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Typologie du tabou linguistique

DES EXEMPLES DE TABOU LINGUISTIQUE

4. Typologie du tabou linguistique

Nous pouvons regrouper en trois grandes catégories les moyens de création des remplaçants de toutes ces maladies dont la prononciation est frappée d’interdiction : les désignations propitiatoires, les désignations allusives et les termes offensifs et ironiques.

4.1. Les désignations propitiatoires

Elles sont le résultat de l’essai de captatio benevolentiae des forces infernales, dont les démons des maladies, qui peuplent l’univers et qui habitent le corps de la personne malade, dans une conception animiste du monde. Ce sont des appellations cryptiques, qui expriment

130 C. Scarlat l’affection et le respect, dans le but de flatter la maladie et d’inverser ses effets négatifs, d’arriver à la faire quitter le corps dont elle a pris possession. Elles sont pour la plupart des appellations anthropomorphiques (adjectifs à connotation positive, généralement substantivisés), qui témoignent largement de l’image personnifiée qu’ont les maladies dans l’esprit humain.

Parmi les termes affectueux, un groupe lexical distinct est représenté par toute une série d’adjectifs, en emploi substantivisé, avec un déterminant défini ou un démonstratif, qui constituent les noms donnés en daco-roumain aux fées méchantes et à plusieurs maladies redoutables telles que la paralysie, la congestion cérébrale, la névralgie, l’épilepsie, la ‘blennorragie’ : [tele kurate] ‘les propres’, [frumwasele] ‘les belles’5, [milostivele] ‘les

charitables’ ; [blnda] ‘l’aimable’ pour l’urticaire, etc. Ces fées ressemblent, la plupart du temps, à des jeunes filles, belles, vêtues de blanc, qui apparaissent la nuit et qu’on « redoute parce qu’elles aiment les jeunes gens qu’elles veulent posséder, mais leur passion rend ceux- ci malades » (Taloş, 2002 : 87). Leurs appellations relèvent toutes du phénomène du tabou linguistique, à l’origine duquel se trouvent la peur inspirée par ces êtres dangereux, combinée avec la croyance dans le pouvoir magique du mot, le tout se prolongeant dans la crainte des noms qui leur sont liés.

D’autres adjectifs déterminent le nom d’un état pathologique (ce que nous avons appelé ‘génériques’ dans la taxinomie des maladies, pour les distinguer des hypergénériques, de sens évasif) comme dulce ‘doux, sucré’, dans [bube dulti] ‘boutons doux’, pour désigner l’eczéma, frumos ‘beau’, comme dans [bub frumwas] ‘bouton beau’ et ‘anthrax’. On compte aussi des adjectifs de couleur, tels que [alb] ‘blanc’, dans [bube albe] ‘boutons blancs’, pour ‘dermatites’ et [vrsat alb] ‘variole blanche’ pour ‘rougeole’. Le lien avec la couleur n’est pas seulement absent, mais il représente l’opposé de la situation réelle, désagréable, qui est ici rendue par un adjectif connoté positivement.

C’est probablement une conséquence du même phénomène qui s’est matérialisée dans l’apparition de faux diminutifs formés à partir des noms de maladies : [trnziori] de [trnzi] ‘hémorroïdes’, avec le suffixe diminutif composé -işor, etc. Les noms des démons sont souvent des diminutifs, comme [mtuika] ‘la petite tante’, qui désigne aussi la ‘malaria’. Dans la catégorie des termes respectueux, on peut mentionner les adjectifs épithètes et les noms de parenté (mère, tante), issus probablement de la crainte inspirée par la maladie, qui apparaît ainsi respectivement sacrée ou anthropomorphisée : [tele sfinte] ‘les sacrées’, pour ‘fées méchantes’ et ‘blennorragie’; [bwala sfnt] ‘la maladie sacrée’ pour ‘dysenterie’, d’un côté, et [maika btrn] ‘la mère vieille’, [maika kalea] ‘la mère chemin’, [maika kltwarea] ‘la mère voyageuse’, pour la ‘peste ou le choléra des gallinacés’, de l’autre côté.

4.2. Les désignations allusives

Elles expriment le contournement de la réalité désagréable que représente l’état de la maladie ; pour ce faire, plusieurs moyens sont mis en œuvre, que nous avons regroupés en : a) substituts pronominaux et déterminants, qui peuvent être des pronoms personnels ou démonstratifs : le pronom sujet [jele] et une forme de politesse [dnsele] ‘elles’ pour les ‘fées méchantes’ et de nombreuses maladies, ‘rhumatisme’, ‘spondylose’, ‘épilepsie’ ; [alta]

5 En allemand, par exemple, dans la même attitude de captatio benevolentiae, on appelle l’érysipèle das

La motivation dans les noms des maladies en roumain : exemples de tabou linguistique 131 ‘l’autre’, [alte alea] ‘d’autres (choses)’, ‘celles-là’ pour l’‘épilepsie’ ; ces exemples représentent des cas de généralisation maximale. Leur emploi pourrait s’expliquer par le désir de ne pas attirer l’attention d’un esprit ou de mettre en colère celui qui occupe le corps humain ; b) hyperonymes/(hyper)génériques de la taxinomie des maladies : [bwal] ‘maladie’ pour la ‘fièvre typhoïde’ ; [a bwal] ‘cette maladie-là’, [nekaz] ‘difficulté’ pour l’‘épilepsie’ ; avec ces appellations, le degré de généralisation se rétrécit. On entre dans le champ des maladies, par le haut de la hiérarchie, la catégorie superordonnée, la plus englobante. Les génériques fonctionnent, dans le lexique de la médecine populaire, sur le même schéma que les hypergénériques : [abub] ‘ce furoncle-là’, pour ‘anthrax’, ‘abcès alvéolaire’ ; c) (hyper)génériques suivis de spécificateurs plus ou moins évasifs, qui se trouvent un rang plus bas : [rwu bjetsilor] ‘le mal des garçons’ et [bwala kopijilor] ‘la maladie des enfants’ pour l’‘épilepsie’ ; [bube miti] ‘boutons petits’, pour la ‘rougeole’ et la ‘scarlatine’ ; d) autres substituts : des plus généraux [lukru] ‘chose’, [teas] ‘moment’, à ceux qui le sont moins ; dans ce dernier cas il s’agit des supposées causes externes des maladies dont le nom est frappé de tabou, notamment le soleil, le vent, la pluie, qui figurent dans les désignations de plusieurs maladies. D’après la pensée populaire, les phénomènes naturels sont la plupart du temps des esprits néfastes (Augusto & Melka, 1996 : 58)6 : [ale

din vnt] ‘celles du vent’, et ‘paralysie’, ‘rhumatisme’, ‘spondylose’, ‘blennorragie’ ; [vnt ru] ‘vent mauvais’ et [vnt sek] ‘vent sec’ pour ‘congestion cérébrale’, ‘paralysie faciale’, ‘névralgie’ ; [blnde din plwaje] ‘douces de la pluie’ et ‘urticaire’, etc.

4.3. Les termes offensifs et ironiques

Ce sont des noms ‘moches’, pour insulter la maladie, utilisés lorsque les autres moyens n’ont pas abouti. La peur de prononcer le nom d’une maladie, dont nous avons parlé ci-dessus, s’actualise ainsi de façon tout à fait contraire : une sorte de courage conduit à chasser le mal en utilisant ces noms insultants, parmi lesquels nous avons identifié plusieurs catégories : a) adjectifs offensifs : [spurk] ‘sale’ et ses dérivés [spurkat], [spurktune] pour ‘furoncle’, ‘anthrax’, ‘impétigo’ ‘diarrhée’ (principalement des maladies de l’épiderme) ; [ru] ‘mauvais, méchant’ et son dérivé [teas ru] ‘moment mauvais’, pour ‘épilepsie’ et ‘tachycardie’ ; [lukru ru] ‘chose méchante’ pour ‘épilepsie’ ; [vrmaa] ‘l’ennemie’ pour ‘anthrax’7 ; b) adjectifs de couleur à connotation sombre, négative : ‘noir’ qui entre dans la

composition de plusieurs noms de maladies là où il ne traduit pas l’aspect physique de l’affection, comme dans [bwala near] ‘la maladie noire’ pour ‘épilepsie’ ; c) imprécations : ce sont des syntagmes, des formulettes, issus des textes des incantations ; la plupart sont les constructions avec des verbes au conjonctif daco-roumain, qui font penser aux imprécations ; elles font également référence à des maladies fort redoutables dans la conscience populaire : [duksenvnt] ‘qu’il s’en aille dans le vent’, [mntel koka] ‘que le

6 Dans les langues romanes, nous avons trouvé des noms similaires en portugais, ou le glaucome est

appelé lunar, dérivé de luna, l’insolation mal do sol ‘mal du soleil’, l’eczéma orvalhada, et une maladie vénérienne orvalhico, de orvalho ‘rosée’ (Augusto & Melka, 1996 : 58). En albanais et dans les langues slaves les exemples sont nombreux : en albanais, on nomme l’épilepsie ajó e tokës ‘celle de la terre’ ; en bulgare, vănkašna bolest ‘la maladie du dehors’ ; en serbe, la même maladie est appelée

gorska bolest ‘la maladie de montagne’ (Candrea, 1999 : 272).

7 Ces types lexicaux se retrouvent dans de nombreuses langues d’Europe (en portugais, l’érysipèle est

appelé espírito mau ‘esprit mauvais’, l’anthrax maldita ‘maudite’, en italien l’épilepsie s’appelle, entre autres, bruto male ‘mal mauvais’, etc. (Augusto & Melka, 1996 : 64 ; Candrea, 1999 : 272).

132 C. Scarlat grumeau le mange’ pour ‘diarrhée’ ; s’y ajoutent aussi les désignations formées à partir du verbe ‘disparaître’, [tel pjerit] ‘celui disparu’, pour ‘syphilis’ ; d) termes ironiques, assez peu représentés dans notre corpus, au nombre de 3 : [domnije] ‘princerie’ et [fudulije] ‘fierté’ pour ‘gale’, [bojerije] ‘noblesse’ pour la ‘syphilis’.