RECENSION D’ÉCRITS THÉORIQUES: EXPLORATION DES THÉORIES CONTEMPORAINES DE L’ACTION
A) Les régimes d’action
acteur-réseau représente en ce sens une entité stable et reconnue qui a fait son entrée dans l’espace collectif légitime. Tout comme les entités déjà stabilisées et reconnues qui ont été mobilisées à l’origine pour le constituer, l’acteur-réseau entrera à son tour dans la problématisation de nouvelles questions et de nouvelles préoccupations. Il agira comme acteur dans la construction d’un autre réseau.
2.2.3 Une sociologie des régimes d’action
Notre portrait des théories contemporaines de l’action se complète avec la présentation de la sociologie des régimes d’action. Ce modèle théorique nous convie à une nouvelle façon de concevoir la construction de l’espace collectif. Développé principalement par Luc Boltanski et Laurent Thévenot24, il s’efforce de modéliser les mécanismes généraux grâce auxquels les personnes s’adaptent assez rapidement à des situations organisées selon des logiques différentes.
Les auteurs soutiennent que l’ajustement des personnes25 entre elles et avec les choses ne s’effectue pas de la même manière dans les différentes situations de la vie quotidienne. Pour s’adapter aux circonstances qu’elles rencontrent, disent-ils, les personnes ont recours à un équipement mental et gestuel ainsi qu’à des ressources spécifiques. À cet égard, les opérations que les individus sont amenés à réaliser dans une situation d’interaction sont différentes de celles qu’ils accomplissent dans une autre situation. Ils appellent ces façons caractéristiques de se comporter régimes d’action. Ils identifient cinq régimes.
A) Les régimes d’action
24L’ouvrage principal des auteurs fut publié en 1987a sous le titre Les économies de la grandeur et réédité en 1991 sous celui De la justification. On retrouvera des comptes rendus critiques de cette ouvrage dans A. Berten (1993), S. Cerutti (1991), P. Desmarez (1989), N. Dodier (1993a), J.-P. Durand et R. Weil (1997), P. Juhem (1994), C. Lafaye (1996), F. Livian et G. Herreros (1994), T. Negri (1994), M.
Piteau (1992), J.-R. Tréanton (1993). Pour des applications particulièrement éclairantes, on consultera L.
Boltanski et L. Thévenot (1989), N. Dodier (1991, 1993b), F. Eymard-Duvernay et E. Marchal (1994), C.
Lafaye (1989, 1990, 1994), C. Lafaye et L. Thévenot (1993).
25Les auteurs utilisent principalement la notion de “personne” pour qualifier les individus dont ils parlent. La personne se caractérise à leurs yeux par sa capacité à agir dans plusieurs mondes sur la base de logiques d’action diverses. Ils préfèrent ce terme à celui d’”agent” (dont les comportements sont socialement conditionnés) ou d’”acteur” (dont la conduite vise en tout temps à satisfaire une finalité). Pour notre part, nous continuerons à utiliser alternativement et sans distinctions les notions de “personne”, d’”acteur” et d’”individu”.
1) Régime d’action en justice. Le régime d’action en justice (Boltanski et Thévenot, 1991) réfère à des moments où les acteurs éprouvent des différends d’opinions et/ou d’intérêts quant aux êtres et aux choses impliqués dans la situation d’interaction. On dira de ces dispositifs de coordination (un outil, une norme, un principe, une statistique, une expérience personnelle, une compétence, un savoir formel, etc.) qu’ils sont alors dans un état “hors-équivalence” (Boltanski et Thévenot, 1991, 12). Pour pouvoir construire un espace commun, les acteurs doivent renégocier ces dispositifs de telle sorte qu’ils basculent dans un état d’”équivalence”. Un état d’équivalence est un état où les rapprochements entre les entités impliquées dans l’action, l’interprétation ou la décision apparaissent légitimes à chacun des acteurs concernés (Lafaye, 1989, 97). Pour ce faire, les acteurs doivent expliciter dans ce qu’ils disent, dans ce qu’ils font, dans les décisions qu’ils prennent ou les actions qu’ils mènent, ce qui est susceptible de remporter l’adhésion d’autrui. Ils doivent dépasser leur relation particulière aux entités de la situation afin de remonter à un niveau plus élevé, c’est-à-dire un niveau qui inclut les relations possibles des autres personnes à ces entités. Les acteurs doivent en d’autres mots accomplir un travail de “montée en généralité”. Ce travail, ils l’effectueront en prenant appui sur un ensemble de référents généraux, qui sont des principes d’organisation sociale. La légitimité de ces référents tient à leur visée d’universalité. Ils constituent des façons collectivement partagées de concevoir l’orchestration possible des êtres et des choses en société. Un exemple de ce régime d’action est un échange entre parties patronale et syndicale. Pour justifier ses demandes de réduction d’heures de travail, la partie syndicale fait valoir les gains probables de productivité. Elle appuie sa requête sur les conclusions d’un rapport qui présente une expérience similaire réalisée dans le cadre d’une entreprise de même type.
2) Régime d’action du consensus26. À l’inverse du premier régime, le régime d’action du consensus (Boltanski, 1990) dépeint des situations où les acteurs ne sont pas en désaccord. Dans ce type de situations, les acteurs n’affichent aucun différend quant aux dispositifs de coordination impliqués dans leur mise en relation. Partant, aucune exigence de justification ne pèse sur les supports de leur mise en relation. Ils se taisent et se plient aux équivalences tacitement inscrites dans les choses qui les entourent. Pour reprendre le concept de Bruno Latour (1989), nous dirions de ces entités stabilisées qu’elles constituent des “boîtes noires”. Comme toutes boîtes noires,
26Appelé aussi régime d’action en justesse par Boltanski (1990).
chacune est le résultat de controverses éteintes et d’anciens conflits. Leur participation “en équivalence” dans les interactions humaines est à ce titre précédée d’une histoire sédimentée. Ces entités stabilisées peuvent prendre deux formes. Celle d’habitudes, de règles et de conventions (implicites ou explicites). Par exemple, la règle du chacun son tour, à compétence égale, salaire égal, ou encore, la priorité accordée aux personnes handicapées. Les entités stabilisées peuvent prendre également une forme matérielle. Par exemple, une carte d’identité, un rapport d’enquête, un curriculum vitae ou un contrat d’assurance.
3) Régime d’action en autorité27. Le régime d’action en autorité réfère aux situations d’interaction où la construction de l’espace commun n’est pas à proprement parler négocié, mais imposé. Un acteur laisse explicitement ou implicitement savoir aux autres qu’ils doivent se conformer à ses choix, à ses actions ou à ses décisions. Il dicte les modalités concrètes de leur ajustement, en s’abstenant de témoigner de la légitimité de ses interventions par référence à des principes d’organisation sociale qui dépassent la contingence de la situation. Il se dispense de rendre compte des référents relatifs à ses actions qui pourraient apparaîtrent justes et légitimes au regard des autres acteurs. En se soustrayant “à l’exigence de justifier ses actes” (Camus et al., 1993), il exerce un pouvoir ressenti comme arbitraire. N’ayant plus de prise sur le déroulement de l’action, les autres acteurs perçoivent l’exercice de ce pouvoir comme illégitime, parce que non fondé. Les détenus d’une prison qui font une mutinerie afin d’obtenir de meilleures conditions de détention est un exemple de réaction à ce mode de coordination.
4) Régime d’action de l’agapé (ou régime de l’amour). Dans le cas du régime d’action de l’agapé (Boltanski, 1990), les personnes entrent en relation les unes avec les autres en tenant pour secondaires les êtres et les choses sur la base desquels se construit normalement toute relation.
Comme le précise Boltanski, “le régime de paix en agapé réalise les personnes en tant que telles”
(1990, 114). De fait, les personnes façonnent un espace commun d’échange et de coordination en respectant les limites et les contraintes éprouvées par chacune. Le travail qu’elles réalisent afin de s’agencer à autrui est à ce titre désintéressé. Il repose sur l’idée du don et de la compassion, sans
27Appelé régime d’action en violence par Boltanski (1990).
attente du contre-don. L’accompagnement bénévole de personnes âgées en milieu hospitalier en un exemple de ce mode caractéristique d’ajustement.
5) Régime d’action tactique-stratégique. Le dernier régime d’action, le régime d’action tactique-stratégique (Corcuff, 1994), prend en considération une dimension fondamentale de l’action tenue sous silence par les autres régimes. Inspiré de l’analyse stratégique de Crozier et Freidberg, il met en effet l’accent sur le caractère stratégique de l’action. Il dépeint des situations où le travail d’ajustement à autrui est teinté par les projets, les ambitions ou les intérêts personnels de l’un ou l’autre des protagonistes impliqués dans la situation d’interaction. Ces projets, ces ambitions et ces intérêts opèrent comme un horizon d’action à travers les circonstances de la négociation. Cet horizon sera qualifié de “stratégique” dans la mesure où il s’accomplit au fur et à mesure des aléas favorables ou défavorables de la situation. Dans ce régime, l’acteur est doté d’une capacité tactique à saisir les occasions qui se présentent (Lafaye, 1996). Sous ce rapport, le régime tactique-stratégique prend en considération la dimension stratégique des comportements humains tout en lui conférant cependant une portée plus restreinte que ne le fait l’analyse stratégique de Crozier et Freidberg. Contrairement à celle-ci, on considérera en effet que la visée stratégique n’opère pas à tout instant lors du processus d’ajustement à autrui. Au fur et à mesure des rencontres avec les circonstances, les personnes glissent d’un régime d’action à un autre, le régime tactique-stratégique ne constituant dans ce contexte qu’une des formules possibles de la coordination. Lorsque les circonstances s’y prêtent, on remarquera par ailleurs, à l’instar de Dodier (1993b, 67), que la mise en relation des personnes dans un régime d’action stratégique ne dispense pas ces dernières de traiter des problèmes concrets d’ajustement qui se posent dans la situation. Dans cette voie, le régime d’action tactique-stratégique s’articule à celui de la justification dans la mesure où les visées stratégiques des protagonistes doivent également faire l’objet de justifications publiques.