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Il s’avère qu’en France et en Allemagne, les populations immigrées ont, tout au long du XXe siècle, constitué des espaces sociaux de convivialité et d’« entre- soi » dans et à l’aide du sport associatif, et notamment du football. Servant d’une part de « relais » entre le pays d’accueil et le pays d’origine, le réseau d’associations sportives a d’autre part représenté un vecteur permettant d’entamer le dialogue avec la société d’installation, car si on s’engageait dans une association étrangère, on y pratiquait avant tout un sport « populaire », qui plus est selon des modalités et modes d’expression pouvant être qualifiés d’« autochtones » (au sein de clubs parti- cipant à des compétitions traditionnelles). Peut-on dès lors encore parler de « spéci-

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ficité turque » en la matière ? Il semblerait que oui… En effet, de part et d’autre du Rhin, tandis que les clubs sportifs « consulaires » ont tendance à décliner, voire à disparaître, certaines associations « communautaires » conservent tout leur dyna- misme, notamment au sein de l’immigration turque (Gasparini, 2007c ; Blecking, 2008b). Il s’agit certainement ici du principal point de rupture56

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Si, parmi les courants migratoires plus anciens (italien, espagnol, portugais, algérien, arménien…), les clubs de football portent encore un nom faisant référence au pays d’origine, ceux-ci regroupent fréquemment des sportifs et dirigeants de tous les horizons ethno-culturels, ce qui ne semble pas être le cas dans les associations sportives turques. Par exemple, selon le directeur général de la Ligue sud-badoise de football (SBFV) : « En ce qui concerne les associations ethniques, nous avons

d’abord énormément d’associations turques, mais nous avons aussi des associations plus anciennes qui sont complètement intégrées maintenant. (…). Les clubs turcs sont de loin les plus nombreux. (…). Dans les équipes turques, la mixité n’est pas aussi forte que dans d’autres équipes ethniques : les joueurs turcs expriment le désir de jouer dans un club de football turc, et ils restent fréquemment entre eux (…) »57

. De l’autre côté du Rhin, pour son homologue de la Ligue d’Alsace de Football Asso- ciation (LAFA) : « En Alsace, l’esprit communautaire au sein de la communauté

turque est assez fort. Moi j’ai des copains qui font partie de la communauté turque ; ils ont un pouvoir de mobilisation qui est exceptionnel, donc c’est logique qu’ils se retrouvent entre eux pour jouer au foot. Mais, ce n’est pas, sans le condamner, ce n’est pas l’idée que je me fais d’un club de football (…) »58

. En effet, à partir du mo- ment où les clubs « turcs » sont engagés dans un championnat fédéral, fait de relé- gations et de promotions, on attend forcément d’eux qu’ils recrutent les meilleurs joueurs sur la base de critères exclusivement sportifs. Or, sous des choix qui sem-

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Si « spécificité turque » il doit y avoir, celle-ci ne peut être envisagée dans une perspective essen- tialiste. Bien au contraire, nous pensons qu’il faut absolument la mettre en relation avec la durée d’installation relativement courte de ces populations de part et d’autre du Rhin. L’alignement des com- portements sportifs sur le système de normes « dominantes » nécessite en effet du temps et un ajus- tement de la société tout entière. Cependant, comme le rappellent A. Bastenier et F. Dassetto (1993) dans leur théorie du cycle migratoire, il s’agit plus d’un temps social que d’un temps chronologique évalué en nombre d’années de résidence, ce qui implique donc de prendre en compte une part de subjectivité. Or, pour la plupart des immigrés turcs, l’installation définitive en Alsace et en Bade- Wurtemberg a subjectivement été vécue à partir du début des années 1980, alors qu’ils étaient arrivés dès la fin des années 1960, soit plus de dix ans auparavant.

57 Extrait d’entretien, novembre 2009. 58 Extrait d’entretien, septembre 2009.

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blent dictés par la seule recherche de la performance « balle au pied », se profilent des conceptions plus profondes de l’« identité ». Contentons-nous ici de citer quelques chiffres symptomatiques de ces choix paradoxaux. Entre 2006 et 2009, au sein de l’effectif de l’Union Sportive Colmar, club qui est passé de la Division II à la Promotion Départementale (soit une progression de deux échelons), le pourcentage de footballeurs « originaires de Turquie » a augmenté d’environ quatre points (de 94% à 98,4%). Outre-Rhin, pendant la même période, dans l’effectif du Türk Gençler

Birliği de Lahr, club qui accédait à la division supérieure (la Kreisliga A), le pourcen-

tage de pratiquants d’origine turque s’est renforcé de cinq points (de 88% à 93%). Ainsi, l’équipe apparaît fréquemment comme le reflet de la population turque dont elle est le porte-drapeau. Dans certains cas, comme par exemple à l’Ülkerspor

d’Emmendingen en Bade-Wurtemberg, il arrive même qu’elle symbolise, à travers sa

composition, l’affirmation tout à la fois motivée et enthousiaste d’une commune mi- cro-appartenance (géographique) interne à la Turquie (la petite ville de Bayburt). Tandis que ces données constituent, nous semble-t-il, une bonne entrée en matière pour évoquer l’existence d’un phénomène de regroupements dans le football asso- ciatif, nous voudrions progressivement construire, dans le chapitre qui va suivre, ce qui fait la spécificité de notre thèse et de notre méthodologie d’enquête.

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Conclusion

Tant en Alsace qu’en Bade-Wurtemberg, l’« objectivité » du dénombrement des clubs de football impliquant et regroupant des sportifs et des dirigeants « origi- naires de Turquie » atteste de la réalité de l’existence de regroupements dans le cadre associatif. En effet, pour les populations concernées, le football semble repré- senter un support pour des échanges sociaux intenses et très fréquents au sein de la « communauté turque » : il permet aux hommes de se retrouver entre-soi, sans les femmes, dans les clubs et leurs espaces de sociabilité, notamment lors de compéti- tions devenues traditionnelles ou d’oppositions spécifiques, telle la coupe Atatürk ou la coupe du Consulat, organisées toutes deux en marge du calendrier fédéral. Par ailleurs, dans le contexte de la globalisation, les immigrés turcs du Bassin rhénan construisent des espaces et réseaux socio-sportifs qui franchissent les frontières po- litiques, géographiques et culturelles. Il semblerait donc que le football participe à la « transnationalisation » de cette immigration. Par « transnationalisation » on entend, ici, le processus par lequel les immigrés tissent et entretiennent des relations so- ciales diverses qui relient leur société d’origine à celle d’installation (Rea & Tripier, 2003).

Ce mode de fonctionnement n’est en réalité pas propre au football. En effet, les clubs sont insérés, de part et d’autre du Rhin, dans un « espace associatif » bien plus vaste qui s’appuie sur des solidarités à la fois nationales et locales et qui con- cerne les domaines de la politique, de la culture et de la religion. Si les Turcs se structurent à travers le secteur associatif, c’est certainement parce qu’il fournit une visibilité dans l’espace public tout en permettant d’affirmer une « identité » de groupe et des « identités » de sous-groupes, qu’ils soient sociaux, religieux, culturels ou eth- niques.

Enfin, nous avons tenté de souligner que le fait de se regrouper sur une base ethno-nationale pour s’adonner au football dans une association n’est pas en soi un phénomène totalement nouveau, ni en France ni en Allemagne. Du point de vue de

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l’organisation des échanges sportifs, l’immigration turque présente même des analo- gies avec l’immigration polonaise du début du XXe

siècle et, du point de vue du profil sociologique des membres des clubs, avec l’immigration portugaise des années 1960. Cependant, elle conserve également des spécificités, parmi lesquelles une permanence des regroupements dans le temps et dans l’espace. En effet, dans les grandes agglomérations et les villes moyennes du Rhin supérieur, on assiste à un renouvellement incessant des clubs « turcs », ce qui témoigne du dynamisme as- sociatif dont font preuve ces populations. Ainsi, lorsqu’une association disparaît ou est menacée de disparition, pour des raisons diverses et variées, le plus souvent, un noyau dur de sportifs ou d’anciens sportifs « originaires de Turquie » se retrouve pour fonder une nouvelle structure ou pour assurer la survie de l’ancienne. Pour ce faire, les dirigeants mobilisent, dans un premier temps, des réseaux sociaux nichés à l’intérieur de la communauté d’origine, ce qui entretient finalement les discours des pouvoirs publics et du mouvement sportif faisant état d’une volonté de ne pas se mé- langer avec d’autres populations !

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Deuxième partie : La double dynamique,