La première intervention se rapporte aux discussions qui eurent lieu entre les deux principaux protagonistes entre la première et la quatrième discussion de groupe. Au cours de cette période, on constate que les deux acteurs ont des façons assez différentes de commenter les espèces qu’ils estiment pertinentes d’introduire dans les milieux. Conséquent à ses préoccupations de rendement et d’efficacité, le responsable du projet évoque des critères de “facilité”, de “rapidité” et de
“résistance”. Le lotier est par exemple une plante intéressante à considérer en raison de sa
“résistance au gel”. Tout comme l’achillée millefeuille, elle aussi “très résistante”, elle “refleurit rapidement après la coupe”. De même en est-il de la rudbeckie. Assez prometteuse, cette espèce
“s’installe très bien” et “fleurit rapidement”. Elle peut “se faucher facilement”, ce qui ne l’empêchera “de tabler” après la fauche. Dans cette perspective, chaque plante est appréhendée comme un dispositif composite industriel/écologique. Le discours du spécialiste en écologie végétale prend de son côté une autre tonalité. Sensible à des préoccupations esthétiques, il parle des espèces pertinentes en terme de hauteur, de couleur, de texture et de visibilité. La solidago est par exemple une espèce recommandable en raison de sa “hauteur”. Elle peut “aller au-dessus d’un mètre”, ce qui en fait une plante toute désignée pour “une zone plus forestière ou un obstacle quelconque”. L’achillée est également une autre espèce très intéressante. Particulièrement “au niveau de la couleur” et du “feuillage”. S’accrochant à “une clôture et dans les parcs”, le harlem est pour sa part bien visible. De même pour la stachys palustris. “Habillée avec une fleur rouge foncée”, elle apporte une teinte peu présente dans la flore québécoise. Dans ce raisonnement, chaque plante ressort comme un dispositif faisant le pont entre un principe de légitimité inspiré et écologique.
La deuxième intervention témoigne d’un changement de discours opéré par le spécialiste en écologie végétale. Ses commentaires relatifs aux espèces pertinentes à introduire s’enlignent manifestement sur les préoccupations d’efficience industrielle de son collègue. Le spécialiste s’adresse alors aux agents techniques présents à la cinquième discussion de groupe. Tout en faisant un bilan détaillé des inventaires qu’il a effectués, il précise quelles sont les espèces les plus pertinentes à introduire dans les milieux: “C’est clair, dit-il, si on fait des interventions, il faut viser juste” (5e discussion de groupe). Les espèces qu’il recommande d’introduire sont dorénavant envisagées pour leur longévité, leur résistance, leur entretien, leur potentiel de
recouvrement et de reproduction. Le convolvulus arvensis ressort par exemple comme une plante qui “fleurit longtemps”. Tout en étant “assez visible”, elle “couvre de grandes surfaces”. La thanathese a pour sa part la particularité de pousser dans “des sols très pauvres”. Il s’agit d’une espèce intéressante à planter “parce qu’elle se maintien bien”. L’aster novengilier a pour sa part
“une bonne dominance”. Dans les friches un peu plus vieilles, “elle est très abondante”. Les solidagos arborent de leur côté “une bonne couleur de la campagne”. Il s’agit “d’un classique”,
“facile à introduire”.
À la troisième intervention, le spécialiste en écologie végétale précise que les espèces qu’il vient de commenter étaient à titre purement suggestif. Il signale aux agents techniques que la sélection des variétés les plus appropriées doit non seulement tenir compte de critères d’efficience industrielle, mais aussi de critères écologiques, comme le compactage des sols, les espèces déjà en place et le “décor global” (par exemple des plantes à fleurs bleues pour le bord du fleuve). Il précise que la liste définitive des espèces qu’il leur proposera sous peu contiendra toutes les informations permettant de pondérer ces différents critères. Ce retour à un principe écologique fait à nouveau réagir le responsable du projet. Lors de la quatrième intervention, celui-ci ressent à nouveau le besoin d’insister sur l’efficience et l’efficacité des espèces à considérer. Qu’elles soient indigènes, exotiques ou ornementales, dit-il, les espèces à ensemencer doivent se propager seule et coloniser le site sans besoin d’intervention ultérieure. En ce sens, il signale sa préoccupation envers “l’aspect entretien et gestion” (ibid.) des sites ainsi crées. Dans le même temps, il demande à son collègue comment il sera capable de concilier les différents moments de floraison des espèces suggérées avec un moment unique de fauche. Lors de la cinquième intervention, le spécialiste convient avec son collègue que définir un moment de fauche unique peut être une chose difficile à gérer dans ces circonstances. La proposition qu’il s’apprête de faire dénote une importante concession par rapport à ses revendications traditionnelles (soit une trentaine d’espèces avec des floraisons réparties dans le temps). Voulant démontrer qu’il s’arrime aux préoccupations de son interlocuteur, il propose cette fois-ci de cibler un type particulier d’espèce pour chacun des milieux, laquelle fleurirait de préférence au mois de juin: “On peut penser à planifier un peu plus, quitte à avoir une espèce cible très importante qui va pouvoir fleurir au mois de juin. Peut-être quelques espèces seulement, mais bien ciblées” (5e discussion de groupe). Il conclut en disant que lui aussi en est “rendu là dans (sa) réflexion” (ibid.).
La construction de l’accord
Un retour aux séquences d’actions précédentes montre que les acteurs éprouvent un différend d’opinion quant aux critères présidant à la sélection des espèces. Leur mise en relation renvoie dès lors aux modalités caractéristiques d’ajustement du régime d’action en justice. Le spécialiste en écologie végétale saisit bien les préoccupations d’efficience et d’efficacité de son collègue. Il maîtrise parfaitement les rudiments du principe d’organisation sociale industriel, centrée sur la planification rationnelle des êtres et des choses. Il sait à quel dispositif référer pour créer une interface en vertu de ce principe d’action. La liste des espèces et les savoirs formels qu’il met de l’avant sont autant d’exemples de dispositifs industriels dont il sait tirer partie. Cela dit, son choix d’espèces demeure fortement teinté par des considérations esthétiques (hauteur, couleur, texture) et écologiques (favorable au renforcement de la flore indigène). Pour le responsable du projet, ce sont les qualités fonctionnelles de chacune des espèces qui prévaut. Quelles soient indigènes ou non, ces espèces doivent être robustes, durables, vigoureuses, esthétiques, etc. L’analyse des discussions révèle qu’il se fait d’autant plus insistant sur ces qualités qu’il ressent la latitude avec laquelle son collègue les prend à priori en considérations. À mesure que progresse les discussions, le spécialiste module son discours. Bien que sa préférence envers ses propres principes inspirés et écologiques demeure, il se fait plus loquace quant aux espèces reconnues pour leur résistance, leur potentiel de recouvrement, leur potentiel de reproduction, etc. Par la même occasion, il suspend la contrainte de légitimation envers ses propres positions, probablement conscient que la justification de ses choix par référence à des formes de généralités plus élevés risquerait de transformer la situation en un affrontement, ce dont il n’a aucun avantage à susciter vu sa situation de contractuel. Ce mouvement le conduit en bout de piste à faire d’importantes concessions par rapport à ses spécifications d’origine. Au lieu de favoriser une trentaine d’espèces avec des floraisons réparties dans le temps, il se trouve à proposer une ou deux espèces avec des moments de floraisons semblables.
De ce qui précède, trois décisions ont été prises. La première est à l’effet de privilégier les plantes de petite taille pour les abords d’autoroute, les viaducs et les talus, et les plantes de taille haute pour les autres types de terrains. Cette décision s’appuie sur un principe d’organisation sociale industriel où l’efficacité repose sur la présence des êtres et des choses aux bons endroits.
Quelques interventions auront suffi aux acteurs afin de s’entendre sur ce point. Le différend qui les séparaient se dénoue par conséquent dans le cadre d’un scénario de convergence spontanée.
La deuxième décision est à l’effet d’introduire des plantes ayant des qualités bien précises. Elles doivent coloniser rapidement le milieu, pouvoir s’adapter efficacement au sol existant, être résistantes, être florifères, fleurir rapidement après la coupe, fleurir longtemps, avoir une bonne capacité de recouvrement, ne nécessiter aucun entretien, avoir des semences facilement disponibles et être facile à cultiver. Ce choix d’espèces relève d’un agencement entre trois principes d’organisation sociale: 1) industriel, pour l’efficacité recherchée de chacune des espèces, 2) écologique, pour leur capacité à coloniser les sites, et 3) inspiré, pour leur propriété à façonner des espaces esthétiquement agréables. Le scénario en vertu duquel se sont dénouées les discussions relatives à la définition de ces critères est celui de la relativisation. La troisième décision est à l’effet d’ignorer les distinctions entre les espèces indigènes, les espèces introduites et ornementales. Cette recommandation est formulée par le responsable du projet après que le spécialiste ait signalé son intérêt envers les plantes indigènes. Le différend se règle dans le cadre de l’imposition d’un registre, soit celui de l’efficacité industriel.
5.4.4 La problématique de l’herbe à poux (Tableau 5.4)
S’il existe plusieurs espèces que les intervenants veulent introduire, il en est une cependant qu’il désire à tout prix éliminer: l’herbe à poux (Ambrosia artemisiifolia). Les relations entre la gestion différenciée et cette espèce est une question hautement controversée. Les échanges relatifs à ce thème se déroulent en trois scènes.
Scène 1. Dans la première intervention, le responsable du projet rappelle la position jusqu’ici soutenue par la municipalité à l’égard de cette question. Dans le dépliant qui explique la gestion différenciée aux citoyens, dit-il, nous affirmons que l’on peut combattre l’herbe à poux en laissant libre-cours à la végétation spontanée. À mesure qu’elle s’installerait, l’herbe à poux serait éventuellement déclassée (sinon éradiquée) par d’autres espèces plus compétitives67. Il précise que
67Le dépliant dit plus précisément ceci: “En plus de favoriser la diversité biologique, d’améliorer la qualité du paysage et la santé des espaces verts, la naturalisation aide à combattre le fléau de l’herbe à poux. Selon la direction de la santé publique, un des meilleurs moyens pour freiner l’expansion de l’herbe à poux consiste à mettre cette plante indésirable en compétition avec d’autres reconnues pour être robustes.
En attendant des résultats probants, le fauchage sélectif de l’herbe à poux dans les zones restaurées se poursuit” (Entretien différencié des espaces verts: place à la nature, 1997).
ce scénario est une hypothèse qui demeure encore à vérifier. En prévision des opérations de relations publiques à venir, il demande au spécialiste en écologie végétale s’il lui serait possible de la confirmer68. L’”hypothèse” sur laquelle s’articule son intervention est un dispositif de coordination relevant du principe industriel. Dans ce principe, seul les savoirs certifiés par des autorités reconnues ont droit de cité. Dans la deuxième intervention, le spécialiste se montre réticent. Il justifie sa position en reprenant le processus de compétition énoncé par son interlocuteur. Il explique que pour combattre l’herbe à poux à l’aide d’espèces plus compétitives, il faudrait un minimum de trois ans, soit le temps qu’une surface de gestion différenciée à découvert soit entièrement envahie par la flore spontanée. Durant cette période, dit-il, l’herbe à poux en profiterait elle aussi pour conquérir le milieu. Le “processus écologique” dépeint dans cet énoncé est un dispositif de coordination qui s’inscrit dans le principe de légitimité écologique. Le
“savoir formel” en vertu duquel est formulée l’intervention est un dispositif de coordination industriel.
Dans la troisième intervention, le responsable du projet formule à nouveau sa demande. Pour soutenir son bien-fondé, il évoque cette fois-ci le changement de “technique de lutte à l’herbe à poux” qu’il a lui-même opéré dans son service (un dispositif de coordination industriel renvoyant à l’ensemble des procédés à mettre en oeuvre pour obtenir un résultat déterminé). À l’employé qui entretenait traditionnellement les terrains vagues, dit-il, on lui répétait, “descend ta tondeuse, descend ta tondeuse” (2e discussion de groupe). Ce type de fauche “scalpait” le terrain. Il ajoute qu’en ne coupant plus, on laisse maintenant la possibilité aux plantes plus robustes de combattre elle-même l’herbe à poux. À nouveau, il demande à son interlocuteur s’il peut confirmer cette hypothèse. À la quatrième intervention, le spécialiste se fait plus catégorique: “Moi je n’ai pas vraiment à faire ça” (ibid.). Son intervention s’élabore à partir d’un “savoir formel” propre au principe industriel. Il souligne que l’entretien différencié, couplé avec l’arrachage manuel, peut effectivement aider à “contrôler” l’herbe à poux. Il ajoute qu’en suivant cette approche, le nombre de plants pourrait diminuer significativement d’ici 10 à 15 ans. Il précise qu’en raison de leur quantité phénoménale de graines (“10 millions de graines par tentacule” (ibid.)), on ne peut
68De façon sous-entendue, le responsable du projet demande au spécialiste en écologie végétale d’appuyer cette hypothèse sur la base de ses connaissances et sur la légitimité que lui procure son statut de Ph.D en écologie végétale. Une fois cette hypothèse confirmée, il devient plus facile de légitimer la gestion différenciée auprès de la population.
cependant tous les éliminer: “Quelqu’un qui veut en trouver, il va en trouver” (ibid.). Par contre, il mentionne il n’y a “aucun problème à dire qu’il y a réduction” (ibid.). À la cinquième intervention, le responsable du projet réitère que l’arrachage manuel est “de toute façon” (ibid.) l’orientation qu’il a donnée depuis peu à ses équipes d’entretien. Il ajoute que cette approche de lutte à l’herbe à poux vise précisément à favoriser la biodiversité: “On ne coupe pas le site au complet. Contrairement à ce qu’on faisait avant, je demande qu’on ait de la variété” (ibid.). La
“technique de lutte à l’herbe à poux” qu’il signale est un dispositif de coordination qui relève du principe industriel, alors que le principe de biodiversité qu’il énonce fait état d’un principe écologique. Le fait que le responsable du projet ne conteste pas les derniers arguments avancés par le spécialiste (et qu’il n’avance aucun contre-argument), suggère qu’un ajustement s’est opéré entre les acteurs. On s’entend pour dire que la gestion différenciée ressort comme un moyen limité de combattre l’herbe à poux. Le scénario en vertu duquel est formulé cet accord est la clarification dans un principe. Dans ce scénario, les acteurs échangent jusqu’à temps que l’un des principes supérieurs communs évoqués par l’un d’eux l’emporte sur les autres. Dans ce cas-ci, les savoirs formels (principe industriel) mis de l’avant par le spécialiste semblent avoir convaincu le responsable du projet.
Scène 2. La deuxième scène se déroule lors de la troisième discussion de groupe. Aux agents