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Les injures, termes d’adresse [+axiologiques négatifs]

2 « Un autre type d’organisation du lexique »

4. La composante syntactico-énonciative

4.2. Les injures, termes d’adresse [+axiologiques négatifs]

Si l’on insiste tant sur le potentiel locutoire du référent désigné par le N en apostrophe, c’est à cause de la fonction exclusivement interpellative de l’apostrophe.

D’autre part, tandis qu’une partie des injures (métaphoriques/métonymiques) et d’autres apostrophes acquièrent le trait [+locutoire] occasionnellement, à la faveur d’un emploi figuré (comme personnifications), une autre partie, de même que les titres et les Noms propres le présentent comme un trait stable et en déduisent même leur principale fonction discursive : celle de termes d’adresse. Le fait que, du point de vue morphosyntaxique, les injures se comportent comme les autres termes d’adresse, expliquerait pourquoi la plupart des auteurs négligent leur principale différence : si leur suppression modifie le sens et la fonction de la phrase, celle d’un terme d’adresse ne l’affecte pas de manière significative, comme il ressort des exemples suivants :

4. Mais non, j’ai pas honte, idiote, tu me mets en valeur, au contraire. La belle et la bête. (Sarraute, Dis, tu m’aimes ?, p. 114) : contestation + injure

5. Mais non, j’ai pas honte, Marie/maman/ma chère, tu me mets en valeur, au contraire : contestation

6. Mais non, j’ai pas honte, tu me mets en valeur, au contraire : contestation

L’appellatif détonne et impose son sens au contexte, surtout quand il est négatif. Dans un contexte plus large, la suppression d’une injure peut passer inobservée, comme celle d’un appellatif neutre, car le sens repose sur plusieurs éléments (éventuellement d’autres injures) :

7. L’armée française, elle te pisse au cul, (eh, planqué) ! répond le galonné. (Cavanna, Les Russkoffs, p. 66).

La suppression des termes d’adresse peut devenir elle-même signifiante, à un niveau supérieur : celui de l’échange. Étant donné qu’ils définissent les statuts et les rôles réciproques du locuteur et de l’allocutaire, leur usage inadéquat bouleverse la relation avec l’interlocuteur, qui se voit redéfini autrement qu’il ne pensait être et, par conséquent, peut se sentir injurié. Quant à leur absence, elle peut signifier le refus du locuteur de définir son rapport à l’autre, ce qui pourrait également passer pour une injure. En fait, comme le remarque Kerbrat-Orecchioni(2002 : 32) :

En France, il semble bien en outre […] que l’on assiste aujourd’hui à une raréfaction notable de l’emploi des noms d’adresse : dans bien des situations communicatives, la salutation et le remerciement ne s’accompagnent plus

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automatiquement d’un nom d’adresse comme le recommandent grammaires et traités de savoir-vivre (en revanche, le nom d’adresse apparaît volontiers aux côtés d’un reproche, d’une protestation ou d’une réclamation, c’est-à-dire qu’il a souvent une connotation polémique).

Autrement dit, les variations diachroniques en matière d’adresse vont dans le sens d’une réduction des occurrences, voire d’un réinvestissement des appellatifs comme marques de conflit, donc plus si éloignés des injures.

On signalait supra l’emploi de plusieurs termes dans le sens de termes d’adresse :

apostrophe, vocatif, appellatif. Ce sont là des dérivations métonymiques à partir de la

fonction qu’assument ces termes. Afin de pouvoir identifier les principales caractéristiques de leur construction, nous allons revoir d’abord les motivations et aspects évoqués par d’autres analystes qui ont choisi de parler du vocatif (1), ou bien de l’apostrophe (2) ou de

l’appellatif (3).

Le terme vocatif nomme le cas désigné à exprimer l’adresse à un allocutaire humain, mais pas exclusivement (animaux, objets, concepts) et marqué par des terminaisons spécifiques dans les langues à déclinaison, comme le latin ou le roumain.

Le Goffic (1993) et Frontier (1997) distinguent deux sortes de vocatifs : injurieux vs proprement dit. Si le premier sert à caractériser (qualifier) l’allocutaire, avec une forte dose de subjectivité, le second sert à l’identification de l’allocutaire et peut éventuellement s’accompagner de la mention de qualités annexes permanentes, non liées à la prédication de l’énoncé (cf. cher Paul) ou même se faire par une simple qualité marquée par un adjectif (cf.

Petit, viens ici !). Lorsque associé à une phrase, le vocatif proprement dit a une place a priori

pertinente (plus il est situé en début d’énoncé, plus il a de chances de jouer un rôle dans l’identification de l’allocutaire), tandis que le vocatif injurieux a une place variable. Lorsque les constructions à NQ manifestent leur entière autonomie énonciative, elles représentent des « phrases nominales attributives » (Le Goffic, 1993) à un ou à deux termes qui apostrophent et caractérisent l’allocutaire.

Lefeuvre (1999) distingue l’apostrophe de la phrase averbale à sujet implicite dont les illustrations nous ramènent aux injures interpellatives (cf. Monstre !/Petit coquin !).

Alors que ces phrases averbales impliquent une prédication, qu’elles formulent des jugements, l’apostrophe n’est qu’un « membre de phrase », classé parmi les « modulations » qui accompagnent souvent et permettent de reconnaître une phrase injonctive. L’apostrophe peut servir à identifier l’allocutaire pour que le locuteur puisse agir sur lui (cf. Garçon, deux demi-tasses !), soit à maintenir le contact (fonction phatique), une fois que l’identification de l’allocutaire est établie par la situation. Enfin, lorsque le locuteur place son discours sous le patronage d’une instance, l’apostrophe n’est qu’une prise à témoin (cf. Mon Dieu ! de l’or à

tout prix ! se disait L.).

Cependant, la distinction entre apostrophe et phrase averbale à sujet implicite n’est plus si évidente quand un NQ est suivi, sans forte séparation, d’une phrase verbale où la 2e personne apparaît sous la forme d’un verbe à l’impératif ou d’un pronom personnel (cf. Stendhal (1830), Le Rouge et le noir (chap. IV) : Ah, monstre ! s’écria Julien à demi-haut, et

des larmes généreuses vinrent mouiller ses yeux… Ah, petit gueux ! pensa-t-il, je te revaudrai ce propos.). L’existence de cas pareils amène l’auteur à parler d’un continuum

entre l’apostrophe et respectivement la phrase averbale à un terme, qu’elle représente d’ailleurs sur un axe du genre :

Monsieur petit gueux monstre !

Pour une étude de l'apostrophe injurieuse 75 Les termes qui constituent les prédicats de ces phrases averbales sont pour la plupart des SN axiologiques. Des termes objectifs peuvent constituer la base prédicative de phrases averbales existentielles, voire des averbales attributives, mais leur emploi apparaît plus contraint que les précédents.

Selon Curat (1999 : 202), les invectives ressemblent aux apostrophes, mais sans s’y confondre, car si elles représentent des « étiquettes lancées à l’auditeur, qui le classent en portant sur lui un jugement de valeur », les apostrophes classent en effet l’auditeur, mais leur but n’est pas cet étiquetage en soi.

Selon Lagorgette, le terme d’appellatif renvoie au départ à tout terme de dénomination pour ce qui n’est pas humain ; ensuite il connaît une extension de sens, pouvant renvoyer à des N communs comme à des N propres, présents dans le discours direct ou dans le récit.

En fait, la spécificité de l’apostrophe injurieuse se révèle mieux lors d’une hiérarchisation des N selon leur capacité à assumer la fonction vocative. Selon Clarinval2, le seul – à notre connaissance – à suggérer une telle hiérarchie, après un N commun [+titre] tel Sire destiné exclusivement à un emploi vocatif, viennent les N propres et d’autres N communs [+titre], lesquels admettent aussi un emploi désignatif (cf. Dupont/ Monsieur, vous oubliez votre chapeau ! / Je ne me rappelle plus qui est Dupont/ ce monsieur. ; C’est monsieur Dupont.). Les N communs qui ne présentent d’autres traits que [+humain] seraient les derniers, car tous ne sauraient pas s’employer au vocatif (cf. Homme, viens !).

Nous remarquons cependant que des modifications telles que la qualification par un adjectif épithète ou par un complément prépositionnel rendent leur emploi au vocatif plus naturel. Ces emplois de même que l’emploi non contraint de N similaires en français (cf. Femme, monceau d’entrailles, pitié douce…3), voire de ce N même (et d’autres) en roumain, langue parente (cf. Vino, omule !), nous font penser qu’il s’agit moins d’une explication sémantico- pragmatique, qui devrait s’appliquer dans d’autres langues aussi, que d’une question d’usage. Considérons, par exemple, les constructions suivantes :

a. Nom commun [+humain] :

8. Omule, învaţă să fii bun ! → ? Homme, apprends la générosité ! b. Nom commun [+humain] + génitif :

9. Dă-mi odată pace, omu’/femeia naibii ! → ? Arrête de m’embêter, homme/

femme du diable !

10. Ce te-mpingi aşa, omu’ lu’ Dumnezeu ! → ? Qu’est-ce qui te prend à pousser comme ça, homme de Dieu ?

c. Nom commun [+ humain] + de + SN :

11. Om de rea credinţă ! → (…) homme de peu de foi ! (San-Antonio)

12. Om de doi bani/ de nimic/ de rahat (ce eşti) ! → ? Homme de quat’ sous !/de rien

/de merde ; Femme de peu ! (Céline apud Gordienne)

Si dans (A), le nom om / homme est un simple terme d’adresse qui, d’un côté, sert à attirer ou bien à maintenir l’attention de l’allocutaire sur une communication que le locuteur va / est en train de lui faire; et de l’autre, applique au référent une dénomination (valable de manière) unique et permanente, dans (B), où le N commun est complété d’un génitif, l’interpellation s’accompagne de l’expression d’un sentiment – négatif (d’impatience ou de contrariété), qui rappelle le juron, puisque le complément est une évocation blasphématoire (de Dieu ou du

diable). L’intonation participe de cette expression affective. La qualification semble

l’emporter ici sur la dénomination et elle s’appuie obligatoirement sur le cotexte (le contenu de l’énoncé). Les dernières constructions (C) servent, comme les autres, à interpeller, mais

2 Apud Lagorgette (1998). 3 Cavanna, Bêteet méchant, p. 76.

76 I.-A. Mateiu surtout à qualifier l’allocutaire (ou, éventuellement, le délocuté, cf. infra). Le N reçoit cette fois un complément de prix – qui exprime la valeur du référent. Celle-ci étant des plus basses, les SN se chargent d’une valeur axiologique négative et finissent par fonctionner comme injures. À la différence des appellatifs précédents, celles-ci peuvent apparaître toutes seules, étant équivalentes à une prédication. Parmi ces compléments de prix, on trouve en français : de balle/ de merde/ de première bourre ; de malheur ; de mes pieds/ de mes deux/

de mes couilles/ de mon cul/ de mes fesses. Construits sur des gros mots (scatologiques ou

sexuels), la qualification qu’ils apportent ne peut être que dégradante et les GN où ils apparaissent, des injures. En fait, à part ces cas où le premier N est un N neutre que le complément dévalorise, il y en a où N1 est un N insultant que le complément renforce, comme dans les exemples ci-dessous :

13. Garçon de ma merdre, si je t’en croyais je ferais rebrousser chemin à toute l’armée. (Jarry apud Gordienne)

14. - C’est fini, oui ou merde ? Eh, nous on bosse, nous demain ! Salopes de merde ! Poufiasses ! Sauvages ! […] (Cavanna, Les Russkoffs, p. 259)

En français, on devrait ajouter également des constructions à complément de lieu (origine) (cf. de barrière/ de banlieue/ de 2èmezone/ de chiotte/ de sous-préfecture/ de ruisseau/ de poubelle/ de pissotière), qui attribuent au référent de N1 une origine toujours dégradante,

aboutissant au même effet que les précédents (génération ou renforcement d’une injure) : 15. Va te faire baguer le nœud, eh, baba de pissotière ! (Perret).

L’observation du comportement de ces diverses catégories de N en vocatif nous conduit aux hypothèses explicatives suivantes :

Si les N titres (Docteur, professeur, mon général ou bien Monsieur, Madame) ou les termes relationnels (maman, frangine, fiston) peuvent apparaître en vocatif, c’est parce qu’ils sont par excellence des mots d’interaction : ils servent à instituer un rapport, social ou affectif, entre les interlocuteurs, en désignant le rôle que le locuteur reconnaît et impose à l’autre, et indirectement son propre rôle. Ils expriment donc une catégorisation stable, reconnue par une micro-communauté (familiale, professionnelle).

Au pôle opposé se placent les injures, catégorisations accidentelles, dictées par le contexte situationnel, éventuellement décrit dans le contenu de l’énoncé. Elles représentent en quelque sorte une parodie des termes d’adresse admis, puisqu’elles redéfinissent le référent à chaque fois. D’une part, elles communiquent à l’allocutaire un jugement, toujours renouvelé, donc à la fin injustifié, du locuteur à propos de lui. D’autre part, en annulant la distance sociale, elles représentent une forme de contestation des usages sociaux. Cependant, elles intéressent l’interlocuteur autant que les appellatifs conformes ; par contraste, on dirait, mais aussi par leur part de subjectivité, qui leur assure un supplément d’informativité. Entre les deux, se situent les N dénotatifs ordinaires, qui renvoient à une identité stable, reconnue, une nature. Aussi ne sauraient-ils s’employer en apostrophe seuls, comme les autres. N’ayant ni une signification sociale ni une signification affective comme les termes d’adresse (titres, termes relationnels, N propres, hypocoristiques ou injures), ils ont besoin d’un contexte linguistique qui accentue justement leur sème [+humain, +locuteur], ne fût-ce que pour le contester (cf. les exemples sous 2º et 3º). Lorsque son interlocuteur semble déchoir de sa qualité d’homme, par une conduite inappropriée, ou bien lorsqu’il semble ne plus comprendre le langage humain, ses appels répétés, le locuteur tente de le remettre à sa place. Ou bien, en appelant une femme par son nom, on inscrit automatiquement celui-ci dans un nouveau réseau de significations : la féminité est valorisée ou dévalorisée (en fonction du contexte) et son évocation signifie à l’autre qu’elle doit l’assumer comme le rôle auquel renvoie le titre ou le terme relationnel. Si le locuteur choisit, de tous les appellatifs

Pour une étude de l'apostrophe injurieuse 77 possibles, celui de femme, dans un contexte tel que Femme, j’amène des invités / Nevastă, ne vin musafiri., c’est bien pour l’inviter à jouer son rôle de maîtresse de maison, de femme4. Plus un appellatif est général, plus l’énoncé doit contenir d’informations qui restreignent son extension et, en fin de compte, justifient son emploi. Deux types de restrictions sont possibles : par la prédication qui suit, en général, ces N en apostrophe (cf. 1º et 2º), ou bien par des qualifiants (adjectifs : homme cruel ; compléments de prix : femme de peu/ homme de

malheur; om de doi bani/ de rahat ; génitif à valeur blasphématoire : omu’ lu’ Dumnezeu),

grâce auxquels le SN en apostrophe devient lui-même une prédication fonctionnant au besoin pour son propre compte, avec le seul appui du contexte extralinguistique.

On remarquera également que l’ajout d’un prédéterminant (l’article défini, mais surtout l’adjectif possessif : mon/ma/mes) peut avoir le même effet qu’un qualifiant : le possessif, rattachant le référent au monde du locuteur, se charge d’exprimer l’affectivité, avec l’intonation. Des interpellations comme ma fille, mon garçon, mon fils, mon frère, ma soeur sont plus naturelles que fille, garçon, fils, frère, soeur, à cause justement de leur nuance affective. Cela est encore plus évident dans le cas de leurs correspondants familiers, dont certains portent des suffixes diminutifs ou augmentatifs, à valeur affective (cf. fifille, frérot). En roumain, on observe le même phénomène chez des N peu pertinents comme interpellatifs : studentule (l’étudiant), artistule (l’artisse…) ou le féminin artisto, etc., à moins qu’ils ne prennent une nuance ironique, comme dans les contextes :

16. Hai, artistule, la tablă ! «Viens faire ton numéro, l’artisse ! » (à un élève qui fait le pitre) (défi, mépris)

ou bien d’une valeur affective positive, comme c’est le cas dans des énoncés du genre : 17. (Vino), studentu’/ artistu’ lu’ mama ! «Viens, mon artiste !/ l’artiste !»

(attendrissement, admiration, fierté)

Le rôle de l’adjectif possessif est assumé ici par le génitif (lui mama/tata) et la sphère des possibilités est restreinte à ces deux termes relationnels. Les parents, et surtout la mère, sont les plus susceptibles de s’approprier ainsi, amoureusement, les qualités et défauts (mineurs) de leur descendance (cf. deşteptu’/frumosu’/prostănacu’/prostuţu’ lu’ mama ! « mon petit

malin/mon beau garçon/mon petit con ! », qui rappellent facilement d’autres expressions

affectives telles que dragul/scumpu’/odoru’/puiu mamii « mon chéri/mon petit ! », mais * tâmpitu’/ticălosu’ lu’ mama/mamii ! « mon idiot/mon salaud ! »).

À l’encontre des titres et autres termes d’adresse neutres, qui ont avant tout une fonction dénominative, les dernières formules servent surtout à caractériser, la fonction conative passant au second plan. L’ambivalence de ces constructions, qui peuvent servir en égale mesure d’interpellatifs, ou de désignatifs à la 3e personne, n’y est peut-être pas pour rien. En l’absence du génitif, qui leur confère une valeur affective-appréciative positive, ces mêmes N prennent une valeur contraire : d’appellatifs ironiques, voire injurieux. Dans

18. Deşteptule ! (Ai văzut ce-ai făcut ?) → Tu vois maintenant ce que tu as fait,

l’astuce ?/Gros malin ! (T’as vu ce que t’as fait ?)

19. Deşteptu’ ! (Ai văzut ce-a făcut ?) → Le gros malin ! T’as vu ce qu’il a fait ? le nom voit s’inverser sa valeur axiologique (du positif au négatif), ce qui lui permet d’exprimer un reproche, une critique. Par antiphrase, le compliment tourne à l’injure (deşteptu(le)/(le) gros malin ! signifie plutôt tâmpitu(le)/(l’) idiot, (le) connard !, Ducon), comme le prouvent ces réponses à (18) : Deştept eşti tu cu (mu)mă-ta ! (l’équivalent du français X toi-même !), ou bien le reproche : De ce mă-njuri ? « Qu’est-ce qui te prend à

m’insulter ? ».

78 I.-A. Mateiu En roumain, l’ironie devient plus mordante si l’on renforce le nom par redoublement :

Deşteptu’ deştepţilor ! « Le malin des malins ! ». L’effet superlatif peut être obtenu aussi par

la mention du milieu où le référent est unique par sa « qualité » : deşteptu’

lumii/pământului !, quand l’individu n’est désigné par le nom même de la qualité qu’il

possède et qu’il finit par incarner : deşteptăciunea pământului ! « sagesse de la terre ! ». La proportion des qualifications négatives, respectivement positives dans cette construction (9 à 1), dans les exemples cités par Lüder (1996) (cf. faurul lumii « le forgeron du monde »

vs Bată-te varga lui Dumnezeu, hâzenie a pământului ! « Que Dieu te punisse, horreur de la Terre ! ») serait-elle le signe d’une spécialisation de la construction même dans l’expression

au superlatif d’un défaut ? Cela ne diminuerait pourtant pas l’importance de l’appellatif. Le fait que le terme ait toujours une valeur dépréciative, ironique, lors d’un emploi désignatif (cf. L-am întâlnit pe deşteptul ăla şi la bibliotecă. « J’ai rencontré ce malin-là à la bibliothèque aussi. »; Care deştept a făcut asta ? « Quel malin a fait ça ? »), prouve qu’un qualifiant, même appréciatif, ne saurait servir de dénomination sans changer de valeur. Le contenu subjectif appréciatif de ces N réduit leur potentiel dénotatif. Aussi ne sauraient-ils fonctionner comme désignations en dehors d’un consensus comme celui auquel on aboutit lors de l’invention d’un surnom, par exemple. L’emploi de tout nouvel appellatif dont la dénotation n’est pas stabilisée par un tel consensus et qui ne sert pas à exprimer une appréciation affective sera interprétée comme une tentative de redénomination, une parodie de baptême et, selon le contenu, comme une véritable injure ou une simple ironie.

En combinant l’identification du référent avec sa convocation directe dans l’énoncé, l’apostrophe sert parfaitement les injures, qui recatégorisent le référent sur un échelon plus bas et qui ont d’autant plus de force qu’elles sont directes. Cette idée de recatégorisation de l’allocutaire explique à rebours la pertinence des N insultants en apostrophe.

Références

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LA DIMENSION INDIVIDUELLE DE LA PAROLE :