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Nous souhaiterions montrer ici que l’émergence du sentiment d’appartenance à une équipe turque est corrélée au développement chez les sportifs et les dirigeants d’une culture de la réhabilitation. D’un côté, le fait d’être collectivement nommés à

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partir d’une étiquette ethnico-communautaire finit par produire une solidarité bien réelle entre les membres ainsi désignés, leur permettant de traduire dans d’autres « langues » les termes selon lesquels ils sont représentés. En ce sens, la culture de

la réhabilitation apparaît essentiellement comme la conséquence du jeu dialectique

entre la définition exogène de l’« entre-soi sportif » et sa définition endogène. A cet égard, il convient de noter que les immigrés turcs ne reprennent pas l’étiquette qu’on leur applique telle quelle, mais tentent de la transformer, tant bien que mal, en s’y identifiant. De l’autre côté, pour ces populations dominées tant socialement que symboliquement dans la société d’installation, les combats sportifs sont réinterprétés dans le sens d’un agon à l’ancienne69

, incluant toute la situation sociale. Pratique culturelle et de loisir fortement appréciée en France et en Allemagne, le football est un espace de rude compétition dans lequel les immigrés turcs sont en mesure de démontrer des aptitudes, des qualités et un savoir-faire reconnus dans la société d’installation. Ainsi, la dimension réaliste de ce sport est renforcée : il devient, à leurs yeux, une juste concurrence qui produit de « vraies différences ». Associé à d’autres marqueurs symboliques, le football contribue à forger l’illusion chez ces immigrés qu’ils sont en quelque sorte les représentants de « leur communauté », chargés de

« montrer une autre image des Turcs ». En ce sens, ils ne font pas la distinction

entre le champ du sport associatif et le champ des luttes sociales (Gebauer & Brös- kamp, 1992) : pour eux, remporter un match de football a presque l’importance et la valeur d’une victoire dans la vie et sur la vie. Autrement dit, les sportifs turcs espèrent une augmentation du « capital symbolique » (Bourdieu, 2003) de leur groupe et par leur groupe. Ils cherchent à se valoriser et à se sentir moins stigmatisés en s’investissant dans une activité sportive qui représente un univers ouvert à la réus- site sociale et symbolique, un domaine où des victoires sont probables, même si ce n’est que le temps d’une confrontation.

Nous verrons à cet égard comment cette culture de la réhabilitation peut ren- forcer le sentiment d’adhésion des immigrés à une équipe turque et participer à

69 L’agon était une notion centrale dans la culture de la Grèce Antique. Elle servait principalement à

désigner la dynamique interne des jeux sportifs, en faisant référence au concours, à la lutte, à la rivali- té, à l’opposition, à la volonté de surpasser l’autre, c'est-à-dire à l’idée de compétition. En même temps, cette notion renvoyait plus ou moins explicitement au prestige social et à l’honneur que la vic- toire offrait aux athlètes, ainsi qu’aux profits économiques, symboliques et sociaux qu’ils espéraient pouvoir en tirer.

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construire autour de cette dernière une sorte de « frontière » symboliquement signifi- cative. Contentons-nous ici de dire que l’une des principales conséquences de la

« culture de la réhabilitation » est la naissance de la perception chez les immigrés

originaires de Turquie qu’ils sont victimes de discriminations et de marginalisations en raison de leur appartenance collective supposée. En ce sens, la fabrication du regroupement sportif s’appuie sur la victimisation de son club et de son groupe qui ferait l’objet d’un traitement objectivement défavorable sur la base d’une origine pré- sumée70. Associé à leur forte homogénéité sociale, ce sentiment d’injustice et de dé- possession symbolique déclenche ce que nous proposons de nommer un entre-soi

sportif de nécessité, plus subi que voulu. En somme, la culture de la réhabilitation qui

s’impose aux immigrés turcs et qui les rend particulièrement sensibles à l’attitude de la société globale à leur encontre produit chez ces derniers le sentiment qu’ils ne se- ront véritablement à l’aise qu’avec ceux qui partagent leur condition, dans un club de football faisant assez largement référence à leur pays d’origine.

En même temps et beaucoup plus insidieusement, cette culture de la réhabili-

tation apparaît comme le prolongement de la « violence symbolique »71 qui marque l’expérience de l’immigré et de ses descendants (Sayad, 1999). En raison de cette

« faute première que serait l’immigration » (Sayad, 1999, p. 401), nous allons voir

comment les sportifs originaires de Turquie deviennent en quelque sorte les com- plices de la violence arbitraire qui s’exerce sur eux, soit en se comportant comme des stigmatisés, soit en cherchant à être irréprochables, notamment sur le terrain. Ce qui revient au final à reconnaître et à accepter le fondement de la domination sociale,

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Il est à noter que des études sur le « bricolage identitaire » des supporters de football avancent sensiblement la même hypothèse. A ce propos, on peut notamment lire les travaux de T. Busset, T. Gander, P. Pfister et R. Poli (2006-07).

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P. Bourdieu définit la violence symbolique comme « cette forme de violence qui s’exerce sur un

agent social avec sa complicité. (…) les agents sociaux sont des agents connaissants qui, même quand ils sont soumis à des déterminismes, contribuent à produire l’efficacité de ce qui les détermine dans la mesure où ils structurent ce qui les détermine. Et c’est presque toujours dans les ajustements entre les déterminants et les catégories de perception qui les constituent comme tels que l’effet de domination surgit. (…). J’appelle méconnaissance le fait de reconnaître une violence qui s’exerce précisément dans la mesure où on la méconnait comme violence ; c’est le fait d’accepter cet en- semble de présupposés fondamentaux, pré-réflexifs, que les agents sociaux engagent par le simple fait de prendre le monde comme allant de soi, c'est-à-dire comme il est, et de le trouver naturel parce qu’ils lui appliquent des structures cognitives qui sont issues des structures mêmes de ce monde (…) » (Bourdieu & Wacquant, 1992, pp. 142-143).

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en intériorisant les catégories de pensée qu’elle a produites, tout en méconnaissant son caractère non naturel, et donc non nécessaire72.