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Cependant, le mouvement promouvant la RSE ne cherche pas tant la participation des entreprises privées aux actions publiques des pays dans lesquels elles évoluent, qu’à ce que ces entreprises développent leurs propres responsabilités sociale, sociétale et environnementale. Or, si les entreprises privées acceptent d’engager des actions sociales et environnementales, c’est à la seule condition de le faire sous la forme non contraignante du volontariat. Ainsi, les actions sociales initiées par les entreprises privées à un niveau local restent généralement en dehors des processus traditionnels de contrainte de l’Etat (législation, fiscalité, etc.), leur permettant de garder la mainmise sur le processus et de conserver le choix du contenu et du timing. Aujourd’hui, trois grands types d’instruments peu contraignants sont utilisés, à savoir les « codes de conduite » et les chartes internes aux entreprises, les labels ou certificats attribués par des organismes indépendants et le recours à des organismes de conseil spécialisés dans les « investissements socialement responsables », complétés par des normes, guides et créations de réseaux internationaux29.

Or, les fondements de cette approche sont à bien des égards fragiles et sont l’objet de certaines critiques, bien que minoritaires dans le monde tant académique que politique. Premièrement, certains soulignent les principes utopiques sur lesquels cette approche se fonde tels que la priorité que les entreprises accorderaient à des actions sociales au détriment de leurs profits ou alors l’attention qu’elles accorderaient aux parties prenantes en dépit des pressions des actionnaires. En effet, l’approche de la RSE s’oppose fondamentalement à la théorie !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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Tels que le Global Compact de l’ONU (2000), regroupant des entreprises s’engageant à adopter une attitude socialement responsable, la promotion des conventions internationales du travail de l’OIT, les Principes directeurs

à l’intention des firmes multinationales de l’OCDE (2000), le « livre vert » de la Commission européenne, la loi

économique libérale aujourd’hui dominante. Selon Milton Friedman (Friedman 1962) et Theodore Levitt, les pères du néolibéralisme, la responsabilité sociale de l’entreprise est uniquement de « maximiser ses profits »30, et non de s’ingérer sur le champ d’action de l’Etat, ce qui serait tant inefficace qu’« anti-démocratique ». Leur seule obligation morale est une responsabilité civile, qui consiste à respecter la réglementation en vigueur ainsi que la morale d’usage. Déjà en 1776, Adam Smith, l’un des pères fondateurs du libéralisme économique déclarait :

« Je n’ai jamais vu que ceux qui aspirent dans leurs entreprises de commerce à travailler pour le bien général aient jamais fait beaucoup de bonne choses. Il est vrai que cette belle passion n’entre pas très communément parmi les marchands et qu’il ne faudrait pas de longs discours pour les en guérir ».

Deux siècles plus tard, Theodore Levitt réaffirmait cette position : « le bien-être et la société ne sont pas l’affaire de l’entreprise. Son affaire est de faire de l’argent, pas de la musique douce » (Levitt 1958). Milton Friedman complétait quelques années plus tard cette position:

« Peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. C’est une doctrine fondamentalement subversive. Si les hommes d’affaires ont une responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment peuvent-ils savoir ce qu’elle est ? Des individus privés autodésignés peuvent-ils décider de ce qu’est l’intérêt de la société ? » (Friedman 1962).

Ainsi, Thierry Hommel souligne que les stratégies des entreprises privées sont fondamentalement « market based », c’est-à-dire qu’elles sont avant tout susceptibles d’améliorer la situation des entreprises elles-mêmes (réputation, accès à la main d’œuvre de bonne qualité, limitation de la concurrence, différenciation des produits, préemption réglementaire, etc.). Dans un contexte où leur légitimité est contestée par certaines parties prenantes, la RSE serait avant tout un « mouvement d’anticipation volontaire conduit en vue de limiter la réalisation de menaces sur le profit » (Hommel 2013).

Deuxièmement, un ensemble de critiques concerne la capacité illusoire des entreprises privées à produire des biens publics. Françoise Quairel et Michel Capron rappellent que, selon le paradoxe de Condorcet ou le théorème d’Arrow, l’agrégation de préférences individuelles ne peut aboutir à un ordre social, dans la mesure où il n’existe pas de système de cohérence sociale spontané harmonisant le choix des acteurs (Quairel et Capron 2013). A propos de l’implication des entreprises privées dans la santé globale, Bruno Boidin prolonge cette idée en affirmant : « une somme d’initiatives innovantes ne constitue pas une stratégie nationale ou internationale ambitieuse de santé publique » (Boidin 2012, 122). Ainsi, en l’absence de coordination des

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30

Pour reprendre le titre d’un article de Milton Friedman dans le New York Times Magazine « The Social

actions par des instances institutionnelles (nationales ou supranationales), il est peu probable que les acteurs privés soumis à un régime de concurrence puissent produire des biens publics mondiaux et durables (Gabas et Hugon 2001; Hugon 2003). De plus, le manque de transparence des procédures, la faiblesse des critères d’évaluation non objectifs et focalisés sur le court terme, le manque d’indépendance des audits ou l’inadéquation entre des besoins locaux et des stratégies élaborées dans les pays du Nord sont également soulignées (Utting et Carlos Marques 2010).

Un troisième type de critique se place à un niveau plus structurel. Ainsi, non seulement les entreprises privées ne seraient pas capables, en l’état, de produire des biens publics, mais elles pourraient nuire au bien-être des populations, dans la mesure où ce « pansement symbolique »31 (Laufer 1996) permettrait de nier les inégalités structurelles et de les alimenter. A un niveau d’analyse micro, Peter Utting montre ainsi comment l’intervention des entreprises privées peut accroître les inégalités en matière d’accès à la santé (Utting 2007). Une critique concerne les fondements épistémologiques même de la « théorie des parties prenantes » sur laquelle le mouvement de la RSE a pris son essor. En effet, en maintenant l’illusion de partenariats au sein desquels les différents acteurs seraient tous égalitaires et responsables, ces discours nient et perpétuent les inégalités sociales structurelles (Vidaillet 2013). Bénédicte Vidaillet affirme : « il s’agit plus d’une opération discursive de mise en forme de pratiques à des fins de justification interne et externe à l’organisation – malgré la bonne foi des acteurs responsables des démarches de RSE dans leur organisation – que d’un changement radical de leurs pratiques » (Vidaillet 2013, 203). Ainsi, la RSE est qualifiée de « nouveau compromis productif » (Postel et Sobel 2013), une « doctrine d’organisation économique destinée à maintenir l’intérêt d’une production décentralisée et globalisée » (Hommel 2013, 360).

Au terme de ces deux premiers points, il est apparu que deux approches actuellement en expansion, que j’ai appelée l’approche participative et l’approche responsable, appellent toutes deux à une participation accrue du secteur privé dans la production de « biens publics mondiaux ». Or, leurs fondements et leurs applications concrètes s’opposent diamétralement : la première appelle à davantage d’investissement dans les arènes politiques, tandis que la seconde n’est aujourd’hui acceptée par les entreprises privées qu’à condition d’être non contraignante et fondée sur une base volontaire. De plus, ces courants concernent des types

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31

Laufer (1996) cité par Acquier et Aggeri. 2008. « Une généalogie de la pensée managériale sur la RSE », Revue

d’acteurs ainsi que des niveaux d’action différents. Dans le domaine de la santé, tandis que la première approche concerne essentiellement les actions de firmes pharmaceutiques et de fondations privées philanthropiques au sein des arènes politiques globales, la seconde implique davantage les actions d’entreprises n’appartenant pas au secteur de la santé et qui sont directement mises en œuvre auprès des populations locales, dans le cadre de programmes sociaux. Cependant, ces deux approches se rejoignent sur la croyance commune en la capacité du secteur privé à pallier les faiblesses étatiques. Elles se rejoignent également sur la croyance en la force des partenariats : qu’il s’agisse des acteurs intégrés au sein des arènes politiques pour la première, ou des parties prenantes locales directes des entreprises pour la seconde. Elles partagent ainsi le même fondement épistémique, appréhendant les acteurs comme étant naturellement autonomes, responsables et égaux (tels qu’au sein des systèmes philosophiques de Hobbes, Kant ou Rawls), relayant en arrière plan les inégalités structurelles conditionnant la structure des partenariats.

Je propose désormais de présenter le contexte plus général de la gouvernance mondiale. Celui- ci permettra de dégager des éléments d’analyse nécessaire à la compréhension du postulat grandissant selon lequel le secteur privé est capable de promouvoir des actions sociales et de santé efficaces.

1.3. La gouvernance mondiale ou l’érosion croissante des

frontières public/privé

Délégitimation de l’Etat et privatisation des

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