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DÉVELOPPEMENT LANGAGIER

3. Les couleurs en discours

3.1. Démarche de l’enquête

La démarche globale de la thèse consiste à enregistrer des discours dans des situations perceptives contrastées. Parmi les différents discours recueillis auprès de locuteurs français à propos de leur expérience sensorielle et de leurs pratiques des habitacles automobiles, nous nous intéressons ici à des discours suscités dans des dispositifs expérimentaux (simulations visuelles sur un écran plasma® ou dans une salle de réalité virtuelle) et dans des habitacles réels de voiture. L’enquête a été réalisée avec N. Cavelier (2003).

3.2. Construction de l’expérience

Les locuteurs décrivent leur ressenti à un enquêteur, face à plusieurs habitacles variant selon le mode de présentation et selon les propriétés de couleur, de forme et de matière.

3.2.1. Matériel expérimental

Le premier mode de présentation (dispositif 2D) est un écran Plasma® proposant aux locuteurs des images statiques bidimensionnelles représentant l’avant de l’intérieur d’un véhicule. Le second (dispositif 3D) fait appel aux technologies de « réalité virtuelle ». Les images sont projetées sur quatre parois (latérales, frontale, au sol) d’une salle cubique (CAVE®). Le locuteur, assis dans un siège auto, porte des lunettes stéréoscopiques munies d’un capteur de mouvement, qui lui permettent de voir des images tridimensionnelles calculées en temps réel par rapport à sa position. Le dernier mode de présentation (dispositif

REEL) consiste en deux véhicules à l’arrêt.

Les ambiances d’habitacle présentées dans les différents dispositifs varient selon la forme (deux architectures), la couleur (beige et noir) et la matière (bois et aluminium).

3.2.2. Locuteurs

15 locuteurs français, 8 femmes et 7 hommes âgés de 23 à 74 ans, participent à l’étude. Tous sont peu familiers des systèmes de réalité virtuelle, n’ayant pas de pratique, personnelle ou professionnelle, de ces technologies.

3.2.3. Guide d’entretien, protocole de recueil, constitution des corpus

Chaque locuteur est interviewé via la méthode des entretiens semi-directifs. La construction du guide d’entretien suit les principes de l’entretien semi-directif (Blanchet, 2003), allant du général au spécifique et privilégiant les questionnements ouverts (ex. : Qu’est-ce qui, pour

vous, est important dans cet intérieur ?). Les propriétés sensorielles (couleurs, formes …) ne

sont pas mentionnées par l’intervieweur dans ses relances.

Les locuteurs voient successivement deux ambiances dans chaque dispositif (2D puis 3D puis REEL) et une dernière ambiance dans le dispositif 3D.

Les 15 entretiens sont enregistrés en audio sur Mini Disc et durent 90 à 150 minutes. Ils sont retranscrits intégralement. Trois corpus sont constitués, correspondant aux trois dispositifs de recueil : corpus 2D, 3D et REEL.

164 C. Cance

3.3. Analyses et Résultats

3.3.1. Hypothèses et catégories d’analyse

Notre principale hypothèse concerne les constructions cognitives impliquées dans l’expérience perceptive et résultant de cette expérience, les indices linguistiques en discours de ces phénomènes perceptifs et les inférences cognitives qu’ils permettent de réaliser. Nous faisons l’hypothèse que les modes de présentation des couleurs (des intérieurs) influencent la perception et le jugement des locuteurs. En effet, différents types d’expérience sensible sont proposés :

۰ complète (dispositif REEL) versus partielle (dispositifs 2D et 3D),

۰ partagée par le locuteur et l’intervieweur (2D et REEL) versus individuelle (3D), ۰ familière (2D et REEL) versus non familière (3D).

Nous postulons que ces modes de présentation suscitent différents modes de référenciation, et nous proposons d’identifier et de caractériser ces différents modes de construction dynamique de la référence (cf. Mondada et al., 1995) à travers la diversité des formes linguistiques en discours, en repérant des indices linguistiques pertinents. Au-delà du repérage lexical, notre hypothèse principale concerne les fonctions syntaxiques des termes de couleur. Il s’agit de vérifier si différentes conceptualisations de la couleur peuvent être inférées à partir du type d’inscription syntaxique des termes de couleur en discours. L’inscription en discours d’un terme de couleur comme substantif versus comme adjectif, construira et témoignera davantage d’une couleur respectivement comme entité du monde versus comme propriété. De plus, un adjectif de couleur, selon qu’il est épithète ou attribut d’un substantif, constituera soit l’indice d’une propriété rattachée à un objet de manière identitaire, soit l’indice d’une construction dynamique en discours de la référence à l’objet désigné par le substantif2.

3.3.2. Résultats lexicaux

Une première analyse lexicale du corpus (pris dans sa globalité) permet de faire l’inventaire des termes de couleur employés et de montrer l’insuffisance de la seule prise en compte des 11 basic color terms de Berlin et al., comme le montre la diversité des termes recueillis (cf. Tableau 1 ci-dessous). Sont distingués dans ce tableau les termes désignant la couleur de manière générique (couleur, nuancé), des termes spécifiques de couleur (beige, gris, écru …).

Termes de couleur (37 types / 890 occurrences)

Génériques (15 types / 379 occurrences) Spécifiques (22 types / 511 occurrences)

couleur 292, coloris 20, teinte 16, contraste 13, ton 11, uni 8, dégradé 3, nuance 3, tonalité 3, transparent 3, coloration 2, monochrome 2, bicolore 1, contrasté 1, nuancé 1, teinté 1

beige 117, gris 108, noir 98, bleu 72, blanc 34, marron 19, vert 17, écru 16, rouge 6, orange 4, ivoire

3, crème 2, jaune 2, noircir 2, orangé 2, rosé 2,

turquoise 2, blond 1, grisé 1, marronâtre 1, violet 1

Tableau 1 - Termes de couleur dans le corpus total

Les termes génériques représentent 42,6% des occurrences totales de termes de couleur et les termes spécifiques 57,4%. Parmi eux, on dénombre 10 « termes de base » (361 occ.) représentant 40,6% du lexique. D’autres termes considérés comme spécifiques d’un champ lexical (beige), issus d’un objet source (ivoire) ou construits sur un autre terme de couleur3

(marronâtre) sont également recensés (149 occ. soit 16,7%).

Observant dans ces discours sensibles une diversité des lexicalisations de la couleur, une analyse de l’inscription en discours de trois termes spécifiques, les plus cités (36,3% des

2 Sur le statut cognitif de l’adjectif, voir notamment Honeste (2004).

3 Ces trois critères (non monolexémie, référence à une source et spécificité lexicale) excluent, pour

Termes de couleur en discours 165 occ.), est proposée pour appréhender le statut cognitif et les conceptualisations de la couleur qu’ils désignent et construisent en discours.

3.3.3. Inscription en discours de beige, gris et noir

Le tableau 2 présente des exemples d’inscription en discours de beige, gris et noir.

Exemples extraits du corpus

beige - c’est un beige un espèce de beige un beige rosé - c ’est vrai que p(eu)t-être le beige là en l’occurrence i(l) fait penser à du cuir gris - sous l(e) pare-brise là tout est gris bon y a du beige quoi mais - ça m’a l’air d’être ça m’a l’air euh aluminium brossé j(e) le vois j(e) le vois gris clair noir - i(l) y a cette espèce de tissu noir qui doit être un peu qui doit un peu amortir - mais les rétro sont noirs et ça c’est bien parce qu’au moins on n’est pas attiré par le rétro

Tableau 2 - Exemples extraits du corpus