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La phrase canonique dans les grammaires de référence

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2. La phrase canonique dans les grammaires de référence

À la suite de C. Germain et H. Séguin (1998), on distingue parmi les grammaires explicites, c'est-à-dire les tentatives de notation de la compétence, les grammaires dites pédagogiques, inscrites dans le processus d’enseignement ou d’acquisition d’une langue, et les grammaires

linguistiques, qui visent à décrire ou à simuler au mieux cette langue. Pour l’essentiel, c’est

parmi ces dernières, dans les grammaires descriptives, qu’il est recouru à la notion de PC, ce qui invite à voir une corrélation entre les objectifs spécifiques de ce type d’ouvrage et l’objet qui nous occupe ici.

Trois références ont nourri notre enquête : la Grammaire méthodique du français (Riegel et

al., 1994), la Grammaire de la phrase française (Le Goffic, 1993) et la Grammaire du français (Denis & Sancier-Château, 1994). Un bref parcours révèle que la PC est systématiquement convoquée pour définir la phrase elle-même1 – autre insaisissable du métalangage. En outre, le fait que chaque grammaire l’emploie sous des noms et/ou des

formes différentes n’est pas étranger à l’instabilité de la notion.

2.1. Appellations et représentations

Riegel et al. évoquent successivement une « phrase de base », une « phrase prototypique » et la « phrase canonique » ; ils proposent en outre une représentation en métalangage

1 À titre d’exemple : « Il est avantageux de se doter au départ d’une structure (ou forme) canonique de

la phrase. […] C’est par rapport à ce schéma de référence (ou modèle opératoire) que sont décrites toutes les phrases observables. » (Riegel et al., 1994 : 109).

34 A. Gautier syntaxique : (CC) — Sujet — (CC) — Verbe — Complément(s) / Attribut — (CC). La

Grammaire du français fait état d’une « phrase archétypale » apparentée à la phrase verbale

simple. Enfin, la Grammaire de la phrase française produit une occurrence de « phrase type » : Marie chante.

Bien que leur fonction commune autorise à voir dans ces entités les avatars d’un même concept, la diversité des appellations n’est pas dénuée de répercussions théoriques : par exemple, parler d’une « phrase de base » implique que d’autres formes dérivent d’une même structure, comme l’interrogation et la négation dériveraient de l’assertion positive (la notion de transformation n’est alors plus très loin). D’autre part, avec l’étiquette de « phrase prototypique », le problème semble déserter l’objectivité des faits pour une forme de subjectivité propre au jugement d’appartenance catégorielle (voir infra).

Problème crucial posé à toute science dotée d’ambitions théoriques, les représentations ont elles aussi un impact sur le concept qu’elles dénotent et sur son articulation au reste du modèle : ainsi Riegel et al. ont-ils recours ci-dessus au métalangage formel pour proposer une visualisation de la PC. Ils produisent en outre une définition en intension de l’objet en

listant ses caractéristiques2. Enfin, le choix de Le Goffic est de représenter la PC par l’entremise d’une occurrence de phrase, ce qui ressortit d’une définition en extension. Naturellement, ces choix théoriquessont autant d’accès différents à un seul et même objet : la phrase canonique. La représentation métalinguistique se montre en tant que structure syntaxique abstraite, tandis que la description métalinguistique dit cette même structure et que l’exemple la réalise effectivement, passant du type à l’occurrence. Y a-t-il parmi ces options un choix moins pertinent ? Force est d’admettre, si l’on suit Riegel et al. qui veulent voir dans la PC un modèle, que la description remplit mal un tel office, puisqu’elle énonce les propriétés de son objet sans montrer cet objet lui-même.

2.2. Structure de la phrase canonique

Si l’on laisse de côté ces divergences, il subsiste encore d’importants écarts entre les phrases canoniques des grammaires étudiées. À titre d’exemple, entre les phrases « Marie chante. » et « Marie chante une chanson. », peut-on déclarer que l’une est « plus » canonique que l’autre ?

On peut tenir pour évident que la PC est avant tout un modèle syntaxique et non pas sémantique. C’est pourquoi il importe peu que l’on rencontre « Marie chante. » ou « Marie mange. », qui semblent canoniques au même degré. À l’inverse, une phrase plus atypique, comme « Marie abat un sapin. », sera moins aisément éligible comme PC du fait que son sens

dénotatif fait obstacle à une lecture canonique3. Mais le plus important est que, d’une grammaire à l’autre, les critères constitutifs du « canon » divergent même d’un point de vue syntaxique : la Grammaire de la phrase française retient une phrase comportant un Verbe et un Nom propre sujet (« Marie chante. »), tandis que la Grammaire méthodique du français y ajoute, dans la représentation citée plus haut, un complément d’objet (ou un attribut) et d’éventuels circonstants.

En fait, on gagne ici à distinguer deux notions qui se côtoient couramment dans les grammaires de référence, à savoir la phrase canonique et la phrase minimale. La seconde constitue non pas un modèle de la catégorie des phrases mais plutôt une forme de limite structurelle de cette catégorie, en deçà de laquelle, dans une conception très normative, on ne

2 « Phrase assertive, simple […] et neutre. » (Riegel et al., 1994).

3 À cet égard, la sémantique ne semble pas complètement étrangère à notre propos. Pour autant, la

PC ne saurait être qu’une séquence décontextualisée et non un « énoncé » dans la mesure où elle illustre des faits de langue et non de parole.

Le concept de phrase canonique en linguistique française 35 peut plus parler de « phrases ». À l’opposé, la structure de Riegel et al. est plus complexe et permet de décrire contrastivement d’autres types de phrase de la grammaire française ou d’autres langues. Autrement dit, la phrase minimale occupe une frontière de la catégorie et la

PC en occupe le centre.

Concernant la forme syntaxique de la PC, il est éloquent que le modèle typologique de Greenberg (1966) comporte non pas deux mais trois constituants (SVO). Cela invite à voir dans le schéma proposé par Riegel et al. une structure « plus » canonique que celle de la phrase à deux termes. En combinant les critères définitoires des grammaire évoquées ici et ceux d’autres textes (dont Willems, 2001), on est en mesure de proposer une synthèse des propriétés que semble fixer la phrase canonique : il s’agirait donc d’une Phrase assertive

délimitée graphiquement ou prosodiquement, neutre, simple et d’ordre SVO.

3. Définir la canonicité ?

Les différences terminologiques étant à peu près aplanies, il reste à déterminer précisément pourquoi la PC a la structure mentionnée, c'est-à-dire celle d’une phrase assertive simple, et non pas celle d’une phrase interro-négative clivée, par exemple. Certains auteurs avancent le droit à l’axiome et ne justifient pas leur choix ; d’autres, tels Riegel et al., proposent quelques éléments d’explication :

(i) ils avancent tout d’abord que cette forme est la plus immédiate. Puisqu’il semble être question d’une chronologie – dont la nature reste à préciser – il faut voir dans la PC une

structure primordiale dont procèdent les autres types de phrase (interrogatif, exclamatif, clivées, etc.) ; dans les premières versions de la grammaire générative, la notion de phrase

noyau, obtenue par un nombre minime de transformations, s’approchait nettement de cette

conception. Selon la nature de la chronologie que sous-entend l’immédiateté invoquée, on fera tantôt de la PC une structure de base de la grammaire intériorisée, de la compétence, tantôt un outil descriptif de linguiste. Dans le premier cas, la PC est réputée prégnante dans les processus cognitifs et constitue une réalité psychique ; dans l’autre, son antécédence est liée à une formalisation particulière et elle reste un artéfact théorique. Quoi qu’il en soit, cette hypothèse est difficilement falsifiable ou vérifiable, mais elle est surtout très engagée théoriquement.

(ii) Une deuxième voie d’explication se fonde sur la fréquence relative de la structure canonique. L’idée générale est que l’on voit se réaliser plus souvent, dans le discours, des phrases assertives simples que, par exemple, des interrogatives ou des phrases averbales. Si cela se vérifie pour les pages du Monde, comme l’a montré Ulland (2002), c’est plus difficile à concevoir pour la langue littéraire ; quant à l’oral, Lambrecht (2007) a montré récemment une propension des locuteurs à ne pas produire de structures canoniques.

(iii) La troisième option envisagée par Riegel et al. est de considérer la structure de la phrase canonique comme la plus représentative de la catégorie des phrases. Le problème se déplace alors du plan des faits linguistiques à celui du métalangage. Dans les deux premiers cas, les explications se fondaient sur la configuration supposée de la grammaire intériorisée ou sur l’observation des productions de discours. Ici, en l’espèce, c’est le rapport d’une représentation mentale à une catégorie de métalangage qui entre en ligne de compte et non le système de la langue lui-même.