessenne souligne avec ferveur le rôle de la marchandise dans l’ascension des élites. Ce qui est frappant, selon l’auteur, « ce sont tous ces paysans- marchands qui devenaient riches et peuplaient les conseils »137. Pour Jean-Pierre Jessenne, il existe en effet plusieurs voies permettant l’émergence des élites en milieu rural. Parmi elles, le statut d’intermédiaires entre la société englobante et la société englobée permet des ascensions sociales parfois fulgurantes. Ces intermédiaires font le lien entre les seigneurs et les populations rurales, entre les villes et leurs campagnes, entre les lieux de production et les foyers de consommation. Or le rôle d’intermédiaire, particulièrement occupé par les marchands ruraux, leur permet précisément de passer de la société englobée à la société englobante. Ce sont eux qui, selon l’auteur, président les conseils, prêtent à crédit, font office de banquiers du village, contrôlent les productions agricoles qu’ils vont revendre ailleurs. Yann Lagadec voit dans la Bretagne les mêmes effets décrits plus haut par Jean-Pierre Jessenne à l’échelle nationale138. L’auteur y étudie une élite sociale et administrative rurale qui se confond avec celle de la richesse. C’est le principe bien connu du « qui paie décide » qui domine la société rurale bretonne, qui est avant tout une société du paraître et de l’estime. Partout l’auteur voit grossir ces « marchands de détail » qui, à force de peser économiquement, finissent également par peser socialement en accaparant les charges de consuls des communautés ou celles de marguilliers des paroisses rurales. Même dans un milieu aussi éloigné géographiquement et culturellement que l’Italie florentine, l’historien Pinto Giuliano perçoit dans le commerce un des leviers les plus efficaces pour s’élever économiquement puis socialement, la puissance économique procurant l’influence sociale à l’époque moderne139.

Ainsi, aborder les élites sociales dans les campagnes d’Ancien Régime, c’est souvent par la même occasion croiser la figure du marchand rural qui, par son poids économique, joue fréquemment un rôle politique de premier ordre dans sa localité. Ce n’est pas un hasard, au final, si les ouvrages généraux abordent les marchands ruraux par le biais de l’étude des

137 Jessenne, jean-Pierre (dir), Les élites rurales dans l’Europe médiévale et moderne, Actes des 27è Journées

internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran, Sept 2005, pp 319-329.

138 Lagadec, Yann, « Les élites rurales bretonnes du XVIè siècle au XVIIIè siècle : Des spécificités ? », in Les

élites rurales, op.cit., pp 53-77.

139 Pinto, Giuliano, « Bourgeoisie de village et différenciation sociale dans les campagnes de l’Italie communale

notables campagnards. Benoît Garnot cite ainsi dans ses Campagnes en France aux XVIè, XVIIè, et XVIIIè siècles les cas des aubergistes, cabaretiers ou des meuniers, tous classés dans la catégorie des marchands ruraux, mais qui sont avant tout des « coqs de village », aisément identifiables dans le cadre de leurs communautés140.

De fait, le poids économique des plus riches et influents marchands ruraux les rend davantage perceptible aux historiens, qui les intègrent fréquemment dans leurs études sociales. Nous retrouvons également fréquemment les mentions de marchands de campagne dans les travaux portant sur le crédit et les conditions de circulation de la monnaie dans les campagnes de l’ancienne France.

2) Les études sur le crédit dans les campagnes françaises intègrent les marchands sans les étudier pour eux-mêmes.

Très nombreuses sont les études centrées sur les conditions de circulation de la monnaie dans les campagnes françaises et sur l’appel au crédit de la part des masses rurales, dont la fréquence dans les actes notariés nous rappelle à quel point son utilisation était courante à l’époque moderne. Dans ce cadre, les historiens se sont attachés à dépeindre la sociologie du crédit, entre les débiteurs d’un côté et les créanciers de l’autre. La très grande majorité des travaux dressent alors le même constat : Si l’essentiel des débiteurs est constitué par l’ensemble des petits paysans qui, à un moment ou à un autre, avait besoin de numéraire, une grande partie des créanciers en milieu rural était constituée des notables de leurs communautés, parmi lesquels les marchands arrivaient en première ligne. Ainsi, dans ses travaux sur le recours au crédit dans les campagnes d’Ile-de-France à l’époque moderne, Jean Jacquart observait que, dans la vallée de la Chevreuse au milieu du XVIIè siècle, ce sont les marchands ruraux qui participaient le plus activement aux prêts d’argent consentis à leurs contemporains, sous forme de crédit141. Appartenant aux tranches supérieures de la société rurale et maniant facilement de l’argent liquide de par leur activité, ils arrivaient logiquement au premier rang des débiteurs dans les campagnes d’Ile-de-France. L’historien Thomas jack arrivait également à ce constat à propos des campagnes toulousaines. Les recours au crédit étaient très courants dans cette région rurale du royaume, et la sociologie des débiteurs était

140 Garnot, Benoît, Les campagnes en France, op.cit, pp 81-84.

141 Jacquart, Jean, « L’endettement paysan et le crédit dans les campagnes de la France moderne », in

Endettement paysan et crédit rural dans l’Europe médiévale et moderne, Actes des XVIIè Journées internationales d’histoire de l’abbaye de Flaran, Sept 1995, Toulouse, PUM, 1998, pp 283-297.

pareillement sans appel. Chez les débiteurs, les agriculteurs étaient les plus représentés tandis que « les créanciers appartenaient au monde de l’artisanat, du commerce, des services, des professions libérales ou des rentiers, au premier rang desquels [apparaissaient] les marchands »142. Nous pourrions généraliser ce tableau à l’ensemble des régions étudié dans le cadre du fonctionnement du crédit en milieu rural. Ainsi, plus proche de nous, Bernard Chorier a parfaitement montré l’importance du milieu professionnel marchand en matière de crédit dans la paroisse rurale de Saint-Hilaire-de-la-Côte. Dans cette cellule rurale du Bas- Dauphiné, la plus grande partie des notables, qui constituaient logiquement l’essentiel des débiteurs, était qualifiée dans les sources de marchands ruraux. Ce sont eux que l’auteur appelle « les banquiers du village » pour la bonne et simple raison que c’est à eux « que s’adressent en priorité les vilains en période difficile ». Sur près d’un siècle et demi, l’auteur se dit spectateur de « l’ascension ininterrompue des éléments les plus actifs de la classe moyenne, c’est-à-dire les marchands de grains ou blattiers, qu’il était difficile de distinguer de l’usurier pur et simple ».

Gilles Postel-Vinay a vu, lui aussi, la prédominance de certains marchands ruraux en matière de prêt d’argent, ces derniers n’hésitant pas à manier outre mesure le levier du crédit afin d’asseoir leur position économique et sociale au sein de leurs communautés143. Dans les campagnes de la Champagne cette fois, l’historien Thomas Edward Brennan constatait également une certaine « confiscation » du crédit par ces marchands en tous genres, « marchands de bois, marchands bouchers, marchands de vin » dont les professions étaient partout citées dans les sources144.

Au final, le groupe socio-professionnel des marchands ruraux a très souvent été intégré aux travaux centrés sur les conditions de circulation de la monnaie ou sur le recours au crédit dans les campagnes françaises. Paradoxalement, la figure du marchand rural n’a pas été étudiée pour elle-même et reste inexorablement en périphérie des recherches actuelles.

142 Thomas, Jack, « Crédit et numéraire dans les campagnes toulousaines au milieu du XVIIIè siècle », in

Endettement paysan et crédit rural, op.cit., pp 317-333.

Chorier, Bernard, « Réaction aristocratique et poussée sociale dans une cellule rurale du bas Dauphiné : Saint- Hilaire-de-la-Côte (1659-1835), Structures économiques et problèmes sociaux, op.cit., pp 219-315.

143 Postel-Vinay, Gilles, La terre l’argent. Op.cit., pp 60-61.

144 Brennan, Thomas-Edward, « La dette et l’économie rurale en Champagne au dernier siècle de l’Ancien

3) La figure fantomatique des marchands ruraux : Souvent croisés, rarement étudiés

L’originalité du groupe marchand dans les campagnes d’Ancien Régime tient dans le paradoxe entre la fréquence des mentions dont il est l’objet depuis quelques années dans les travaux scientifiques… et le vide historiographique qui l’accompagne. Si l’historiographie récente cherche à promouvoir les dynamiques et les mouvements qui œuvraient dans les campagnes d’autrefois, il nous faut néanmoins constater que, dans cette optique nouvelle, certaines voies ont davantage été prospectées que d’autres. La pluri-activité professionnelle dans les campagnes de l’ancienne France ne souffre plus aucune contestation et les pratiques para-agricoles et les individus qui s’y adonnent sont de mieux en mieux éclairés. Ces éclairages nouveaux ont contribué à façonner une vision plus nuancée des campagnes d’Ancien Régime. Les différents corps de métier y besognant, et progressivement mis en lumière par l’historiographie récente, ont en effet participé à redonner son caractère hétérogène aux populations rurales d’entre XVIè et XVIIIè siècle.

Pour autant, le groupe humain des marchands ruraux n’a pas pris le train de ce nouvel élan réformateur qui touche les campagnes d’Ancien Régime. A l’inverse des grands fermiers- hommes d’affaires, des ouvriers agricoles spécialisés tournés vers la commercialisation ou des cohortes d’artisans, qui tous ont été sujets à de récentes analyses, les marchands ruraux n’ont pas à ce jour rencontré l’intérêt de la communauté scientifique. Le vide historiographique qui les entoure n’est pourtant pas à imputer à de trop rares mentions dans les documents d’archives. Les historiens rencontrent en effet fréquemment les marchands ruraux dans des sources historiques qui apparaissent finalement relativement disertes à leur égard. La figure du marchand de campagne est ainsi souvent croisée par les historiens en quête de compréhension des sociétés rurales à l’époque moderne. Souvent cités comme membres de la Sanor Pars des communautés, ils appartiennent, au moins en partie, au cercle relativement fermé des élites des sociétés rurales. Pour autant peu d’historiens se sont attachés à étudier ce milieu social pour lui-même.

Egalement en première ligne des études centrées sur le fonctionnement du crédit, les marchands ruraux sont logiquement mentionnés par les historiens spécialistes des conditions de circulation de l’argent liquide dans les campagnes de l’ancienne France. Manieurs d’argent par définition, ils maîtrisent en partie les canaux de circulation monétaire par le biais du crédit, et par là parviennent à asseoir un peu plus leur domination économique et sociale au sein de leurs communautés.

Dans ce cadre, nous pouvons également citer le très grand nombre de travaux abordant indirectement les marchands ruraux par le biais de l’étude des foires et des marchés. Acteurs principaux de ces rendez-vous commerciaux, les marchands y sont naturellement mentionnés, passant des contrats, achetant ou vendant des denrées agricoles ou des produits manufacturés. Du gros maquignon au petit regrattier ou coquetier, de leurs transactions commerciales à la sociabilité des marchands, jouant, buvant, faisant la fête ou engendrant des rixes lors de ces foires, les marchands ruraux sont très fréquemment cités par l’historiographie. Mais paradoxalement, les marchands de campagnes n’ont pas fait l’objet d’études spécifiques les concernant. Souvent rencontrés et rarement étudiés, les marchands ruraux restent quelque peu fantomatiques parmi la foule de leurs contemporains dont les visages ont été bien mieux éclairés par l’historiographie.

Ainsi, depuis la perception de campagnes immobiles « dont il n’y a rien à dire puisqu’il ne s’y passe rien »145 jusqu’au dynamisme du monde rural aujourd’hui reconnu, le chemin parcouru par des générations d’historiens fut long et difficile. Pour autant, si certaines voies sont aujourd’hui bien balisées, d’autres ont été davantage ignorées par l’historiographie ruraliste. Il en est ainsi, selon Jean-Marc Moriceau, du milieu socio-professionnel des marchands ruraux, dont les membres « demeurent les grands oubliés de l’histoire rurale ». Espérons avec l’auteur, « que leur insertion dans nos enquêtes offrira […] l’éclairage essentiel » à une histoire des campagnes dont les mouvements et les dynamiques restent encore à appréhender par l’historien146.

Au terme de ce premier bilan historiographique et état de la recherche concernant notre sujet, il nous faut souligner l’immense contribution à l’histoire rurale qu’est susceptible d’apporter l’étude des marchands ruraux à l’époque moderne. En premier lieu parce les recherches sur ce milieu professionnel pourraient être en mesure d’intégrer dans les campagnes d’Ancien Régime une nouvelle figure qui, s’ajoutant aux diverses trajectoires sociales ou professionnelles, mettrait davantage encore en relief le dynamisme de la société rurale de la France préindustrielle. En second lieu parce que liés, par définition, au mouvement d’expansion économique en œuvre au XVIIIè siècle ou, à tout le moins, à une

145 Selon l’expression de Gilles Postel-Vinay, La terre et l’argent. Op, cit.,p 15

146 Moriceau, Jean-Marc, Terres mouvantes. Les Campagnes françaises du féodalisme à la mondialisation

certaine embellie des conditions de vie, les marchands ruraux pourraient apparaître tour à tour comme les témoins et les acteurs privilégiés du mouvement général d’expansion progressivement mis au jour par des générations d’historiens. Si les conditions et le niveau de vie des campagnes s’améliorent à la fin de l’Ancien Régime, le milieu marchand pourrait logiquement servir d’échantillon témoin à ce mouvement d’embellie, leur activité professionnelle dépendant très largement des conditions économiques dans lesquelles ils évoluent. Mais loin de n’être que les simples témoins de ce mouvement d’expansion, les marchands ruraux pourraient également en être les principaux acteurs, la multiplication des échanges sous forme de biens et de monnaie participant activement au processus de désenclavement des campagnes et au desserrement économique du monde rural.

Ici néanmoins s’achève l’analyse bibliographique de notre sujet, les problématiques soulevées plus haut attendant encore l’historien qui cherchera à y répondre.

Afin de cerner plus avant le profil de ces marchands de campagnes, il convient à présent d’aborder l’état du corpus documentaire et archivistique à disposition du chercheur en quête de connaissances sur ce milieu professionnel. Tout autant que les éclairages historiographiques, le corpus documentaire et ses multiples utilisations par l’historien doivent permettre de saisir la figure du marchand dans les campagnes françaises d’Ancien Régime.

Chapitre II.

: Les marchands ruraux dans les écrits

contemporains : quel corpus pour quelles utilisations ?

Sources et outils documentaires susceptibles d’enrichir

nos connaissances du groupe marchand dans les

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