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Politisation des entreprises privées dans la lutte contre le VIH/sida

Ces études de cas ont ensuite été reprises comme des références, alimentant l’ensemble des « guides de bonnes pratiques » élaborés par la communauté internationale. L’Onusida a été la première organisation à diffuser ce type de guides, valorisant et diffusant l’exemple de certaines entreprises modèles, innovantes et efficaces afin de les généraliser à un plus large nombre. En 1998, elle édicte son guide, Le VIH/sida sur le lieu de travail, avant de développer une production abondante53. Elle est ensuite appuyée et relayée par d’autres organisations internationales tels que la Banque mondiale54, la GIZ (coopération technique allemande)55, le Forum économique mondial56, l’association Partenaires contre le sida (PCS)57, ou l’Organisation internationale du travail58. Cette dernière s’est également joint à la lutte, via la création d’un Programme spécialement dédié au VIH/sida (OIT/Sida) (2000) aboutissant à l’élaboration de la Recommandation n°200 concernant le VIH et le Sida et le monde du travail (2010).

Par ailleurs, la création de forums d’échanges ainsi que le développement d’intermédiaires autour des enjeux du VIH/sida en entreprises ont favorisé le transfert et la diffusion des premières initiatives privées. La coalition mondiale des entreprises contre le VIH/sida, la

Global Business Coalition (GBC) a été créée en 1997, lors d’un forum du Commonwealth59. Elle est devenue véritablement opérationnelle à partir de 2001, lorsque Richard Holbrooke en a pris la direction. Cette coalition, qui a pour objectif de promouvoir le développement de la participation du secteur privé dans le Sida dans le monde60, agit essentiellement au niveau !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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(ONUSIDA 1999) ; (ONUSIDA, GBC et PWBLF 2001) ; (ONUSIDA 2002) ; (OIE et ONUSIDA 2002) (ONUSIDA 2002) ; (ONUSIDA 2005); (ONUSIDA 2007) ; (ONUSIDA 2009).

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(SFI/BM 2003) ; (Ashbourne, Hope et Taylor 2004) ; (Mohammad, Ayvalikli et Brown 2004).

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(Vogel et Papkalla 2004) (GTZ et GBC 2005).

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(WEF/GHI 2006) ; (VERITAS, WEF et ONUSIDA 2004).

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(Aventin et al. 2009).

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(Hodges 2007). Le BIT a élaboré une documentation qui n’a pas été élaborée selon le modèle des études de cas, c’est-à-dire sans mentionner directement les entreprises, mais des manuels pratiques, des directives ou des recommandations, qui sont des références : (BIT 2001), (OIT 2002) (Hodges 2006) (Afsar et al. 2009), (BIT 2010) (OIT 2011).

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Initialement, la GBC signifiait « Global Business Council ». Celle-ci est devenue véritablement opérationnelle en 2001, avec l’arrivée de Richard Holbrooke.

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international, dans le partage d’expérience, la récolte de fonds, dans la représentation politiques et le plaidoyer. Elle organise notamment des galas pour lever des fonds, ainsi que les fameux

GBC Health Awards, récompensant les meilleurs programmes VIH/sida d’entreprises. Aux

niveaux nationaux, des coalitions se sont mises en place, dont le principe était encouragé par la Banque Mondiale (Sidhu 2008), telle qu’en Afrique du Sud, avec la coalition SABCOHA (South African Business Coalition on HIV/AIDS) créée en 2000. Au sein des forums privés mondiaux, l’enjeu de la santé, longtemps marginalisé, a commencé à émerger et à s’institutionnaliser. C’est ainsi qu’en 2002, la Global Health Initiative (GHI) a été lancée, par Kofi Annan, au sein du World Economic Forum (WEF). Son objectif était d’inciter les entreprises à contracter des partenariats public-privé (PPP) dans le domaine de la santé.

Pour résumer, les initiatives des entreprises privées dans l’accès aux ARV en Afrique subsaharienne se caractérisent : d’une part, par la recherche de la protection de la santé de leur force de travail et donc par la préservation directe de leurs propres intérêts, et d’autre part, par l’autonomie politique de leurs actions. Pour le premier point, elles rejoignent les dynamiques sous-tendant la participation des entreprises privées à la gouvernance mondiale (en premier lieu des firmes pharmaceutiques privées au sein de PPP) et se distinguent des actions engagées au nom de la RSE, qui seraient « éthiques » ou « sociales » ou guidées par un intérêt à préserver une paix sociale. Pour le second point, l’autonomie des entreprises privées se rapproche de la logique non contraignante de la RSE, et s’écarte de la logique partenariale de l’insertion des entreprises au sein de la gouvernance mondiale. Or, si j’ai distingué ces trois phénomènes (participation à la gouvernance mondiale, RSE et initiatives VIH/sida), c’est avant tout à des fins heuristiques. En effet, dans la pratique, ces trois dynamiques sont en interactions constantes, avec des frontières étroitement poreuses (cf. Schéma 1)

Schéma!1!L’insertion!des!entreprises!privées!dans!la!santé!mondiale!:!3!phénomènes!en! interaction!

!!!!!!!!!!!!!!! ! ! ! ! ! ! ! Source : auteure

Premièrement, l’action des entreprises privées dans la lutte contre le VIH/sida s’articule étroitement avec l’intérêt croissant des grandes multinationales pour la « RSE ». Pour certains théoriciens critiques, certaines entreprises auraient valorisé leurs programmes VIH/sida comme des actions sociales, alors même que ceux-ci n’auraient représenté qu’un moyen économiquement rationnel de garantir la bonne marche de leurs affaires, sans que ces programmes ne leur demandent beaucoup d’efforts pour aller au-delà du minimum légal d’Etats défaillants (Chavy et Decoux 2013; Hommel 2013). Par ailleurs, l’analyse très fine qu’Olivier Vilaça a effectuée sur la mise en place du programme VIH/sida du groupe Lafarge a montré la double pression locale (problème du VIH/sida au sein des filiales) et mondiale (inscription du groupe en tant que leader du développement durable) qui a précédé le choix de l’entreprise, ainsi que toute l’ambivalence d’un positionnement constamment tiraillé entre l’éthique et l’économique (cf. Encadré 2).

Encadré!2!Tensions!et!ambivalence!d’un!programme!VIH/sida.!A!partir!de!l’expérience!du! groupe!Lafarge!

Dans le cadre d’une thèse sous une convention CIFRE qu’il a effectuée au sein du département des Politiques Sociales du Groupe Lafarge, Olivier Vilaça a analysé la mise en œuvre de son programme SIDA (Vilaça 2009). Acteur et observateur, il décrit la manière dont l’enjeu du VIH/sida a été progressivement intégré au sein du Corporate et analyse les différentes controverses qu’il a suscitées, tout au long du processus.

Olivier Vilaça montre dans quelle mesure le choix d’initier un programme ARV généralisé à l’ensemble de ses filiales a été le fruit d’une double pression. D’une part, d’une pression locale, avec un voyage déterminant du PDG au début des années 2000 en Afrique australe, qui a été interpelé par certains managers locaux sur le problème du Sida. Ceux-ci ne se basaient pas nécessairement sur des chiffres, mais plutôt sur les études de prévalence nationales et des décès soudains. D’autre part, d’une pression mondiale, avec l’exemple de plus en plus d’entreprises s’engageant sur cette voie, ainsi que par la rencontre entre le PDG de Lafarge avec Richard Holbrooke (président de la GBC) lors d’un sommet économique.

En arrière plan, les caractéristiques de l’entreprise ont sous-tendu ce choix. Tout d’abord, son implantation durable nécessite de lourds investissements au niveau local. Ensuite, sa position de leader dans le domaine des matériaux de construction l’oblige à adopter des stratégies globales. Enfin, sa « culture humaniste chrétienne » et son engagement précoce sur les enjeux de Développement durable (DD) ont été déterminants. L’entreprise Lafarge a été signataire du Global Compact en 1999 et de l’initiative sur la Global Citizenship du Forum Economique Mondial, et fait partie des premières entreprises à avoir élaboré des rapports développement durable, dès 2002. L’imbrication de ces différents éléments a ainsi créé des conditions de possibilité favorables à l’implantation d’un programme d’accès aux ARV.

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Alors que cette entreprise française a initié son programme en 2001, la production d’une « preuve » scientifique de la coût-efficacité s’est élaborée, a posteriori, en 2003. Cette « preuve » avait deux fonctions essentielles. D’un côté, elle a permis de légitimer l’intervention du groupe, en interne, auprès de ses managers. Alors que le VIH/sida était un sujet à la fois peu connu, non maîtrisé et doté d’une charge pathologique et symbolique forte, son insertion dans un processus d’efficacité rentrait en conformité avec la démarche de ses ingénieurs. Les managers en charge du projet se sont ainsi investis sur le projet avec pour objectif premier de produire un process efficace. Cette preuve a permis de “normaliser” le programme en interne. De l’autre côté, cette preuve a justifié l’intervention du groupe Lafarge auprès des acteurs extérieurs. Elle a intégré l’entreprise au sein de forums discursifs transnationaux dans lesquelles le thème de la coût-efficacité était central, et proposé un discours conforme à l’image de l’entreprise et à ce que son environnement attendait d’elle. Il est intéressant de voir comment les gestionnaires du projet ont hésité entre la communication du programme sur le registre éthique ou économique, optant finalement pour la seconde solution, et décevant par là même certains collaborateurs, contraints de se conformer à une vision stéréotypée de l’entreprise.

L’expérience d’Olivier Vilaça est particulièrement instructive sur la manière dont la construction de l’argumentation de la coût efficacité d’un programme d’accès aux ARV a davantage été construite comme une preuve légitimatrice a posteriori, que comme un facteur réel d‘engagement.!

Deuxièmement, nous avons montré que la participation des entreprises privées à la gouvernance mondiale (notamment sous la forme des PPP) était largement guidée par la recherche de la préservation de ses intérêts directs, selon une stratégie essentiellement orientée « market based ». Je ne reviendrai pas en détail sur ce point-ci.

Troisièmement, l’articulation de la participation des entreprises privées à la gouvernance mondiale, avec les initiatives autonomes de lutte contre le VIH/sida lancées à un niveau local n’a que peu été étudiée. Dans le cadre de cette recherche, c’est cette problématique qui sera mise en avant. Nous avons souligné que, si certaines initiatives privées ont été instaurées à un niveau local de manière autonome, elles ont ensuite été reprises et relayées par des acteurs publics, à une échelle globale. Dans un contexte normatif caractérisé par la valorisation de l’efficacité du secteur privé ainsi que par la promotion des approches partenariales avec le secteur privé, les entreprises privées ont été insérées, « naturellement », au sein des politiques transnationales de lutte contre le VIH/sida. Or, tandis que la participation des acteurs privés et publics est promue au sein des arènes politiques mondiales, c’est bien leur autonomie politique qui a caractérisé leurs premières actions au niveau local.

3. Analyser la participation des entreprises

privées à une action publique transnationale

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