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En prenant comme base d’analyse les sportifs amateurs, on remarque que la France s’est difficilement ouverte à la migration turque au courant des années 1970. Loin d’être le résultat d’une politique explicitement « discriminatoire », ni même d’une stratégie élaborée par les acteurs concernés, il s’agit plutôt d’un phénomène « spon- tané », preuve du déclin du « modèle républicain », coïncidant avec une phase im- portante de récession économique et industrielle (Noiriel, 2002). Il est ainsi sympto- matique d’observer que ni l’exposition « Toute la France » sur l’histoire de l’immigration dans l’Hexagone au XXe

siècle, organisée en 1998, à Paris, par la

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On peut dire, sans trop faire violence à la réalité, que la perspective républicaine a été affermie par l’influence directe et indirecte de la pensée marxiste, qui insiste très nettement sur la dimension so- ciale et politique des relations entre les hommes.

191 Les travaux d’A. Spire (2005) montrent qu’à cette époque, les autorités françaises cherchaient

implicitement à favoriser la venue devant les guichets de l’administration de jeunes actifs originaires d’Europe du Sud (Portugal, Italie, Espagne, etc.), et ce afin de freiner l’arrivée des « musulmans ». Le 3 juillet 1974, le Conseil des ministres annonça d’ailleurs la suspension de l’immigration des travail- leurs et des familles, sauf pour les ressortissants de la Communauté européenne !

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Ligue de l’enseignement et par la Bibliothèque de Documentation Internationale Con- temporaine (BDIC), ni l’exposition « Allez la France ! Football et immigration », orga- nisée en 2010, à Paris, par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et par le Musée National du Sport (MNS), ne mentionnent la présence d’immigrés originaires de Turquie dans le sport et les clubs français. Par ailleurs, si l’on considère, à la suite de S. Beaud et G. Noiriel (1990), l’Equipe de France de football comme l’un des grands baromètres des courants migratoires dans l’Hexagone, on est bien obligé de constater que l’immigration turque n’a pour l’instant fourni aucun joueur international à la France, ce qui peut être peu ou prou considéré comme le reflet de la faible pré- sence turque dans le monde amateur. Réalisée par M. Barreaud dans sa thèse de doctorat (1996), l’étude des compositions successives de l’Equipe de France de football souligne plutôt l’apport décisif des joueurs d’origine africaine, italienne, polo- naise et espagnole, et ce entre 1900 et 1986193.

Cependant, entre 1969 et 1975, quelques travailleurs immigrés d’origine turque ont pris part, une fois leur condition matérielle résolue, à des compétitions hexagonales, le plus souvent en compagnie des ouvriers français. Certains sports comme le football, la boxe et la lutte, plutôt populaires et accessibles, étaient davan- tage pratiqués que d’autres tels que le rugby, le tennis, le golf, le ski, le cyclisme ou l’équitation, plus nationalistes, régionalistes ou élitistes. Dès le début des années 1970, quelques associations sportives des industries de transformation d’Alsace- Lorraine ont par exemple commencé à accueillir des immigrés de Turquie. En règle générale, il s’agissait de jeunes hommes célibataires provenant des espaces ruraux d’Anatolie centrale et orientale, dont la présence sur le territoire français ne devait être que temporaire. L’exemple de Mehmet est à ce titre particulièrement révélateur. Arrivé en Alsace en 1970, dans le petit village de Kurtzenhouse, situé à neuf kilo- mètres au Sud-est d’Haguenau dans le Bas-Rhin, Mehmet décide de ne pas retour- ner dans la région d’Edirne en Turquie. Initialement il était venu pour accompagner sa sœur aînée, illettrée et analphabète, qui cherchait à rejoindre son mari, travailleur

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La France a adopté le droit du sol en 1889. Celui-ci favorise une inclusion nationale rapide des descendants de migrants qui deviennent des Français s’ils naissent sur le territoire hexagonal (Weil, 2002).

193 A l’inverse, de nombreux footballeurs de l’équipe nationale suisse, autrichienne ou belge sont

« originaires de Turquie ». Parmi les plus connus, on peut notamment citer : H. Yakin, M. Yakin, G. Inler, E. Derdiyok, V. Kavlak, K. Türkyilmaz, Y. Pehlivan et E. Dağ.

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immigré. A l’âge de 18 ans, Mehmet s’installe alors chez son beau-frère et trouve assez rapidement, grâce à ce dernier, un emploi d’ouvrier à la Fonderie de Bischwil- ler. Tandis qu’il a déjà pratiqué le football et la lutte dans sa ville natale en Turquie, il s’inscrit à l’Association Sportive Kurtzenhouse en 1971 et s’adonne aux joies du football en compagnie de son beau-frère et de plusieurs collègues de travail. Dans ce club, il va notamment apprendre le français et quelques mots d’alsacien.

L’appétence des immigrés turcs pour la pratique du football peut s’expliquer par la superposition de plusieurs facteurs. D’abord, le football est un sport relative- ment ancien en Turquie, qui fut importé par les Anglais et les Français au début du XXe siècle et qui s’est très rapidement développé dans les grandes métropoles (Is- tanbul, Izmir, Ankara, etc.) à partir de 1923 (Dietschy, 2010). Ensuite, la structuration sociologique de l’immigration turque permet sans doute aussi de mieux comprendre son goût pour le ballon rond. En effet, dans les années 1960 et 1970, c’était essen- tiellement une « immigration de travail », qui se percevait comme « provisoire », composée d’ouvriers, le plus souvent non qualifiés, majoritairement d’origine rurale et peu scolarisés (Rollan & Sourou, 2006). En outre, ces immigrés turcs apparte- naient, objectivement, à la fraction immigrée de la classe ouvrière hexagonale : les hommes, venus travailler comme ouvriers dans l’agriculture, l’industrie ou le bâti- ment, ont été assignés aux besognes les plus dures et les moins gratifiantes ; les femmes, qui ont pu rejoindre, progressivement, leurs maris en France, se sont re- trouvées en charge de nombreux enfants, payant un lourd tribut à l’émigration, syno- nyme d’un brutal déracinement pour elles194

. Or, le football est non seulement un sport à très faible coût économique, mais aussi et surtout une activité dont les carac- téristiques intrinsèques s’accordent bien avec celles de la « culture populaire ». Ain- si, cette pratique, qui nécessite une assez forte dépense d’énergie et qui cultive l’affrontement physique où les contacts corporels sont vigoureux, véhicule davantage des valeurs de lutte, de combat, de solidarité et de virilité qui correspondent à des valeurs partagées, en général, par la « classe ouvrière » (Hoggart, 1970 ; Verret, 1996 ; Beaud & Pialoux, 1999). Il n’est donc pas étonnant que le football ait été plé- biscité par les immigrés turcs installés en France.

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