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Henri Bergson et l’artiste « visionnaire »

À quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et nos consciences ? »109

« Ainsi, qu’il soit peinture, sculpture, poésie ou musique, l’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même. »110

« L’art vrai vise à rendre l’individualité du modèle et pour cela il va chercher derrière les lignes qu’on voit le mouvement que l’œil ne voit pas, derrière le mouvement lui-même quelque chose de plus secret encore, l’intention originelle, l’aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse infinie des formes et des couleurs. »111

« Mais, pour l'artiste qui crée une image en la tirant du fond de son âme, le temps n'est plus un accessoire. Ce n'est pas un intervalle qu'on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. La durée de son travail fait partie intégrante de son travail. La contracter ou la dilater serait modifier à la fois l'évolution psychologique qui la remplit et l'invention qui en est le terme. Le temps d'invention ne fait qu'un ici avec l'invention même. C'est le progrès d'une pensée qui change au fur et à mesure qu'elle prend corps. Enfin c'est un processus vital, quelque chose comme la maturation d'une idée. »112

Ces citations de Bergson concernent l’artiste créateur quel que soit le contexte de création, comme il le précise lui-même : peinture, sculpture, poésie, musique, mais d’autres encore.

Certains arts comme la musique ou le théâtre, voient une séparation exister entre l’artiste qui a créé l’œuvre – le compositeur, le chorégraphe, l’écrivain – et l’interprète qui la « produit » sur scène – le musicien, le danseur, l’acteur.

Le « créateur » est à l’évidence l’artiste que décrit Bergson, celui « qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voiles »113. Mais l’interprète peut-il être un artiste au même

sens bergsonien du terme ? Il convient d’analyser quelle est l’action de l’interprète.

L’interprète – musicien ou acteur pour rester dans les deux arts cités en exemple114– est celui par

lequel l’œuvre se matérialise dans le temps et l’espace, par le son principalement pour les exemples cités. L’interprète peut créer une pièce dans le cas d’une œuvre contemporaine, mais le plus souvent il la réactualise. Pour cela, il lui insuffle son énergie en fonction de ce qu’il en perçoit. Mais surtout il lui donne une réalité dans l’espace et dans le temps. Pour cela, il perçoit le temps derrière l’œuvre, « va chercher derrière les lignes qu’on voit le mouvement que l’œil ne voit pas » c’est-à- dire qu’il va chercher derrière le temps organisé par le compositeur ou celui imaginé par l’écrivain,

109 Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, 1934, p.265, dans Frédéric Worms, Le vocabulaire de Bergson, 2013, Ellipses

Éditions, p.19

110 Henri Bergson, Le Rire, 1900, p.120, dans Frédéric Worms, Le vocabulaire de Bergson, op. cit. p.18

111 Henri Bergson, La Pensée et le mouvant, 1934, p.265, dans Frédéric Worms, Le vocabulaire de Bergson, op. cit. p.19 112 Henri Bergson, L’évolution créatrice, 1907, 1907, PUF 1941, 12e édition « Quadrige » 2013, p.339-340

113 Henri Bergson, Conférence de Madrid sur l’âme humaine, op. cit.

114 Tous les arts de la scène ou de la piste comme les circassiens, sont concernés mais certains éléments ‘analyse

diffèrent et seraient à adapter à chacun des contextes spécifiques. Je simplifie donc mon analyse en ne la fondant que sur ces deux exemples de la musique et de l’art dramatique.

le temps réel qui est nécessaire pour cette mise en espace du son selon sa perception des intentions du créateur, qui est le propre de son interprétation. L’interprète sera alors celui qui conduira le public à travers cet espace sonore et surtout dans ce temps qu’il perçoit et qu’il crée. Si au sens de Becker115, il s’agit ainsi d’une création collective entre le compositeur ou l’écrivain, et

l’interprète, au moment de cette production, c’est bien l’interprète qui est créateur du temps et de l’espace.116

Dans la dernière citation, Bergson aborde la notion du temps nécessaire pour l’invention. Mais ne pourrait-on la reprendre en l’appliquant à l’interprète ? Cela donnerait ceci :

« Le temps n'est [pas] un accessoire. Ce n'est pas un intervalle qu'on puisse allonger ou raccourcir sans en modifier le contenu. [Le] contracter ou [le] dilater serait modifier à la fois l’évolution psychologique qui [le]remplit et l’invention qui en est le terme. Le temps [de l’interprétation] ne fait qu’un avec l’invention même. »

Loin d’être un simple exécuteur d’ordres transmis par une partition, ou d’indications données par le compositeur pour le musicien, ou des directives données par le metteur en scène pour l’acteur, l’interprète est un créateur au sens où je viens de le définir. Dans ce sens, l’interprète doit bénéficier lui aussi de ce « temps d’invention » dont parle Bergson pour que sa pensée puisse prendre forme.

Son travail, appliqué à l’œuvre qu’il interprète, sera nécessairement complexe et comprendra ce que Bergson exprime dans ces citations. Il s’agira de la mise à l’écart des symboles, généralités et conventions qui peuvent l’écarter de son authenticité ou la dévoyer sans qu’il ne s’en rende compte ; intervient là le travail de « psychanalyse de la connaissance » ou « d’obstacle épistémologique » dont parle Gaston Bachelard, qui sera ici nécessaire à la compréhension de l’œuvre, mais interviendront aussi les aspects de technique instrumentale qui parfois imposent leurs lois, ou au mieux, des compromis.

Il s’agira pour lui d’aller chercher cette « individualité du modèle » en allant au-delà des signes, mais aussi au-delà de ses perceptions immédiates : Bachelard ne disait-il pas que l’obstacle épistémologique majeur pouvait être la première représentation que l’on se faisait d’un phénomène ? Il s’agira enfin d’aller créer son image de l’œuvre en la « tirant du fond de son âme » en prenant le temps de la « maturation d’une idée » sur son interprétation.

L’interprète est donc également concerné par ce que dit Bergson dans ces citations. Ce qui l’engage est à la fois technique, sensible et intellectuel. Il implique une interrogation et une curiosité permanentes, ce qui est le propre de la recherche.

La formation de cet artiste « bergsonien », qu’il soit donc créateur ou interprète, nécessite elle aussi ce temps – long – pour l’appropriation de cette complexité. La recherche en est un des outils privilégiés.

Aborder cet ensemble dans la formation supérieure artistique nécessite-t-il une phase conditionnelle ? Cela se situerait alors dans les niveaux plus « élitistes » que sont le master et le doctorat, ce qui implique que ceux qui ne seront pas formés à ces niveaux n’en bénéficieraient pas : certains seraient alors « bergsoniens » et d’autres non.

Cette question est pertinente dans le cas de disciplines où s’impose une forte maîtrise des savoirs techniques. Ou cette conception n’est-elle pas consubstantielle à toute expression artistique ?

115 Howard Becker, Les mondes de l’art, 1982 Paris, Flammarion, 2006

Dans ce cas, il faut qu’elle soit un objet privilégié de la formation dès l’entrée en enseignement supérieur. Ces questions feront l’objet d’une nouvelle analyse à la fin du chapitre suivant.

Le temps qui est évoqué par Bergson, est, pour John Dewey, un aspect essentiel de l’expérience artistique, qui conditionne son accomplissement.

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