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En 1996, la découverte des trithérapies n’a pas eu de retombées immédiates sur les populations des pays du Sud, en raison du coût des traitements46 conjugué à un certain attentisme de la plupart des pouvoirs publics africains. Certaines entreprises privées47 ont ainsi décidé de prendre les devants et d’instaurer leurs propres programmes d’accès aux ARV auprès de leurs employés. Ces initiatives autonomes et privées ont ainsi exercé une pression sur les pouvoirs publics. L’exemple de l’Afrique du Sud (cf. Encadré 1) illustre de manière exacerbée le rôle qu’ont pu jouer des acteurs privés locaux dans l’accélération de la mise à l’agenda de la question de l’accès aux traitements.

Encadré!1!Étude!de!cas!:!l’Afrique!du!Sud.!Attentisme!de!l’Etat!face!à!la!pression!du!secteur! privé!et!de!la!société!civile!

En Afrique du Sud, au moment de la transition démocratique et de la fin du régime d’Apartheid en 1994, la question du VIH/sida a été reléguée comme une simple question de santé publique, en arrière plan (Furlong et Ball 2005). Cependant, face à l’explosion endémique qui a touché le pays, atteignant en une décennie 14,1% de prévalence, conjuguée à la découverte des ARV qui restaient inaccessibles pour les populations du Sud, de vives polémiques autour du VIH/sida ont animé la société sud africaine, qui se sont intensifiées avec l’arrivée au pouvoir de Thabo M’Beki en 1999. Tout d’abord, le procès de Pretoria (1998-2001) qui opposait 39 compagnies pharmaceutiques internationales au gouvernement sud africain, a été un événement majeur dans l’accès aux ARV, avec des retombées tant nationales qu’internationales. L’industrie pharmaceutique poursuivait l’Etat, suite à la promulgation de l’ « African Medecines Act » (1997) qui permettait d’engager des licences obligatoires en cas d’urgence sanitaire et de fabriquer des génériques. L’État sud africain a alors été soutenu par une large coalition d’acteurs issus de la société civile militant pour l’accès aux ARV (Médecins Sans Frontières, Act Up, Health Gap, Treatment Action Coalition (TAC), etc.). La TAC, ainsi que le COSATU (Congrès des syndicats sud-africains) en ont été notamment des figures nationales majeures. En 2000, lors de la conférence internationale sur le VIH/sida à Durban, les organisations de cette société civile ont appelé la communauté internationale à permettre l’accessibilité des ARV aux plus pauvres, notamment en exerçant une pression sur l’industrie pharmaceutique. Finalement, face à la condamnation morale croissante de l’opinion internationale, les compagnies pharmaceutiques ont retiré leur plainte en 2001.

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La fourniture d’AZT était plus rare, mais Tetrapak Kenya ou Lafarge Blue Circle l’ont proposé dès les années 1992-1993, sans que cela fut publicisé (Vilaça 2009).

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Pour rappel, environ 1000 $ par patient et par mois.

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Tel que mentionné dans l’introduction générale, il s’agit notamment de l’Anglo American, Volkswagen South

Africa, BHP Billiton, Eskom, DaimlerChrysler, Debswana, Unilever, Lafarge, Heineken, la Compagnie ivoirienne

Cette victoire du gouvernement ne signifiait pas pour autant qu’ils allaient s’engager dans une politique d’universalisation des traitements, bien au contraire. Le gouvernement s’opposait alors à l’imposition de règles dictées par le Nord, incarné ici par l’industrie pharmaceutique, d’où une profonde ambivalence. En effet, le président Thabo M’Beki et sa ministre de la santé de l’époque, le Dr Manto Tshabalala-Msimang, affichaient parallèlement des critiques ouvertes vis-à-vis des traitements ARV. Ainsi, si des acteurs de la société civile avaient pu soutenir le gouvernement durant le procès de Pretoria, cet appui n’a pas dépassé ce cadre. Bien au contraire.

La question de l’accès aux ARV a en effet animé une vive et large controverse au début des années 2000. D’un côté se trouvaient ce que Didier Fassin a appelé les « orthodoxes », c’est-à-dire un groupe d’acteurs (activistes du sida, acteurs de la santé et opposition politique) qui défendaient un “universalisme rapide” de l’accès des ARV en Afrique du Sud. De l’autre côté, s’opposaient les « hétérodoxes » : un ensemble d’acteurs hétéroclites qui remettait en cause les thèses portées par l’establishment biomédical. Suivant leur sensibilité, ils pointaient la dangerosité ou l’absence de fiabilité des données épidémiologiques, montraient l’importance d’agir sur d’autres causes structurelles telle que la pauvreté, faisaient craindre le coût et la complexité des traitements, ou encore, remettaient en cause le lien entre le VIH et le Sida (Fassin 2003a). Le VIH/sida est ainsi passé d’un objet d’indifférence à un objet de passion politique.

Dans ce contexte de défiance des pouvoirs publics face aux ARV, les premières initiatives d’accès aux traitements ont été promues par des acteurs du secteur privé lucratif et non lucratif. L’association Médecins sans frontières (MSF) a ainsi initié le premier programme d’accès aux ARV dans une structure publique en 2001. Le géant de l’industrie minière, l’Anglo American, a également exercé une pression décisive sur les autorités publiques. En 2001, tandis que l’entreprise annonçait publiquement la mise en œuvre de son programme d’accès aux ARV, le gouvernement réitérait son refus de donner l’accès aux traitements aux personnes infectées par le VIH/sida. Rapidement, d’autres entreprises privées ont développé leurs programmes. Et de manière historique, le syndicat minier, la National Union of Mineworkers (NUM), un allié traditionnel de l’Etat, s’est désolidarisé de la ligne gouvernementale de l’ANC (Congrès national africain) pour s’unir au patronat et soutenir les programmes d’accès aux ARV.

Sous cette pression, le gouvernement signe finalement une “déclaration d’intention” de collaboration tripartite avec le secteur minier, au cours d’un “Sommet sur le VIH/sida dans les mines” en 2003. Par la suite, les actions de la société civile, conduites par la Treatment Action Campaign (TAC), un groupe de militants issus du mouvement antiapartheid, intensifient la pression, avec succès. En 2001-2002, le gouvernement de Thabo M’Beki instaure un programme national de Prévention de la transmission mère-enfant du VIH (PTME). Et en 2003, il annonce un plan d’accès aux ARV, promettant l’institution d’une unité de soins pour le VIH/sida dans chaque district sanitaire ainsi que la mise sous traitement des patients avec un taux de CD4 inférieur à 200 et/ou présentant des infections opportunistes. En 2004, il achète ses premiers ARV et élabore un Plan National de Lutte contre le VIH/sida. Par la suite, les politiques s’accélèrent et le nombre de personnes sous ARV passent de 55.000 en 2004 à 2,6 millions en 2013 (sur les 6,3 millions de personnes atteintes). En 2008, le nouveau président élu, Jacob Zuma, initie une politique volontariste et augmente le budget alloué au VIH/sida de 620 milliards de dollars en 2007 à 2,2 milliards de dollars en 2009. Celui-ci est, de manière relativement exceptionnelle pour le continent, financé à 86 % par le gouvernement48.

Chronologie de l'accès aux ARV en Afrique du Sud

1994 : Fin de l’Apartheid, instauration d’une démocratie multiraciale et présidence de Nelson Mandela 1996 : Constitution sud africaine qui affirme un droit à la santé opposable devant les tribunaux 1998 – 2001 : Procès de Pretoria qui oppose 39 compagnies pharmaceutiques à l’Etat sud africain 1999 : Arrivée de Thabo M’Beki à la présidence de la République

2001 : Annonce publique du plan d’action de l’entreprise minière, l’Anglo American 2001 : Initiative pilote d’accès aux génériques de MSF à Khayelitsha (Cap occidental) 2001-2002 : Mise en place du plan national de PTME

2003 : Annonce du Plan National d’accès aux traitements ARV et de décentralisation 2004 : Achat des premiers traitements ARV par le gouvernement

2013 : 2,6M de personnes infectées du VIH/sida reçoivent des ARV en Afrique du Sud

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En Afrique du Sud, les entreprises privées se sont ainsi engagées à l’écart des politiques nationales. D’autres États africains tels que le Cameroun (Eboko 2010) ou le Botswana (Chabrol 2012) ont observé la même dynamique. Pour autant, si les entreprises privées ont agi à la marge des arènes publiques, elles n’ont pas agi de manière isolée.

2.2. Appui décisif de la communauté épistémique internationale

et politisation des entreprises privées

La « communauté épistémique » internationale, c’est-à-dire l’ensemble des chercheurs académiques et des experts engagés dans le VIH/sida, a été un acteur décisif dans la promotion de la participation des entreprises à la lutte contre cette épidémie. Peter Haas définit cette notion comme un « réseau de professionnels ayant une expertise et une compétence reconnues dans un domaine particulier (et) qui peuvent faire valoir un savoir pertinent sur les politiques publiques du domaine en question »49 (Haas 1991, 3; Bossy et Evrard 2010). En effet, elle a été un vecteur d’action décisif, tant du côté des entreprises, dans leur décision d’agir, que du côté des acteurs publics (et notamment des organisations internationales), en leur fournissant une preuve de légitimation pour inclure les entreprises au sein des politiques multisectorielles. Dans le contexte d’incertitude de l’épidémie du VIH/sida au début des années 2000, conjugué à un contexte d’incertitude et de complexité croissante concernant la gestion des problèmes publics, ces communautés épistémiques ont fourni des connaissances précieuses aux acteurs économiques et politiques. Peter Haas caractérise également ces « communautés » par le partage d’un ensemble de normes, de croyances et de principes spécifiques (Haas 1991, 3) qui orientent leurs recommandations politiques. A l’instar de la définition du « champ scientifique » de Pierre Bourdieu, ce savoir, généralement présenté comme une vérité objective, est ainsi profondément déterminé par ses conditions de production50.

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49

Issue des relations internationales, la notion de « communauté épistémique » est utilisée pour définir les « canaux par lesquels de nouvelles idées circulent des sociétés vers les gouvernements, et d'un pays à l'autre ». Fondée autour de la figure de l'expert, ses membres partagent un ensemble de croyances normatives et de principes ; de croyances causales sur l'origine du problème et les solutions à y apporter ; des critères de validité des savoirs engagés dans le traitement de l'enjeu et des propositions d'action publique basées sur les pratiques communes associées au problème qui fait l'objet de leur expertise (Bossy et Evrard 2010).

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Selon Pierre Bourdieu, les connaissance sont conditionnées par la structuration des conditions dans lesquelles elles sont produites, « avec ses rapports de forces et ses monopoles, ses luttes et ses stratégies, ses intérêts et ses profits, mais où tous ces invariants revêtent des formes spécifiques. » (Bourdieu 1976, 89).

Communauté épistémique et initiatives pionnières

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