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Je propose désormais d’ancrer la problématique de l’ascension du secteur privé au sein des arènes de la santé mondiale dans le contexte de l’Afrique subsaharienne contemporaine. Pour cela, deux questions seront posées : jusqu’à aujourd’hui, comment a été abordé la question du secteur privé et de son articulation avec le secteur public au sein de l’analyse des politiques africaines ? Et comment la problématique du secteur privé s’inscrit-elle dans le contexte empirique et le champ scientifique de la lutte contre le VIH/sida en contexte africain?

3.1. L’articulation du public et du privé au sein des politiques

africaines : des politics aux policies

Jusqu’à aujourd’hui, la question de l’articulation des acteurs privés et publics en Afrique subsaharienne a essentiellement été analysée sous l’angle de la politique « politicienne » (politics). Les sciences politiques africanistes se sont surtout attachées à comprendre la question de l’imbrication des sphères publiques et privées, en l’identifiant comme une caractéristique profonde de la construction du politique en Afrique subsaharienne. Qu’il s’agisse des concepts du « néo-patrimonialisme », de l’« Etat-business », des « politiciens entrepreneurs », du modèle du « Big Men » (Fauré et Médard 1995), de la « politique du ventre » (Bayart 2006), ou de la figure du « politicien investisseur » (Lacam 1988), ces différentes notions ont été conçues et mobilisées afin d’analyser les stratégies d’accumulation des ressources économiques, sociales et symboliques à des fins d’enrichissement personnel et de redistribution clanique de la classe politique.

Avec les plans d’ajustement structurels, certains auteurs, telle que Béatrice Hibou, ont porté leur attention sur le développement du phénomène de la « privatisation de l’Etat », et questionné la possible « décharge de l’Etat » de certaines politiques publiques (policies) (Hibou 1999). Selon cette auteure, la montée de ce qu’elle a appelé une « gouvernementalité privée indirecte », c’est-à-dire des intermédiaires privés dans la gestion politique africaine, a contribué

à transformer les relations public/privé. Mais ce processus ne signifie pas pour autant que l’Etat se « retire » ou qu’il perde en légitimité et en autorité. La privatisation de l’Etat génère plutôt une renégociation des relations de pouvoir entre les acteurs publics et privés, contribuant à la formation d’un Etat toujours en construction, d’une modification des relations entre l’« économique » et le « politique ». Plus encore, il s’agit essentiellement d’un remodelage subjectif des façons d’être et d’agir dans ces différents domaines et d’une transformation cognitive : « on constate dans tous les pays la montée des acteurs privés, mais, plus encore, des discours et des interprétations valorisant le « privé », le « marché », la privatisation des entreprises publiques, la libéralisation économique et financière et le désengagement de l’État » (Hibou 1999, 13). Autrement dit, le référentiel global de marché détermine la construction du politique au niveau local. Cependant, ces analyses se sont surtout attachées à saisir les processus de transformation des fonctions régaliennes et de régulation de l’Etat, sans aborder une éventuelle privatisation des services sociaux (santé, éducation, etc.).

Ainsi, l’analyse des entreprises privées comme des « partenaires » des actions publiques transnationales (policies) dans des domaines d’action sociale n’a pas encore été effectuée. C’est ce que se propose de faire cette recherche. Or, si les entreprises privées ont été amenées, jusqu’à l’arrivée du VIH/sida, à prendre en charge la santé de leurs travailleurs, c’est bien dans une logique de substitution par rapport à des autorités étatiques incapables de maîtriser l’étendue de leur territoire ou de faire fonctionner le modèle importé de l’Etat keynésien (Hibou 1998), et non de collaboration.

3.2. Action publique transnationale en contexte africain

contemporain : l’articulation du local au global

Extraversion et transnationalisation de la

politique africaine

Alors que l’analyse de la transformation des « politiques publiques » en « actions publiques » s’est d’abord développée dans le cadre des politiques européennes, sa conception est particulièrement adaptée aux contextes des pays à revenus limités, et notamment d’Afrique subsaharienne (Enguéléguélé 2008; Eboko 2013a). En effet, rappelons que l’ « action publique » se caractérise par deux phénomènes majeurs : sa privatisation et sa transnationalisation. Si dans les premières sections de ce chapitre, j’ai montré différentes

facettes de sa privatisation, je m’attacherai ici à développer les enjeux de sa transnationalisation. Dans un contexte de mondialisation, la construction des politiques publiques des Etats du monde entier sont influencées par la diffusion et le « transfert » de normes, techniques et savoirs (Nay 2010a). Cependant, c’est l’ampleur de ce phénomène en Afrique qui le distingue (Darbon 2008), et particulièrement dans le cadre d’actions publiques largement dépendantes de l’aide extérieure.

Dominique Darbon définit les sociétés africaines comme des « sociétés projetées ». Elles sont dominées cognitivement par des pays développés qui tendent à « imposer un agenda ainsi que des référentiels et des techniques à des sociétés en développement dont les dynamiques sociales ne produisent pas ces enjeux et dont les capacités de gestion très limitées ne pourront assurer la mise en œuvre » (Darbon 2008, 138). Alors que l’objectif affiché des acteurs de la coopération internationale était d’améliorer l’efficacité des politiques publiques, il tend à se retourner contre lui-même : « Au nom – tout à fait légitime et justifiable – d’une plus grande efficacité de l’Etat ou d’un renforcement de la société, on propose des normes nouvelles qui favorisent la multiplication d’ajustements déviants et de pratiques d’exit option qui, faute d’être capitalisées, deviennent perverses et consacrent l’inefficacité » (Darbon 2008, 146).

Au-delà d’une logique « top/down » qui imposerait des modèles institutionnels à des récepteurs passifs, la transnationalisation de ces actions publiques fait apparaître des stratégies de pouvoir, tant des acteurs internationaux que des acteurs nationaux et locaux, qui leur confèrent tant une légitimité symbolique que des ressources. L’adaptation du modèle d’origine au niveau local est ainsi l’objet d’ajustements, de contournements et d’instrumentalisation qui rendent ce phénomène dynamique. Jean-François Bayart parle ainsi de « glocalisation » afin de définir ce phénomène de diffusion et d’imbrication de normes globales au sein d’environnements sociaux mus par des dynamiques locales (Bayart 2004). Ainsi, loin d’être un processus unilatéral, les différences d’historicité, de cultures politiques, de contextes économique, social et épidémiologique font apparaître des variations entre pays. Autrement dit, les « modalités de convergence » (Hassenteufel 2005, 124) entre les injonctions internationales et les politiques nationales et actions locales changent d’un pays à l’autre. Une analyse comparative asymétrique entre deux pays (Côte d’Ivoire et Cameroun) permettra de mettre en exergue ce phénomène (cf. Chapitre 2).

Cette extraversion structurelle a particulièrement façonné l’organisation des « politiques de développement », incluant notamment les politiques publiques de santé et la lutte contre le VIH/sida.

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