Le Conservatoire de La Haye délivre un master en deux ans, conformément au système de Bologne. Il a mis en place récemment l’obligation pour les étudiants instrumentistes de présenter un projet de recherche. Il n’est pas le seul Conservatoire à développer ce type de dispositif. Mais ayant été invité à évaluer pendant toute une semaine ces projets de master qui étaient d’une grande diversité de sujets et de formes, j’ai pu me rendre compte du travail réalisé par les étudiants. Il m’a donc semblé pertinent de prendre l’exemple de ce Conservatoire pour illustrer mon propos.
Les projets peuvent être de trois types :
« Research paper » : Article de recherche, ce document doit compter environ 25 pages. Certains travaux ont pu totaliser une soixantaine de pages, mais sans pour autant en devenir une thèse de master (voir ci-dessous). 79% des travaux présentés par les étudiants sont de ce type.
Exemple : La réalisation d’une version pour violon à partir d’un concerto pour clavecin de Jean-‐Sébastien Bach. Une version pour violon de ce concerto qui n’existait pas, alors que JS Bach a réalisé de telles versions pour d’autres concertos pour clavecin. L’article a démontré tout le travail de recherche nécessaire : étude des versions violon et clavecin existantes pour les autres concertos, recherche dans le répertoire pour violon pour les passages qui posaient question, difficultés non encore résolues.
« Research report » : Ce « rapport de recherche » doit rendre compte d’une recherche artistique menée. Bien documenté, à partir de sources identifiées, il est plus court que le précédent et ne comporte pas nécessairement de chapitres. C’est un compte-rendu de recherche.
Exemple : « Un concert pour piano revisité ». Pièces pour piano seul, piano à quatre mains, pièces chantées, mêlant répertoires classique et autres styles (music-‐hall !). Le rapport montrait la démarche entreprise, l’argumentation du choix des œuvres. La présentation orale du rapport était suivie par un large extrait du concert.
« Thesis » : Cette « thèse de master » a été ajoutée à la demande des étudiants comme préparation au doctorat. Il s’agit donc d’un véritable mémoire de recherche. Sans que cela soit précisé, il doit compter une centaine de pages et porter sur une étude approfondie d’un sujet. Le jury qui l’évalue doit comprendre un enseignant docteur (PhD). Les étudiants qui choisissent cette option ont déjà de fortes compétences à l’écrit.
Exemple : Une thèse sur le théâtre musical, travail très complet de réflexion conceptuelle sur cette forme de spectacle. Le document était remarquablement écrit, le propos apportait des perspectives très intéressantes et originales, et la présentation était tout à fait dans la lignée de qualité du mémoire.
La mise en œuvre de ces projets est accompagnée en première année de master par une procédure collective qui commence par une présentation de ce qu’est une recherche artistique et des types de projets que les étudiants peuvent présenter. Puis les étudiants suivent une série de trois cours espacés sur l’année, qui aborde différents aspects de la recherche – choix du sujet, méthodologie, questions particulières – et un dispositif par lequel des étudiants de 2e année
viennent, avec leur directeur de mémoire, présenter leur travail en cours aux étudiants de 1e année
et en discuter avec eux. Enfin, à leur tour, ce sont les étudiants de 1e année qui reviennent ainsi
sur leur propre recherche.
La 2e année est consacrée à la réalisation du projet, avec le suivi d’un tuteur. Les projets sont
présentés en soutenance publique et évalués par un jury comprenant au moins deux enseignants du Conservatoire, dont le tuteur du mémoire, et un jury externe275. Seule la « thèse » nécessite
qu’un enseignant titulaire d’un doctorat fasse partie du jury.
275 Ayant été invité en mars 2014 pendant une semaine pour évaluer ces projets, j’ai pu constater la diversité des
De ce que j’ai pu observer, les difficultés rencontrées par les étudiants ne portent pas sur les compétences à l’écriture mais, quand il y en avait, sur l’étendue des savoirs mis en œuvre dans ce travail. Cela pose donc une question d’évaluation : où sont les limites au champ de recherche dans le sujet choisi à partir desquelles il est possible de dire que la recherche a été suffisante ou non ? Cette question a été soulevée une fois durant cette semaine d’évaluation : un évaluateur, spécialiste du sujet qui avait été choisi par l’étudiant, avait trouvé que des analyses manquaient, que des éléments n’avaient pas été soulignés, en raison d’une méconnaissance d’un aspect du sujet abordé. Il s’est agi alors d’évaluer si ces manques étaient acceptables à ce niveau ou si, au contraire, ils n’étaient pas admissibles. C’était ainsi la question des limites qui était posée : limite pour le champ de recherche et limite pour la profondeur d’exploration de ce champ : s’il est clair qu’en master, l’exigence ne peut être la même que pour un doctorat, mais où est cette limite ? Cela touche donc aux critères à partir desquels cette recherche est évaluée, mais cela interroge aussi l’équilibre entre l’évaluation du processus par lequel la recherche a été menée et l’évaluation du résultat. La réponse ayant estimé que le projet en question avait été très bien mené, mais qu’effectivement, pour être totalement aboutie, même à ce niveau, certains éléments auraient pu être mis en évidence, le projet a été validé, mais avec une note qui a tenu compte de cet avis.
Conclusion
Le 3e cycle est le lieu privilégié de la recherche, ce qu’expriment bien les référentiels présentés.
Pour le 2e cycle, le cas étudié donne l’exemple d’une entrée en recherche selon deux ambitions
différentes : formation à la recherche – projets de « Research paper » et « Research report » – et formation pour la recherche – projet « Thesis ». Cette recherche est présente dans les référentiels pour ce 2e cycle, avec des objectifs parfois ambitieux. Pour Richard Etienne276, toute formation
pour la recherche comprend une formation à la recherche, mais aussi par la recherche. Dans le cas étudié, un seul projet forme pour la recherche, et il est assez rarement choisi. Les autres projets forment surtout à la recherche, en permettant aux étudiants d’en aborder les outils. Il s’agit donc majoritairement, dans ce cycle, d’une formation par la recherche, qui envisage une formation à ou pour la recherche.
Mais ne pourrait-on envisager, prioritairement, une formation par la recherche, qui implique obligatoirement de former par des outils de recherche, mais qui ne se pose aucunement comme objectif de former à ou pour la recherche ?
Il est essentiel de considérer la recherche non comme le sommet – réputé inaccessible ou réservé à une élite – d’une pyramide de l’enseignement musical spécialisé, de l’enseignement initial à l’enseignement supérieur, mais comme une activité, certes complexe et exigeante en compétences et en maîtrise des savoirs, susceptible de précisément nourrir toute la chaîne de l’apprentissage musical et même au-delà.277
Le premier cycle d’enseignement supérieur ne peut être le lieu d’une formation à ou pour la recherche. Mais est-il le lieu possible d’une formation par la recherche ?
276 Cf. chap.1 p.59
Le 1
ercycle de la formation supérieure du
musicien : le lieu d’une recherche possible ?
Introduction
Le psychologue américain Jérôme Bruner a posé le principe d’une construction spiralaire du savoir. Il précise ainsi278 trois modes d’acquisition des savoirs : les modes énactif, iconique et
symbolique279. Dans cette progression qui va d’un mode procédural pur, à une symbolisation en
passant par une représentation imagée, il montre comment se construisent en chacun les représentations progressives sur le monde. La formation supérieure se développe donc sur des représentations et des symboles ainsi construits. Or nous avons vu avec Bachelard cette nécessité, pour la recherche, de développer une épistémologie de la connaissance qui seule, permettra de cheminer vers de nouvelles connaissances, de nouvelles idées, en dépassant les obstacles épistémologiques des représentations antérieures. La démarche de recherche permet cette mise à jour des connaissances. Bachelard précise par ailleurs que « Toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y a pas de question, il ne peut y avoir de connaissance. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit »280. Ainsi, faire naître ces questions, faire apparaître les énigmes qu’elles posent et qu’il
appartiendra à l’étudiant de résoudre, démarche qui lui permettra de construire son savoir, est une démarche de recherche qui se poursuit, se mûrit, gravit cette spirale de la connaissance décrite par Jérôme Bruner.
L’entrée dans l’enseignement supérieur n’est-il pas le moment symbolique idéal, début d’un nouveau processus de plusieurs années, pour marquer cette différence possible avec un enseignement scolaire dont on connaît les qualités et les défauts ? Un certain nombre d’institutions tentent d’apporter une réponse positive à cette question en développant dans leur curriculum des dispositifs très variés qui mettent en œuvre une recherche. Après avoir présenté puis analysé les dispositifs qui me semblent les plus pertinents pour cette étude, je reviendrai sur les référentiels qui ont été déjà étudiés pour le master et le doctorat, en m’intéressant à ce qu’ils peuvent contenir comme objectifs ou critères qui peuvent toucher au développement d’une recherche dans ce premier cycle. Enfin, je poserai une définition de ce qui pourrait caractériser la recherche mise en œuvre dans ce cycle.
278 dans Philippe Lestage, Jérôme Bruner, IUFM du Limousin 2008-2009, p.8
http://www.google.fr/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=2&ved=0CCkQFjAB&url=http%3A%2F%2 Fwww.acteurs-
ecoles.fr%2Fapp%2Fdownload%2F2890523111%2FBRUNER.pdf%3Ft%3D1273760058&ei=ieDHU4WPMuiQ0 AWW2oHgBQ&usg=AFQjCNFR6w8LLzTju4gca1NXN8hidSrjpw&sig2=bU5MPxCdVMlHN1jOjfth4w&bvm=b v.71198958,d.d2k
279 Le mode énactif concerne seulement un stade procédural, propre à l’enfant, le mode iconique où l’information est
représentée en termes d’images par lesquelles le sujet construit des représentations du monde réel qui sont indépendantes des actions qu'on peut y exercer. Par cette démarche, l’enfant se construit une sorte de structure préconceptuelle du monde grâce à laquelle il pourra agir. Enfin, le mode symbolique, par lequel l’information est représentée sous forme d’une schématisation arbitraire et abstraite. A ce stade, intervient non seulement le rôle du langage, mais il n’est plus possible d’envisager l’évolution individuelle indépendamment des modalités qu’exerce sur elle le milieu culturel.