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La troisième scène fait ressortir les échanges relatifs à la variété des espèces à introduire

La première intervention se rapporte aux discussions qui eurent lieu entre les deux principaux protagonistes entre la première et la quatrième discussion de groupe. Au cours de cette période, on constate que les deux acteurs  ont  des  façons  assez  différentes  de  commenter  les  espèces  qu’ils   estiment  pertinentes  d’introduire  dans  les  milieux.  Conséquent  à  ses  préoccupations  de  rendement   et   d’efficacité,   le   responsable   du  projet  évoque  des  critères  de  “facilité”,  de  “rapidité”  et de

“résistance”.   Le  lotier est par exemple une plante intéressante à considérer en raison de sa

“résistance au gel”.  Tout  comme  l’achillée millefeuille,  elle  aussi  “très résistante”,  elle  “refleurit rapidement après la coupe”.  De  même  en  est-il de la rudbeckie. Assez prometteuse, cette espèce

“s’installe   très   bien”   et   “fleurit rapidement”.   Elle   peut   “se faucher facilement”,   ce   qui   ne   l’empêchera  “de tabler”  après  la  fauche.  Dans  cette  perspective,  chaque  plante  est  appréhendée   comme un dispositif composite industriel/écologique. Le discours du spécialiste en écologie végétale prend de son côté une autre tonalité. Sensible à des préoccupations esthétiques, il parle des espèces pertinentes en terme de hauteur, de couleur, de texture et de visibilité. La solidago est par  exemple  une  espèce  recommandable  en  raison  de  sa  “hauteur”.  Elle  peut  “aller au-dessus d’un  mètre”,  ce  qui  en  fait  une  plante  toute  désignée  pour  “une zone plus forestière ou un obstacle quelconque”.  L’achillée est également une autre espèce très  intéressante.  Particulièrement  “au niveau de la couleur”  et  du  “feuillage”.  S’accrochant  à  “une  clôture  et  dans  les  parcs”,  le  harlem est pour sa part bien visible. De même pour la stachys palustris.  “Habillée avec une fleur rouge foncée”,  elle  apporte une teinte peu présente dans la flore québécoise. Dans ce raisonnement, chaque plante ressort comme un dispositif faisant le pont entre un principe de légitimité inspiré et écologique.

La  deuxième  intervention  témoigne  d’un  changement  de  discours  opéré  par le spécialiste en écologie   végétale.   Ses   commentaires   relatifs   aux   espèces  pertinentes  à  introduire  s’enlignent   manifestement  sur  les  préoccupations  d’efficience  industrielle de son collègue. Le spécialiste s’adresse  alors  aux  agents  techniques  présents à la cinquième discussion de groupe. Tout en faisant  un  bilan  détaillé  des  inventaires  qu’il  a  effectués,  il  précise  quelles  sont  les  espèces  les  plus   pertinentes  à  introduire  dans  les  milieux:  “C’est  clair,  dit-il, si on fait des interventions, il faut viser juste”   (5e   discussion   de   groupe).   Les   espèces   qu’il   recommande   d’introduire   sont   dorénavant envisagées pour leur longévité, leur résistance, leur entretien, leur potentiel de

recouvrement et de reproduction. Le convolvulus arvensis ressort par exemple comme une plante qui  “fleurit longtemps”.  Tout  en  étant  “assez visible”,  elle  “couvre de grandes surfaces”.  La   thanathese a  pour  sa  part  la  particularité  de  pousser  dans  “des sols très pauvres”.  Il  s’agit  d’une   espèce  intéressante  à  planter  “parce  qu’elle se maintien bien”.  L’aster novengilier a pour sa part

“une bonne dominance”.  Dans  les  friches  un  peu  plus  vieilles,  “elle est très abondante”.  Les   solidagos arborent  de  leur  côté  “une bonne couleur de la campagne”.  Il  s’agit  “d’un  classique”,  

“facile à introduire”.  

À  la  troisième  intervention,  le  spécialiste  en  écologie  végétale  précise  que  les  espèces  qu’il  vient   de commenter étaient à titre purement suggestif. Il signale aux agents techniques que la sélection des variétés les plus appropriées doit non seulement   tenir   compte   de   critères   d’efficience   industrielle, mais aussi de critères écologiques, comme le compactage des sols, les espèces déjà en place  et  le  “décor global”  (par  exemple  des  plantes  à  fleurs  bleues  pour  le  bord  du  fleuve).  Il   précise que la  liste  définitive  des  espèces  qu’il  leur  proposera  sous  peu  contiendra  toutes  les   informations permettant de pondérer ces différents critères. Ce retour à un principe écologique fait à nouveau réagir le responsable du projet. Lors de la quatrième intervention, celui-ci ressent à nouveau  le  besoin  d’insister  sur  l’efficience  et  l’efficacité  des  espèces  à  considérer.  Qu’elles   soient indigènes, exotiques ou ornementales, dit-il, les espèces à ensemencer doivent se propager seule et coloniser le site sans besoin   d’intervention   ultérieure.   En   ce   sens,   il   signale   sa   préoccupation  envers  “l’aspect  entretien  et  gestion”  (ibid.)  des  sites  ainsi  crées.  Dans  le  même   temps, il demande à son collègue comment il sera capable de concilier les différents moments de floraison des espèces suggérées avec un moment unique de fauche. Lors de la cinquième intervention, le spécialiste convient avec son collègue que définir un moment de fauche unique peut  être  une  chose  difficile  à  gérer  dans  ces  circonstances.  La  proposition  qu’il  s’apprête  de  faire   dénote une importante concession par rapport à ses revendications traditionnelles (soit une trentaine  d’espèces  avec  des  floraisons  réparties  dans  le  temps).  Voulant  démontrer  qu’il  s’arrime   aux préoccupations de son interlocuteur, il propose cette fois-ci de cibler un type particulier d’espèce  pour  chacun  des  milieux,  laquelle  fleurirait  de  préférence  au  mois  de  juin:  “On peut penser à planifier un peu plus, quitte à avoir une espèce cible très importante qui va pouvoir fleurir au mois de juin. Peut-être quelques espèces seulement, mais bien ciblées”  (5e  discussion   de  groupe).  Il  conclut  en  disant  que  lui  aussi  en  est  “rendu là dans (sa) réflexion”  (ibid.).

La  construction  de  l’accord

Un  retour  aux  séquences  d’actions  précédentes  montre que les acteurs éprouvent un différend d’opinion  quant  aux  critères  présidant  à  la  sélection  des  espèces.  Leur  mise  en  relation  renvoie  dès   lors  aux  modalités  caractéristiques  d’ajustement  du  régime  d’action  en  justice. Le spécialiste en écologie végétale  saisit  bien  les  préoccupations  d’efficience  et  d’efficacité  de  son  collègue.  Il   maîtrise  parfaitement  les  rudiments  du  principe  d’organisation  sociale  industriel, centrée sur la planification rationnelle des êtres et des choses. Il sait à quel dispositif référer pour créer une interface  en  vertu  de  ce  principe  d’action.  La  liste  des  espèces  et  les  savoirs  formels  qu’il  met  de   l’avant  sont  autant  d’exemples  de  dispositifs  industriels dont il sait tirer partie. Cela dit, son choix d’espèces  demeure  fortement teinté par des considérations esthétiques (hauteur, couleur, texture) et écologiques (favorable au renforcement de la flore indigène). Pour le responsable du projet, ce sont les qualités fonctionnelles de chacune des espèces qui prévaut. Quelles soient indigènes ou non,  ces  espèces  doivent  être  robustes,  durables,  vigoureuses,  esthétiques,  etc.  L’analyse  des   discussions  révèle  qu’il  se  fait  d’autant  plus  insistant  sur  ces  qualités  qu’il  ressent  la  latitude  avec   laquelle son collègue les prend à priori en considérations. À mesure que progresse les discussions, le spécialiste module son discours. Bien que sa préférence envers ses propres principes inspirés et écologiques demeure, il se fait plus loquace quant aux espèces reconnues pour leur résistance, leur potentiel de recouvrement, leur potentiel de reproduction, etc. Par la même occasion, il suspend la contrainte de légitimation envers ses propres positions, probablement conscient que la justification de ses choix par référence à des formes de généralités plus élevés risquerait de transformer la situation   en   un   affrontement,   ce   dont   il   n’a   aucun   avantage   à   susciter   vu   sa   situation   de   contractuel.  Ce  mouvement  le  conduit  en  bout  de  piste  à  faire  d’importantes  concessions  par   rapport   à   ses   spécifications   d’origine.   Au   lieu   de   favoriser   une   trentaine   d’espèces   avec   des   floraisons réparties dans le temps, il se trouve à proposer une ou deux espèces avec des moments de floraisons semblables.

De ce qui précède, trois décisions ont été prises. La première est à l’effet  de  privilégier  les  plantes   de  petite  taille  pour  les  abords  d’autoroute,  les  viaducs  et  les  talus,  et  les  plantes  de  taille  haute   pour  les  autres  types  de  terrains.  Cette  décision  s’appuie  sur  un  principe  d’organisation  sociale   industriel où   l’efficacité repose sur la présence des êtres et des choses aux bons endroits.

Quelques  interventions  auront  suffi  aux  acteurs  afin  de  s’entendre  sur  ce  point.  Le  différend  qui   les  séparaient  se  dénoue  par  conséquent  dans  le  cadre  d’un  scénario  de  convergence spontanée.

La  deuxième  décision  est  à  l’effet  d’introduire  des  plantes  ayant  des  qualités  bien  précises.  Elles   doivent   coloniser   rapidement   le   milieu,   pouvoir   s’adapter   efficacement   au   sol   existant,   être   résistantes, être florifères, fleurir rapidement après la coupe, fleurir longtemps, avoir une bonne capacité de recouvrement, ne nécessiter aucun entretien, avoir des semences facilement disponibles   et   être   facile   à   cultiver.   Ce   choix   d’espèces   relève   d’un   agencement   entre   trois   principes   d’organisation   sociale: 1) industriel,   pour   l’efficacité   recherchée   de   chacune   des   espèces, 2) écologique, pour leur capacité à coloniser les sites, et 3) inspiré, pour leur propriété à façonner des espaces esthétiquement agréables. Le scénario en vertu duquel se sont dénouées les discussions relatives à la définition de ces critères est celui de la relativisation. La troisième décision  est  à  l’effet  d’ignorer  les  distinctions  entre  les  espèces  indigènes,  les  espèces  introduites   et ornementales. Cette recommandation est formulée par le responsable du projet après que le spécialiste ait signalé son intérêt envers les plantes indigènes. Le différend se règle dans le cadre de  l’imposition  d’un  registre,  soit  celui  de  l’efficacité  industriel.

5.4.4  La  problématique  de  l’herbe  à  poux (Tableau 5.4)

S’il  existe  plusieurs  espèces  que  les  intervenants  veulent  introduire,  il  en  est  une  cependant  qu’il   désire  à  tout  prix  éliminer:  l’herbe  à  poux  (Ambrosia artemisiifolia). Les relations entre la gestion différenciée et cette espèce est une question hautement controversée. Les échanges relatifs à ce thème se déroulent en trois scènes.

Scène 1.  Dans  la  première  intervention,  le  responsable  du  projet  rappelle  la  position  jusqu’ici   soutenue  par  la  municipalité  à  l’égard  de  cette  question.  Dans le dépliant qui explique la gestion différenciée aux citoyens, dit-il,  nous  affirmons  que  l’on  peut  combattre  l’herbe  à  poux  en  laissant   libre-cours   à   la   végétation   spontanée.   À   mesure   qu’elle   s’installerait,   l’herbe   à   poux   serait   éventuellement déclassée  (sinon  éradiquée)  par  d’autres  espèces  plus  compétitives67. Il précise que

67Le  dépliant  dit  plus  précisément  ceci:  “En  plus  de  favoriser  la  diversité  biologique,  d’améliorer   la  qualité  du  paysage  et  la  santé  des  espaces  verts,  la  naturalisation  aide  à  combattre  le  fléau  de  l’herbe  à   poux.  Selon  la  direction  de  la  santé  publique,  un  des  meilleurs  moyens  pour  freiner  l’expansion  de  l’herbe  à poux  consiste  à  mettre  cette  plante  indésirable  en  compétition  avec  d’autres  reconnues  pour  être  robustes.  

En  attendant  des  résultats  probants,  le  fauchage  sélectif  de  l’herbe  à  poux  dans  les  zones  restaurées  se   poursuit”  (Entretien  différencié  des  espaces verts: place à la nature, 1997).

ce scénario est une hypothèse qui demeure encore à vérifier. En prévision des opérations de relations  publiques  à  venir,  il  demande  au  spécialiste  en  écologie  végétale  s’il  lui  serait possible de la confirmer68.   L’”hypothèse”   sur   laquelle   s’articule   son   intervention   est   un  dispositif de coordination relevant du principe industriel. Dans ce principe, seul les savoirs certifiés par des autorités reconnues ont droit de cité. Dans la deuxième intervention, le spécialiste se montre réticent. Il justifie sa position en reprenant le processus de compétition énoncé par son interlocuteur.  Il  explique  que  pour  combattre  l’herbe  à  poux  à  l’aide  d’espèces  plus  compétitives,   il faudrait un minimum de   trois   ans,   soit   le   temps   qu’une   surface   de   gestion   différenciée   à   découvert soit entièrement envahie par la flore spontanée. Durant cette période, dit-il,  l’herbe  à   poux  en  profiterait  elle  aussi  pour  conquérir  le  milieu.  Le  “processus  écologique”  dépeint dans cet énoncé est un dispositif de coordination qui  s’inscrit  dans  le  principe  de  légitimité  écologique. Le

“savoir  formel”  en  vertu  duquel  est  formulée  l’intervention  est  un  dispositif de coordination industriel.

Dans la troisième intervention, le responsable du projet formule à nouveau sa demande. Pour soutenir son bien-fondé, il évoque cette fois-ci  le  changement  de  “technique  de  lutte  à  l’herbe  à   poux”  qu’il  a  lui-même opéré dans son service (un dispositif de coordination industriel renvoyant à l’ensemble  des  procédés  à  mettre  en  oeuvre  pour  obtenir  un  résultat  déterminé).  À  l’employé  qui   entretenait traditionnellement les terrains vagues, dit-il,  on  lui  répétait,  “descend ta tondeuse, descend ta tondeuse”  (2e  discussion  de  groupe).  Ce  type  de  fauche  “scalpait”  le  terrain.  Il  ajoute   qu’en  ne  coupant  plus,  on  laisse  maintenant  la  possibilité  aux  plantes  plus  robustes  de  combattre   elle-même  l’herbe  à  poux.  À  nouveau,  il  demande  à  son  interlocuteur  s’il  peut  confirmer  cette   hypothèse. À la quatrième intervention,  le  spécialiste  se  fait  plus  catégorique:  “Moi  je  n’ai  pas   vraiment à faire ça”  (ibid.).  Son  intervention  s’élabore  à  partir  d’un  “savoir  formel”  propre  au   principe industriel.  Il  souligne  que  l’entretien  différencié,  couplé  avec  l’arrachage  manuel, peut effectivement  aider  à  “contrôler”  l’herbe  à  poux.  Il  ajoute  qu’en  suivant  cette  approche,  le  nombre   de  plants  pourrait  diminuer  significativement  d’ici  10  à  15  ans.  Il  précise  qu’en  raison  de  leur   quantité  phénoménale  de  graines  (“10 millions de graines par tentacule”  (ibid.)),  on  ne  peut  

68De façon sous-entendue, le responsable du projet demande au spécialiste en écologie végétale d’appuyer  cette  hypothèse  sur  la  base  de  ses  connaissances  et  sur  la  légitimité  que  lui  procure  son  statut  de   Ph.D en écologie végétale. Une fois cette hypothèse confirmée, il devient plus facile de légitimer la gestion différenciée auprès de la population.

cependant  tous  les  éliminer:  “Quelqu’un  qui  veut  en  trouver,  il  va  en  trouver”  (ibid.).  Par  contre,   il   mentionne   il   n’y   a   “aucun   problème   à   dire   qu’il   y   a   réduction”   (ibid.).   À   la   cinquième   intervention, le responsable  du  projet  réitère  que  l’arrachage  manuel  est  “de toute façon”  (ibid.)   l’orientation  qu’il  a  donnée  depuis  peu  à  ses  équipes  d’entretien.  Il  ajoute  que  cette  approche  de   lutte  à  l’herbe  à  poux  vise  précisément  à  favoriser  la  biodiversité:  “On ne coupe pas le site au complet.  Contrairement  à  ce  qu’on  faisait  avant,  je  demande  qu’on  ait  de  la  variété”  (ibid.).  La  

“technique  de  lutte  à  l’herbe  à  poux”  qu’il  signale  est  un  dispositif de coordination qui relève du principe industriel, alors que le principe   de   biodiversité   qu’il   énonce   fait   état   d’un   principe   écologique. Le fait que le responsable du projet ne conteste pas les derniers arguments avancés par  le  spécialiste  (et  qu’il  n’avance  aucun  contre-argument),  suggère  qu’un  ajustement  s’est  opéré   entre les  acteurs.  On  s’entend  pour  dire  que  la  gestion  différenciée  ressort  comme  un  moyen  limité   de   combattre   l’herbe   à   poux.   Le   scénario   en   vertu   duquel   est   formulé   cet   accord   est  la clarification dans un principe. Dans ce scénario, les acteurs échangent jusqu’à  temps  que  l’un  des   principes supérieurs communs évoqués  par  l’un  d’eux  l’emporte  sur  les  autres.  Dans  ce  cas-ci, les savoirs formels (principe industriel)  mis  de  l’avant  par  le  spécialiste  semblent  avoir  convaincu  le   responsable du projet.

Scène 2. La deuxième scène se déroule lors de la troisième discussion de groupe. Aux agents

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