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En France, l’inclusion des immigrés turcs dans le sport associatif ne s’est pas réalisée sans résistances et sans ruptures, loin s’en faut. En effet, on observe non seulement que de nombreux migrants anonymes et amateurs ont été exclus tant de certaines activités que de certains clubs, mais aussi que d’autres se sont regroupés par origine nationale pour fonder des associations à base communautaire (Gasparini & Vieille-Marchiset, 2008 ; Boli, Gastaut & Grognet, 2010). Ainsi, dès le milieu des années 1970, ce sont les Turcs implantés en Alsace et en région parisienne qui ont réactivé le lien communautaire (Hovanessian, 1992) au travers d’associations reli- gieuses, culturelles et sportives. Ils ont d’une part obtenu l’appui du pays d’origine qui voyait là une manière d’entretenir la « fibre patriotique » de ses ressortissants. Par ailleurs, ils ont profité de la conjonction entre une immigration récente de jeunes hommes actifs et un regroupement familial particulièrement précoce, puisqu’entamé dès 1975. Tout en admettant que le retour en Turquie devenait de plus en plus illu- soire, la première vague de l’immigration anatolienne ne pouvait sans doute pas ac- cepter que l’installation durable dans l’Hexagone se doublât d’une assimilation (Pe- tek-Şalom, 2005 ; Rollan & Sourou, 2006). C’est pourquoi il était certainement impor- tant de protéger le groupe dans sa différence au travers de clubs sportifs, et notam- ment de football, à base ethnico-nationale. En réalité, de nombreux facteurs conver- gent pour expliquer l’émergence du sport « entre-soi » au sein des « communautés » immigrées turques de France.

1.2.1 – Le jeu des concentrations géographiques

D’abord, l’émergence du sport « entre-soi » et d’autres pratiques communau- taires peut s’expliquer par le jeu des concentrations géographiques qui aboutit à l’enfermement et au repli des immigrés turcs dans leurs « enclaves », du moins en ce qui concerne les migrants économiques. Comme l’ont relevé les sociologues de l’Ecole de Chicago, à partir du moment où la dispersion spatiale des populations im- migrées sur le territoire urbain est très faible, la proximité physique facilite l’interaction, la circulation des informations et la mise en œuvre d’activités collectives basées sur l’appartenance nationale (Park, Burgess, McKenzie & Wirth, 1967). En

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France, le processus de formation d’« enclaves turques » dans les villes et au sein de certains petits villages a été principalement déclenché par l’importation organisée de la force de travail au courant des années 1970, qui engendra une ségrégation territoriale entre les zones destinées aux industries et à l’immigration, les zones agri- coles et forestières et les agglomérations commerçantes et intellectuelles. L’aire d’implantation des immigrés turcs a notamment concerné la région parisienne, l’Alsace-Lorraine et la région Rhône-Alpes (Petek-Şalom, 2005). Ainsi, dans le Nord- est de l’Alsace à dominante industrielle, il n’était pas rare de trouver des sites au sein desquels les travailleurs immigrés turcs dépassaient en nombre les ouvriers locaux. En région parisienne, la hiérarchisation des emplois et l’agencement des espaces bâtis ont nettement accentué le phénomène de regroupement des migrants turcs (Kastoryano, 1986), de même que l’introduction des contrats « nominatifs », c'est-à- dire pré-établis nominalement en fonction des besoins d’une région, par les entre- preneurs français a explicitement favorisé leur fixation familiale et géographique, et ce dans la plupart des zones d’installation (De Tapia, 2005a). On remarque que, dans tous ces bassins d’emploi, des clubs ont été fondés spontanément à partir de l’origine anatolienne des pratiquants et dirigeants (Gasparini & Weiss, 2008 ; Weiss, 2008 ; Weiss & Didierjean, 2009). A titre de comparaison, les mêmes observations pourraient être faites à propos des Polonais, des Maghrébins et des Portugais, assez logiquement avec des décalages chronologiques et géographiques (Beaud & Noiriel, 1990 ; Chovaux, 2001 ; Pereira, 2003).

1.2.2 – Une réponse à la stigmatisation

Ensuite, l’émergence du sport « entre-soi » apparaît comme une réponse col- lective à la dévalorisation de soi et de son groupe d’origine que provoque le regard de l’Autre, celui qui a les normes et l’ancienneté pour lui. En règle générale, les mi- grations de travailleurs peu qualifiés, à l’instar de ceux originaires de Turquie, s’accompagnent en effet pour ces derniers de rudes expériences de stigmatisation, ainsi que de confrontations identitaires relativement destructrices. Le sport, en jouant un rôle de premier plan dans la concrétisation de la pensée nationale (Thiesse, 1999 ; Defrance, 2000a), a sans nul doute participé au renforcement de l’altérité des

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migrants turcs, si ce n’est parce que sa pratique renvoie à tout un ensemble de « techniques du corps » dont M. Mauss (1950) et N. Elias (1989) ont souligné l’importance dans le processus de production et d’exhibition de la frontière entre « Nous » et « Eux ». En Alsace par exemple, les gens du cru opposaient souvent, lors des rencontres footballistiques, le jeu fluide des « artistes locaux » à celui haché et « physique » des ouvriers fraîchement arrivés de Turquie, ce qui n’allait pas sans créer de vives tensions sur les terrains. Le témoignage de Mehmet est à ce titre par- ticulièrement révélateur : « (…) Il y avait toujours des problèmes. Des bagarres, des

insultes ouais. Des provocations des spectateurs, mais pas le temps de dire ça, vous cherchez le ballon et voilà. (…) moi j’étais tous les mardis à la Ligue, pas pour moi, mais pour les autres (les coéquipiers), pour la discipline (…) »195. Par ailleurs, dans les archives de la LAFA, nous avons retrouvé plusieurs lettres de responsables de clubs locaux, surtout implantés en milieu rural, dans lesquelles ils dénonçaient la vio- lence et la dureté des joueurs d’origine turque et de leurs supporters. Ainsi, parmi les correspondances les plus éloquentes se trouve celle rédigée par le président de l’ASC Marienthal : « Notre délégué a assisté à une vraie corrida, avec un répertoire

complet de coups de la part de l’US Turcs, avec en prime une agression caractérisée sur l’arbitre. Je me demande ce que viennent faire ces voyous dans le championnat du Bas-Rhin, à mettre en danger les arbitres et même les clubs chez eux. Je vous demande donc de prendre des sanctions exceptionnelles à leurs égards, allant même jusqu’à l’exclusion définitive du championnat afin de donner un exemple »196

.

En ce qui concerne cette violence des immigrés turcs sur et en-dehors des terrains, il convient premièrement de nuancer la portée de ces descriptions. Cette violence est quelque peu exagérée par les effets de rhétorique du discours. Accen- tuée également par un clivage qui traverse la vision et la pratique du football. Puisant sans nul doute ses représentations du sport dans le modèle « éducatif et citoyen » de type coubertinien, l’auteur s’indigne de ce qui apparaît être une malencontreuse déviance à l’esprit sportif. D’autre part, il convient de prendre du champ en resituant cette violence dans les conditions d’origine des Turcs. Dans les années 1970, ils provenaient en effet très largement des régions rurales les plus pauvres d’Anatolie centrale et orientale (Selimanovski, 1992), dont N. Elias (1991) dirait qu’elles se si-

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tuent alors à un stade moins avancé dans le « processus de civilisation ». Ce qui si- gnifie que la première génération n’avait pas totalement « intériorisé » les règles se- lon lesquelles il faut limiter ses pulsions, son excitation, sa rage et ses montées de violence ; elle n’avait pas complètement assimilé l’« autocontrainte » (Elias & Dun- ning, 1994). Partant, le recours à la force et à la violence sur les terrains était consi- déré comme légitime, particulièrement en cas de vengeance, lorsque l’honneur ou celui de son groupe était blessé.

Au même moment, les observateurs « autochtones » soulignaient souvent la violence des joueurs portugais, la rapportant au chauvinisme et à l’extraction sociale et géographique de cette population (Pereira, 2003). Ce qui prouve non seulement que la « stigmatisation » du style de jeu, si elle permettait de se définir en s’opposant, n’était nullement associée à la nationalité turque, mais aussi qu’il y avait un réel impact de ce qui ne s’apprenait pas, des gestes et techniques qui distin- guaient le « Français » de l’« étranger »197

. Pour les immigrés de basse condition sociale tels que les Turcs ou les Portugais, l’attitude la plus répandue pour échapper au regard de l’Autre consistait à se regrouper spontanément entre individus de la même « origine nationale ou ethnique », au risque de redoubler le rapport de domi- nation en reprenant des caractéristiques attribuées par les gens du cru.

1.2.3 – La construction de l’« espace national »

Enfin, l’émergence du sport « entre-soi » semble apparaître comme le résultat de la construction de l’« espace national » qui repose sur le maintien d’une « fron- tière » marquée entre les citoyens et les « étrangers », notamment en ce qui con- cerne la politique d’accès au sport associatif. Ainsi, depuis le décret-loi du 12 avril 1939, dans l’Hexagone, les associations étrangères, quel que soit leur objet, sont soumises à une déclaration et à une autorisation préalables de la part du ministère

196 Extrait d’une lettre adressée à la LAFA, 20 octobre 1986.

197 Signalons à ce propos que les théories sur le « caractère national » du style de jeu n’ont aucun

ancrage dans la réalité (Beaud & Noiriel, 1990). Les explications les plus probantes sont certainement celles qui rapportent les façons de jouer à l’extraction sociale des pratiquants. Ainsi, P. Bourdieu (1984) et C. Pociello (1995) ont montré que les joueurs des classes moyennes et supérieures affec- tionnent plutôt un jeu léché et posé, conformément à leur habitus, tandis que les autres, issus des classes dominées culturellement et économiquement, pratiquent un jeu plus rude et plus rugueux où l’engagement et la virilité sont mis en avant.

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de l’Intérieur, ce qui a sans doute encouragé les immigrés turcs à s’orienter vers les autorités consulaires. On constate que la plupart des clubs sportifs constitués sur la base de l’appartenance turque ont obtenu un soutien logistique de l’Etat d’origine. Comme en Allemagne, mais dans une moindre mesure, les sociétés locales étaient insérées dans des groupements plus larges qui dépendaient directement de la Tur- quie. De ce point de vue, les immigrés anatoliens ont profité des entorses aux prin- cipes républicains par le gouvernement français qui encouragea implicitement la constitution d’îlots bien délimités dans l’espace sportif associatif et qui accepta, d’une certaine manière, la présence de porte-parole communautaires. En dernier lieu, il faut tenir compte de l’émergence progressive du « problème des étrangers » dans la société française, qui a fait notamment de la question du mouvement sportif immigré un enjeu d’importance entre les pays d’origine qui usent les unions et associations afin d’entretenir la fibre patriotique de leurs ressortissants, et le pays d’accueil qui surveille de plus en plus étroitement ces organisations. Pour ne prendre que l’exemple des associations culturelles et sportives de l’immigration turque, on ob- serve que, d’un côté, elles étaient très largement soutenues par leur gouvernement qui souhaitait, par cette aide, cultiver et entretenir une sorte de « turcité » extérieure (Petek, 2009). De l’autre, elles étaient fortement contrôlées par l’Etat français, no- tamment depuis le décret-loi du 12 avril 1939 précité qui les soumettait à une autori- sation préalable de la part du ministère de l’Intérieur.