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La  restauration  des  milieux  naturels  en  tant  qu’objet  d’étude  sociologique

Light et Higgs (1996) portent leur attention sur les interventions de restauration centrées sur le concept  de  fidélité  écologique,  c’est-à-dire, les interventions qui cherchent à reproduire le plus fidèlement possible ce qui existait, à un moment donné, sur un site donné. Ils observent que la façon actuellement  dominante  des  praticiens  d’évaluer  ce  qui  constitue  une  “bonne”  restauration   s’articule   sur   deux   critères:   l’efficacité et   l’efficience (Higgs,   1997).   L’efficacité   réfère   à   la   capacité des composantes qui ont été introduites (ou réintroduite) à se multiplier  d’elle-même (sustainability),   à   pouvoir   se   défendre   contre   l’invasion   d’espèces   animales   ou   végétales   (invasibility), à pouvoir assumer leurs fonctions de base (photosynthèse, respiration, fécondité) (productivity), à emmagasiner des substances nutritives (nutrient retention) et à entrer en interaction  avec  d’autres  espèces  du  même  type  (biotic interaction).  L’efficience  renvoie  pour  sa   part au rendement obtenu par rapport à la quantité de main-d’oeuvre,  de  matériel  et  de  ressources   investies dans l’exercice.  Si  l’efficacité  représente  un  concept  écocentrique,  faisant  appel  à  des  

critères   de   performance   technique,   l’efficience   constitue   pour   sa   part   un   concept   anthropocentrique,  témoignant  d’une  préoccupation  centrée  sur  le  rendement.  

L’évaluation  de  la  qualité  d’une  intervention  de  restauration  en  termes  d’efficacité  et  d’efficience   soulève  selon  les  auteurs  deux  problèmes.  Le  premier  est  le  déplacement  de  l’attention  de  la  fin   vers les moyens. Ici, la préoccupation est moins de savoir à qui et à quoi sert la restauration, que de mettre en oeuvre tous les moyens techniques et scientifiques nécessaires en vue de livrer le produit final. Une bonne restauration équivaut simplement en un bon produit. Le deuxième problème découle du premier. En occultant ses  finalités  pour  ne  l’appréhender  qu’en  fonction  de   critères techniques et scientifiques, la restauration devient un produit pouvant servir à différents usages.   Nous   assistons   de   la   sorte   à   un   phénomène   d’instrumentalisation de la nature. Ce phénomène s’inscrirait  lui-même dans un mouvement social et culturel plus vaste, lequel pourrait se décrire selon Higgs (1997) comme une construction de la réalité de plus en plus médiatisée par la science et la technologie. La façon actuelle de penser la restauration  n’échapperait  pas  à  cette   culture  ambiante.  À  l’aide  de  tous  les  moyens  disponibles,  le  but  consiste  à  reproduire  le  plus   fidèlement possible les caractéristiques originales du milieu naturel. Portant un regard critique sur ce phénomène, les auteurs proposent une approche subjective de la restauration.

Pour  eux,  une  bonne  restauration  ne  doit  pas  répondre  qu’à  des  critères  de  fidélité  écologique.  

Elle doit aussi être une entreprise qui participe au bien-être de la collectivité. Elle doit lier les individus  les  uns  aux  autres  dans  un  processus  de  coopération,  d’échanges  et  de  participation  avec   la nature. La restauration, disent-ils,  est  l’occasion  d’un  nouveau  rapprochement  nature/culture.  

Ce rapprochement ne saurait se réaliser sans un nouvel ethos participatif. Pour contribuer au bien-être  de  la  collectivité,  la  restauration  doit  s’élaborer  à  partir  même  de  la  communauté,  par  le  biais   d’un   dialogue   juste   et   équitable   entre   ses   membres.   En   faisant   appel   à   la   participation   démocratique, la mise en oeuvre d’un   projet   de   restauration   permet   de   soulever   des   questionnements  et  des  enjeux  qui  limitent  l’appropriation  de  la  nature  à  des  fins  particularistes   (politique  ou  économique).  Le  processus  de  restauration  devient  un  véhicule  d’implication  et   d’échange  pour les membres de la communauté et favorise du même coup la création de liens solides entre cette communauté et les écosystèmes concernés. En ce sens, les projets de restauration   s’effectuant   dans   un   cadre   de   discussion   démocratique,   où   tous   les   participants

peuvent échanger librement leur point de vue, sont de valeurs supérieures à ceux menés dans des conditions non démocratiques.

Or, disent les auteurs, la mise en oeuvre de ce potentiel de participation démocratique ne va pas de soi. Son actualisation est étroitement  liée  au  contexte  dans  lequel  s’inscrit  la  restauration.  C’est  ce   contexte  qui  détermine  en  dernière  instance  l’utilisation  faîte  de  la  restauration:  “The  context   within which a restoration physically occurs (the economic, political, and social spheres around it) is  crucial  in  determining  its  political  role  in  the  broader  culture”  (Light  et  Higgs,  1996,  230).  Ils appellent à ce titre politiques de la restauration les buts et les fonctions assignés à la restauration.

En ce sens, une des premières étapes  à  réaliser  en  vue  d’accomplir  le  potentiel  démocratique  de  la   restauration consiste en un examen critique des finalités assignées à la restauration: à qui et à quoi sert le produit de la restauration? Or, ajoutent les auteurs, on ne peut critiquer avec succès les usages  “politiques”  de  la  restauration,  et  éventuellement  en  promouvoir  de  plus  émancipatoires,   sans   d’abord   examiner   attentivement   la   pluralité   des   intérêts,   des   raisonnements   et   des   préoccupations présents dans les processus de restauration, soit la politique dans la restauration.

Dans la restauration, disent-ils,  l’acte  de  restaurer  (c’est-à-dire le processus) et le produit final sont inextricablement   liés.   Le   produit   est   une   création   qui   porte   l’empreinte   du   processus   et   le   processus est teinté  des  visions  du  monde  de  ceux  et  de  celles  qui  l’animent.  En  conséquence,  un   examen critique du produit (les politiques de la restauration)  ne  saurait  s’accomplir  sans  une   analyse attentive du processus (la politique dans la restauration):

The key to a successful critique of the product, we contend, is careful examination of the process (ibid., 238).

It is necessary to acknowledge the politics in practice in order to have a place from which to criticize the use to which they are put (ibid., 239).

If we fail to take seriously the politics in restoration (as many in the restoration community are wont to do), then we will most likely find it much difficult to criticize the political use to which restoration is put (ibid., 239).

One of the significant political challenges for restorationnists is to open up the politics of the practice to a wider view in order to offer an alternative to the corporate approach to nature (ibid., 241).

Au cours de leur exposé, Light et Higgs (1996) font état de trois contextes  “politiques”  (privé,   public,  communautaire)  où  s’effectue  à  l’heure  actuelle  la  restauration  de  milieux  naturels.  Ils   examinent lesquels de ces contextes est le plus susceptible de favoriser le dialogue libre entre les membres de la collectivité adjacente à un site à restaurer. Ils débutent par le cas des restaurations réalisées  par  l’entreprise  privée.  Localisées  pour  la  plupart  aux  États-Unis, ces réalisations servent de   “faire-valoir”   à  l’entreprise.  En  soutenant  un  projet  de  restauration,  affirment les auteurs, l'entreprise tente de susciter une impression positive de sa relation à la nature. Dans ce type de projet, les membres de la collectivité sont rarement invités à participer à sa planification. Les questions litigieuses qui pourraient émerger de  l’échange  et  de  la  confrontation  des  différents   points  de  vue,  comme  les  usages  corporatifs  de  la  restauration,  s’en  trouvent  par  conséquent   écartées.  Light  et  Higgs  donnent  l’exemple  de  la  compagnie  IBM  étudiée  par  Perry12. Récemment, disent-ils, cette compagnie a largement publicisé les travaux qu'elle a effectués pour remettre en état un site dégradé des prairies américaines. Les torts qu'avaient causé cette compagnie à ce site, de même que sa contribution à la détérioration des prairies pendant des années, sont restés en revanche lettre morte. C'est ce qui fait dire à Perry que lorsque les citoyens visitent le site restauré par  l'entreprise,  ils  reçoivent  d’avantage  qu'une  éducation  sur  la  botanique:  “they  also  get  an   introduction into the relationship between IBM and nature that best serves the interests of the corporation”  (ibid.,  241).

Ce type de projet, disent les auteurs, ne favorise pas la nature, pas plus qu'il ne sert à promouvoir la participation démocratique, ou encore, à créer des liens solides entre les communautés et les écosystèmes. Ces façons d'agir doivent être dénoncées. Non seulement en faisant valoir le potentiel démocratique de la restauration, mais aussi, en énonçant quel type de politique favoriserait la mise en oeuvre de ce potentiel. L'exemple de Perry montre que la fin, centrée sur le concept  de  fidélité  écologique,  l’emporte  sur  le  processus,  porteur  d’éducation  sociale,  politique  et   environnementale  pour  l’ensemble  de  la  communauté.  Une  bonne  restauration  se  réduit  ici  à   l’idée  de  “bon  produit”.  En  conséquence,  ce  qui  aurait  pu  améliorer  la  relation  des  communautés   locales à la nature et servir à la fois de véhicule d'échanges et d'implication, a été perdue à jamais.

12Jonathan Perry, 1995, "Greening Corporate Environments: Authorship and Politics in Restoration", Restoration and Management Note, 1995, 12(2), 145-147; - The Commodious Veil of Nature: Ecological Restoration as Corporate Landscape Architecture, 1995, Master's Thesis, University of Wisconsin, Madison.

Méconnues par des communautés locales, ces façons de faire sont reçues sans contestation, ce qui aux dires des auteurs, ne crée aucun incitatif en vue de définir une politique de la restauration.

Un   second   contexte   “politique”   où   s’effectue   la   restauration   est   celui   où   le   territoire   est   de   propriété publique, et les acteurs impliqués travaillent pour le compte de municipalités et de gouvernements. Les auteurs font ici référence à la situation canadienne où parallèlement à des projets  privés,  sont  réalisées  quelques  restaurations  de  nature  publique  (ils  n’en  donnent n’y   l’ampleur,  ni  le  nombre).  A  priori,  disent-ils, on pourrait penser que la propriété publique des sites à restaurer offre des conditions de participation supérieures aux initiatives des entreprises privées.

Dans les faits cependant, cet avantage est annulé par la façon hégémonique des gouvernements provincial et fédéral de gérer le territoire et ses ressources. Si la restauration des milieux naturels sert de vernis environnemental pour les entreprises privées, au Canada, c'est par celle-ci que l'on passe  pour  revaloriser  la  nature  comme  un  des  éléments  fondamentaux  de  l’imaginaire  canadien.  

C'est  en  ce  sens,  disent  les  auteurs,  que  la  restauration  des  écosystèmes  devient  “accessoirisation”.  

Mise en oeuvre sans la participation démocratique du public, ce type de réalisation devient une entreprise utilitaire dont la réussite se laisse évaluer en termes étroitement techniques.

Enfin, le dernier contexte qui préside à la restauration est celui des communautés locales. Selon Light et Higgs, de plus en plus de communautés locales se mobilisent et tentent d'elles-mêmes de réhabiliter des sites naturels détériorés. Pour eux, il s'agit là d'un mouvement social prometteur pour contrer l'instrumentalisation croissante des milieux naturels. C'est dans ce type de projets disent-ils, que l'on retrouve la meilleure assurance de participation démocratique. Ils préviennent cependant   que   la   restauration   des   milieux   naturels   à   l’échelle   communautaire   constitue   une   pratique encore fragile et vulnérable. En tout temps, elle peut être récupérée aux fins de visées utilitaires. C'est pourquoi les organismes locaux s'affairant à la restauration doivent être au fait des aspects  politiques  présents  “dans”  la  restauration  et  des  politiques  “de  la”  restauration.  

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