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Selon Olivier Nay, les transformations actuelles du champ du développement reflètent les dynamiques de la gouvernance mondiale précédemment présentées, notamment dans sa dynamique de privatisation. Il se caractérise par :

« une forte professionnalisation de ses acteurs (financiers, techniques, opérationnels ou intellectuels), un brouillage croissant des frontières entre sphère publique et sphère privée, une diversification de règles et de normes d’action publique, des dynamiques soutenues de circulation des idées et des savoirs sur le développement, et enfin des modes de financement plus complexes et souvent opaques » (Nay 2010b, 140).

Cette privatisation de l’action publique participe à la ré-articulation continue des sphères publiques et privées. Et au sein des pays aux ressources limitées (et en première ligne, de nombreux pays africains), l’aide au développement tend à s’institutionnaliser et à façonner la gestion de secteurs sociaux entiers (santé, éducation, environnement).

Or, ce mode de gouvernance externalisé ne cesse de susciter de nombreuses critiques quant à ses effets et à son efficacité réelle. Je citerai ici certaines des plus récurrentes, afin d’esquisser un tableau du contexte politique et polémique dans lequel s’inscrit la lutte contre le VIH/sida. Au niveau de son efficacité, certains ont souligné l'inadéquation entre les stratégies proposées et les besoins locaux. L’aide au développement suscite ainsi la création de besoins non reproductibles, le développement de situations de sujétion croissante (Delville et Abdelkader 2010), l’élaboration de stratégies « top-down » qui « trouvent des problèmes aux solutions » (Naudet 1999) plutôt que l’inverse, ou encore le financement de projets absurdes, en décalage avec la réalité sociale ou qui étouffent des solutions innovantes. Au niveau de son impact sur la gouvernance locale, elle a été critiquée pour des comportements tels que la désincitation à l'effort, la déresponsabilisation des leaders politiques, le clientélisme ou la corruption qu'elle a pu induire, sans bénéficier aux populations locales (Moyo 2009). Au niveau institutionnel, l’aide a également été critiquée pour la généralisation de systèmes ad hoc, contournant l'Etat, délégitimant les acteurs publics, et intensifiant les phénomènes de chevauchements, de zones d'ombres, de systèmes à double vitesse et d’une faible coordination des acteurs. La fragilisation des systèmes publics nationaux a également été dénoncée, les organisations internationales créant une concurrence déloyale de salaires éloignés des normes nationales et générant des tensions par la création de programmes verticaux (Lange 2006).

Cette tension intrinsèque de l’aide au développement est particulièrement cruciale dans le domaine du VIH/sida, où l’aide internationale représente plus de 50% des budgets nationaux

des pays d’Afrique subsaharienne. Son arrêt brutal génèrerait dès lors une situation extrêmement critique (Hunsmann 2012). De nombreux effets corrélatifs ont ainsi été spécifiquement étudiés dans ce domaine d’action, tels que les défis liés à la coordination de la multiplicité d’acteurs en présence (Batsell 2005; Brown 2009; Harman 2007; Hellevik 2012), la création d’un « business du VIH/sida » (Delaunay et al. 1999), le maintien de relations asymétriques entre donateurs et receveurs (Patterson et Haven 2005; Patterson et Cieminis 2005), ou encore l’ambivalence du rôle des Etats (Fassin et Dozon 1989; Patterson 2005; Eboko 2005b; Furlong et Ball 2005). De manière fondamentale, les actions publiques de lutte contre le VIH/sida font face au dilemme de l’institutionnalisation d’une aide d’urgence et biomédicale. La technicisation du problème du VIH/sida tendant à fragmenter, à dépolitiser et à sur-médicaliser des réponses apportées (Fassin 1994) (Nguyen et al. 2011). L’aide allouée au VIH/sida a eu tendance à reléguer au second plan les conditions économiques et sociales structurelles des populations touchées par la maladie (Kalofonos 2008; Hunsmann 2009; Hardon 2005). Enfin, parce que la réponse d’urgence adressée au VIH/sida s’inscrit actuellement dans la durée, on assiste à une institutionnalisation d’un mode de gouvernementalité exceptionnel (Hours 1987; Agamben 2003a; Fassin et Vasquez 2005). Face à ces nombreux défis, un ensemble de sommets et de forums internationaux se sont succédés au cours des années 200061, afin de transformer les modalités d’allocation de l’aide et améliorer son efficacité. Le secteur privé s’y est progressivement imposé comme un partenaire incontournable, avec le double avantage d’être un acteur disposant d’une autonomie financière et implanté au sein des sociétés locales. En 2005, la déclaration de Paris (2005), rédigée sous l’égide de l’Organisation de la coopération et du développement économique (OCDE), formule cinq principes (appropriation, alignement, harmonisation, gestion axée sur les résultats, responsabilité mutuelle) afin de réformer en profondeur les modalités d’acheminement et de gestion de l’aide et pour la rendre plus efficace. En 2011, lors du 4ème Forum à haut niveau sur l’efficacité de l’aide à Busan (Corée du Sud), tandis que l’on constatait que seulement 129 milliards de dollars avaient été mobilisés en 2010 sur les 300 milliards visés pour 2015, la collaboration avec le secteur privé s’est imposée comme une des alternatives fortes. Et pour la première fois, un accord multilatéral associant sur un pied d’égalité les pays développés et en développement ainsi que le secteur privé et les organisations non gouvernementales a été signé. Le Fond Mondial de lutte contre le VIH/sida, le paludisme et la tuberculose, fondé sur la base d’un partenariat multi-acteurs, répond à cette volonté de contrer les logiques bilatérales et de !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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Tels que le Consensus de Monterrey (2002), la Déclaration de Rome sur l’harmonisation (2003), la Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement (2005) ou le Forum de haut niveau d’Accra (2008).

répondre davantage aux besoins locaux par l’institutionnalisation de réponses collaboratives. Désormais, le secteur privé est invité à contribuer activement aux processus d’élaboration, de financement et de mise en œuvre des politiques de développement.

Comment ces principes élaborés au niveau de la gouvernance mondiale se traduisent-ils au sein d’actions publiques locales ? Quels sont les risques de décalage entre une rhétorique politique et les intérêts réels des acteurs à s’engager au sein d’une action publique contraignante ? Alors que nous avons montré que certaines initiatives d’entreprises privées avaient été décisives dans le processus de généralisation de l’accès aux traitements, dans quelle mesure le secteur privé pourrait-il être une réponse aux profonds défis rencontrés par l’aide au développement au niveau local ? Le secteur privé peut-il être un modèle pour la promotion de la santé en Afrique subsaharienne ?

En résumé, j’ai montré que face à la crise de légitimité que traversent les États aujourd’hui, l’implication du secteur privé au sein des politiques de santé a suscité de nombreux espoirs, manifestés sous différentes formes : développement de partenariats public-privé de santé internationale, promotion des démarches de RSE, appels au secteur privé pour qu’il contribue au financement de la santé globale, intégration des entreprises privées au sein des politiques multisectorielles de lutte contre le VIH/sida. J’ai souligné que, malgré les différents types d’acteurs privés impliqués (entreprises pharmaceutiques, fondations privées, firmes multinationales, entreprises locales), les différentes échelles concernées (globale ou locale) et les différentes configurations d’acteurs concernées (forums internationaux, partenariats avec la société civile au niveau local, collaboration avec chercheurs et experts scientifiques, etc.), le « référentiel global de marché » (Jobert 1994b) soutenait ce processus. Dès lors, bien que le rôle des entreprises privées, leurs intérêts à agir, et les modalités d’action soient profondément divergents d’une configuration à l’autre, une rhétorique englobante tend à voiler ces divergences. Cette tension est particulièrement marquée à propos de la question de l’autonomie ou de la participation des entreprises privées à agir au sein d’une action publique locale. Il semblerait que les modèles participatifs élaborés à un niveau global soient plaqués sur un monde social local au sein duquel les entreprises privées ont toujours agi de manière autonome. Je propose désormais de présenter le cadre d’analyse qui guidera cette recherche.

4. La politisation paradoxale des entreprises

privées au sein d’une action publique locale.

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