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En France, la politique d’indifférenciation aux phénomènes ethniques, défen- due par l’ensemble du mouvement sportif, s’est traduite par une disparition progres- sive des clubs à base nationale (italienne, polonaise, algérienne, espagnole…) au profit du brassage culturel et du « creuset français ». Et si des associations portent encore le nom d’un pays d’origine, celles-ci regroupent très généralement des athlètes issus de tous horizons culturels (Gastaut, 2003). Dans l’Hexagone, on re- marque que les clubs « ethniques » sont difficilement tolérés, car ils affirment la « communauté » au détriment de l’« individu », ce qui va à l’encontre des principes républicains. Avant les années 2000, l’existence historique de ces associations n’a que marginalement attiré l’attention des pouvoirs publics, mais le « séisme poli- tique » du 21 avril 2002 (J.-M. Le Pen au second tour des élections présidentielles) semble avoir changé la donne. Depuis cet évènement, la droite au pouvoir s’est ef- forcé de séduire les électeurs du Front national, en reprenant à son compte le thème de « l’immigration, l’identité française et l’intégration » sous prétexte qu’il ne fallait pas laisser à ce parti le monopole du discours nationaliste et identitaire (Noiriel, 2007). Comme vingt ans auparavant, la droite a choisi de renforcer la « frontière in- terne » entre les « bons » Français et les « mauvais » Français, en produisant un

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Après des résultats « historiques » aux élections législatives de 1997 (14,94% des suffrages ex- primés), le Front national de J.-M. Le Pen parvient à se hisser au second tour des élections présiden- tielles de 2002, en éliminant au passage le candidat du Parti socialiste, L. Jospin. Dans un livre de qualité, O. Masclet (2003) a interprété cet évènement comme le signe fort d’un divorce entre les élec- teurs des milieux populaires, notamment ceux issus des « cités », et les partis de gauche (et plus largement la politique).

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discours pour le moins sécuritaire, dans lequel le mot « communautarisme » s’est rapidement imposé pour désigner la nouvelle menace qui pèserait sur le pacte social et politique républicain (Bouvet, 2007).

3.2.1 – La fabrication politique d’un problème

Dans ce contexte, pour alimenter la machine idéologique et médiatique, le président de la République J. Chirac créa, le 3 juillet 2003, une commission de ré- flexion nationale sur « l’application du principe de laïcité en France »232

, dont il confia la responsabilité à B. Stasi. Lors des débats fortement médiatisés, notamment en raison du projet de loi sur le port des signes religieux dans les écoles publiques, la question du « communautarisme sportif » et de la présence de « clubs communau- taires » fut ouvertement posée – et ce conformément à la stratégie électoraliste préa- lablement établie –, tandis qu’elle avait été globalement oubliée jusqu’à présent. Ain- si, le Ministre de la Jeunesse et des Sports, J.-F. Lamour233, s’inquiéta du nombre croissant de revendications qu’il qualifia de « communautaires » au sein des clubs affiliés à des fédérations délégataires d’une mission de service public. Le 28 octobre 2003, au Sénat, il déclara que : « Le développement de ces clubs communautaires

s’accompagne – fait nouveau – d’une logique de repli (…) ». Quelques temps plus

tard, lors du lancement officiel de l’« Année européenne de l’éducation par le sport », le 16 février 2004, il rappela encore le danger du « communautarisme sportif » :

« Pour que le sport reste un facteur d’intégration, de brassage social et culturel, nous devons, ensemble, rester vigilants face aux pratiques qui portent atteinte au pacte républicain, comme le développement des clubs communautaires (…) », de même

qu’à l’occasion de la clôture du colloque rouennais « Sport et Intégration », le 15 dé- cembre 2005 : « Il (le sport) est un facteur de brassage social, il doit être ouverture et

rencontre. (…). C’est au nom de cette conception exigeante du sport que j’ai dénon-

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Cette commission Stasi était composée de vingt membres issus de divers horizons (enseignants, chercheurs, juristes, élus, etc.) : J. Baubérot, J. Costa-Lascoux, G. Kepel, M. Long, P. Weil, A. Tou- raine, M. Delebarre, etc.

233 Né le 02 février 1956 à Paris, J.-F. Lamour était membre de l’équipe de France de sabre de 1977 à

1992, avec laquelle il a remporté à deux reprises l’or olympique (1984 et 1988). Diplômé en kinésithé- rapie, il a pris goût à l’engagement politique au contact de J. Chirac, dont il fut le conseiller technique en charge des Sports, d’abord à la Mairie de Paris (1993-95) puis à l’Elysée (1995-2002). Il est en- suite devenu Ministre des Sports (2002-2007) et s’est alors notamment investi dans la lutte contre le dopage, contre la pratique de sports de combat violents, sur l’accompagnement de la vie associative et sur la rénovation de l’Institut National du Sport et de l’Education Physique (INSEP).

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cé des pratiques qui conduisent à la communautarisation du sport ». A un niveau

plus local, pour le président de la LAFA : « (…) le football peut permettre à la com-

munauté turque comme aux autres de s’exprimer (…) ». Et de rajouter : « (…) je m’oppose formellement à la création de clubs communautaires, car cela revient à entrer dans une logique de ghetto, aux antipodes des valeurs véhiculées par le sport en général »234. Enfin, pour le directeur adjoint de la LAFA : « (…) notre conception

du club, c’est le brassage, l’intégration républicaine. Aujourd’hui, on n’acceptera pas un club communautaire qui le revendique (…). C’est logique qu’ils (les Turcs) se re- trouvent entre eux. Mais encore une fois, ce n’est pas, sans le condamner, ce n’est pas l’idée que je me fais d’un club de foot (…) »235

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3.2.2 – L’antithèse des valeurs sportives et républicaines

Dans les discours des responsables sportifs, les expressions « communauta- risme » et « club communautaire » sont utilisées comme une antithèse des « valeurs sportives » et des « valeurs républicaines ». Toutefois, ils ne ressentent jamais le besoin de préciser le sens de ces mots, d’autant moins que leur constat ne se fonde pas sur une enquête de terrain, mais sur quelques exemples très fortement médiati- sés. Et de toute manière, tous les Français qui regardent la télévision, écoutent la radio et épluchent les journaux savent trop bien la connotation négative générale- ment conférée à ces concepts dans les médias hexagonaux. Depuis le début des années 1980, et encore plus après les attentats du 11 septembre 2001, ils ont été abreuvés de récits, d’images et de commentaires montrant tous les crimes commis au nom du « repli communautaire » et du « communautarisme » à travers le monde (Noiriel, 2007).

En réalité, la mécanique est huilée, la rhétorique adaptée à la démocratie du public : elle procède par oppositions, par jeux de mots, par allusions ou par petites phrases, en laissant le soin aux acteurs sociaux ordinaires de compléter le raison- nement à partir d’au moins deux inconscients236. D’une part, depuis le début, la mo-

234 Extrait d’entretien, février 2005 (cité dans Les Saisons d’Alsace, 2005, p. 50). 235 Extrait d’entretien, septembre 2009.

236 D’autant que le terme « communautarisme » s’y prête bien : il est étranger à l’oreille républicaine

française, dans la mesure où il ne correspond à aucun de nos repères historiques, juridiques ou philo- sophiques (Bouvet, 2007).

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rale républicaine a toujours été hostile à toute forme de collectif qui viendrait s’interposer entre les citoyens et la nation (Schnapper, 1998). Par conséquent, en France, les expressions « communautarisme » et « club communautaire » véhiculent automatiquement un contenu identitaire qui nourrit les peurs et les angoisses, car il met en jeu non seulement des formes pré- ou antimodernes de prédétermination des individus, mais aussi des types de mobilisation qui échappent aux répertoires con- ventionnels de l’action publique et politique (Bouvet, 2007). D’autre part, l’institution sportive traditionnelle, empruntant ses schèmes de pensée à la doctrine humaniste, est fondée bien davantage sur des critères de « niveau de pratique », de « terri- toire », de « genre » et de « poids » que sur des critères de « religion », de « race » et d’« ethnie ». Par conséquent, le « communautarisme sportif », du moins pour ce qu’il évoque dans l’imaginaire collectif, s’en prend à la logique même du fonctionne- ment institutionnel qui revendique légitimement la monopolisation du pouvoir s’exerçant sur les pratiquants. Signalons que cet excès anti-communautaire, qui a également été dénoncé par d’autres chercheurs, notamment par rapport aux émeutes de 2005 (Mauger, 2006) et à la campagne présidentielle de N. Sarkozy en 2007 (Noiriel, 2007), pourrait à terme avoir l’effet pervers d’agir comme une « pro- phétie créatrice », selon l’expression de R. K. Merton (1965). A trop projeter une lec- ture « communautaire » des phénomènes collectifs, celle-ci risque en effet d’être adoptée par les acteurs sociaux. La récente « affaire des quotas » tout comme le traitement médiatico-politique du « désastre » des Bleus en Afrique du Sud (Beaud, 2011) ne sont-ils pas des indices qui nous renseignent tout à la fois sur la « commu- nautarisation » des pratiques et sur la manière dont les entrepreneurs de morale ré- publicaine désignent les coupables de la France « d’en-bas » ?