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Pour cette relation entre théorie et pratique, Henk Borgdorff définit quatre perspectives : instrumentale, interprétative, performative, immanente165.

La perspective instrumentale suggère que la « théorie » ou la recherche théorique, comme le corpus de savoir technique, sont au service du processus créatif ou de la pratique scénique ou de production dans les arts, et fournissent les outils et le matériel qui sont appliqués dans le processus ou le produit artistique. De son point de vue, cette perspective renforce la notion que la recherche artistique devrait prioritairement être une recherche appliquée. Il évoque alors le paradigme scientifique-technique qui, selon les normes des sciences exactes, constitue dans cette perspective la référence pour l’expérimentation en art.

163 Françoise Clerc, Éditorial, dans Recherche et Formation n° 59, INRP 2008. 164 Richard Etienne, Autour des mots, dans Recherche et Formation n°59, op. cit. p.128 165 Henk Borgdorff, The Conflict of the Faculties, op. cit. pp 17 et suivantes

La perspective interprétative pose que « la théorie fournit la réflexion et la connaissance en respect des pratiques et des productions artistiques »166. Il situe cette perspective dans une recherche en arts plutôt

que sur l’art, et qui se situe historiquement dans le contexte académique des disciplines comme la musicologie, ou les études théâtrales (cinématographiques, etc.) qui tentent de faciliter la compréhension de la pratique artistique à partir d’un certain point de vue théorique « rétrospectif » et distancié. Cette compréhension des processus et des productions artistiques aborde des considérations philosophiques, éthiques, historiques, herméneutiques, etc. Il estime que cette approche devrait être inhérente à toute recherche artistique, ce qui souligne l’importance des études « culturelles » dans les formations, mais en les considérant sous cette perspective interprétative, c’est-à-dire développant une réflexion théorique critique qui situe l’art comme révélateur du monde167. On se rapproche là de la conception bergsonienne de l’artiste.

La perspective performative souligne l’aspect où la théorie et la recherche en art sont une qualité constituante du monde168. Borgdorff se demande si la division entre théoriciens et praticiens de

l’art ne viendrait pas seulement du fait que certaines théories sont très éloignées du champ de la pratique, mais aussi du fait que l’aspect performatif de la théorie en art entre en compétition avec l’aspect performatif de l’art lui-même. Cette méfiance joue dans les deux sens : du praticien vers le théoricien, mais du théoricien vers le praticien. Insistant sur le fait que la théorie est une pratique, que les théoriciens sont d’une certaine façon aussi des praticiens (doers), il souligne l’étroite proximité qui doit exister, en art, entre pratique et théorie : « non seulement les penseurs et les praticiens ont besoin l’un de l’autre, mais d’une certaine façon, les penseurs sont aussi des praticiens, et inversement ».169

Pour la perspective immanente, Borgdorff en appelle à Adorno pour qui les pratiques sont « de l’esprit sédimenté »170. Il veut souligner par là que toute pratique comprend des concepts, des

théories et de la connaissance, ce qui pour lui signifie clairement qu’une pratique artistique est toujours réflexive171. Faire est aussi penser, et aussi bien la pratique artistique que la réflexion

théorique sont reliées au monde existant :

les processus créatifs, les pratiques artistiques, les productions de l’art incorporent tous du savoir qui simultanément dessine et étend les horizons du monde réel – non pas de façon discursive, mais par les voies auditives, visuelles et tactiles, de façon esthétique, expressive et émotive. Cette « connaissance artistique » est le sujet, aussi bien que partiellement un produit, de la recherche artistique ainsi définie. C’est là une autre façon de dire que tout en art est recherche.

166 Ibid. p 19 « theory provides reflection, knowledge, and understanding with respect to artistic practices and products ».

167 Ibid. p.20 : « the ‘world-revealing’ nature of art theory and research ». Dans la droite ligne de ce qu’expose

Borgdorff, il faut citer le projet Humart (cf infra p.87 et tables en annexe). Dans les compétences mises en avant par ce projet figure la capacité à considérer la place de la création dans le monde d’un point de vue historique, sociologique, éthique, etc.

168 Ibid. p.20 : « Whereas the interpretive approach addresses, in a sense, the ‘world-revealing’ nature of art theory and

research, the performative perspective focuses on [the] ‘world-constituting’ quality [of art] »

169 Ibid. p.20 : « I wish to emphasise more specifically that theory itself is a practice and that theoretical approaches always

partially shape the practicves they focus on. […] No only do thinkers and doers need each other, but in a certain sense thinkers are also doers, and vice versa »

170 Ibid. p.20 : « Practices are ‘sedimented spirit’ (Adorno) »

171 Ibid. p.20 : « All practices embody concepts, theories, and understandings. […] There is no unsigned material, and

Dans l’ouvrage collectif dirigé par Jehanne Dautrey, cette question du lien entre pratique et théorie a été abordée par plusieurs collaborateurs. Pour Yann Toma, si ce va-et-vient constant entre pratique et théorie, alternance entre distanciation et proximité, caractérise la recherche en arts172, il est fondamental pour la recherche en arts plastiques : c’est cet équilibre subtil trouvé par

le chercheur qui sert de cadre au déploiement de la pensée et permet ainsi la mise en mouvement d’un « savoir nouveau et imprévu ». Il est également évoqué pour la danse, tout d’abord en raison du clivage qui existe encore entre les praticiens que sont les créateurs ou danseurs, et les théoriciens – chercheurs, journalistes, critiques, etc. – « qui n’y sont jamais entrés ou l’ont fréquenté trop brièvement aux yeux des praticiens »173. On peut, je crois, retrouver un tel

discours dans tous les arts, notamment pour les arts où existe à la fois une formation à l’université, qui se placera ainsi plutôt du côté des « savoirs », et une formation dans des écoles spécialisées, qui entreront plutôt par la « pratique ». Cela conduit à poser comme problématique importante celle de la capacité à s’extraire de la pratique, celle du praticien réflexif par laquelle nous conclurons cet exposé après avoir fait un détour par la formation, ce à quoi nous invite Jean-Marc Lévy-Leblond174. Il évoque en effet une autre forme intéressante du lien entre pratique

et théorie qu’est cette « mise en pratique » par la formation des connaissances issues de cette recherche. Autre forme de transmission qui, dans le cadre de l’éducation, favorise l’examen critique des connaissances et permet de faire émerger des problèmes non encore envisagés. C’est là un outil réflexif de maîtrise du savoir, la question de l’autre qui s’interroge sur le savoir ainsi transmis étant le vecteur par lequel approfondir la pensée contenue dans la réponse apportée. Enseigner est ainsi, pour Yann Toma, se confronter à des esprits critiques, et la recherche se nourrit de cet échange. Il évoque alors dans ce contexte la question de l’enseignant-chercheur qui, accompagnateur de l’étudiant, doit favoriser l’émergence de sa pensée heuristique. Ce sont là tous les enjeux du lien entre formation et recherche.

172 Yann Toma, Les arts plastiques à l’université, dans Jehanne Dautrey (dir.), La recherche en arts, op.cit. p.49

173 Aurore Desprès et Philippe Le Moal, Recherche en danse/danse en recherche, dans Jehanne Dautrey (dir.), La recherche en

art(s), op.cit. p.107

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