LA GESTION DIFFÉRENCIÉE DES ESPACES VERTS
5.3 La représentation des sites de gestion différenciée chez les acteurs
La lecture des différents entretiens individuels (directifs et semi-directifs) et de discussion de groupe permet de constater que les intervenants ont une façon sensiblement différente d’appréhender la définition d’un protocole d’intervention et d’entretien de gestion différenciée.
L’exploration des entretiens donne également à voir que leurs prises de position ne sont pas étrangères à leur façon idéale de concevoir un site de gestion différenciée. Ces “représentations”
constituent leur prise de position initiale. En les mettant au jour, nous nous donnons la possibilité de reconstruire, à partir de son point de départ, le cheminement de pensée et la logique argumentative de chacun des intervenants.
Le haut fonctionnaire municipal est le principal promoteur de la gestion différenciée. C’est lors de ses visites dans la ville de Lausanne en Suisse qu’il se fait une idée précise de l’apparence que devraient prendre les sites de gestion différenciée. Pour lui, Lausanne est un modèle de référence, car, comme nulle part ailleurs dit-il, elle a su harmoniser la présence d’une couverture végétale naturalisée avec un haut niveau de tolérance sociale. L’ouverture démontrée par la population envers les surfaces en voie de naturalisation trouverait à ce titre son explication dans l’apparence esthétique de ces “nouveaux” paysages. Lausanne aurait en effet réussi à façonner un type de paysage à mi-chemin entre la friche et le jardin. Elle encouragerait la repousse active de la couverture végétale indigène dans des proportions bien mesurées. La végétation y aurait libre cours en fonction de paramètres précis de hauteur, de couleur, de texture et de structure. Comme le remarque le haut fonctionnaire, on la retrouve également présente dans des endroits bien précis:
“Quand tu vas à Lausanne, c’est à l’image de ça. Tout est propre et ordonné. Il y a de la végétation plus forte, mais à sa place” (2e discussion de groupe). Le travail de sélection opéré par la municipalité aurait à ce titre permis d’exclure tout ce qui pouvait susciter l’aversion et l’hostilité chez le citoyen. L’impression retenue est celle de “surfaces jardinées de façon extensive”.
“Dans l’état actuel de la mentalité de nos concitoyens” (3e discussion de groupe), affirme le responsable du projet, nous n’avons pas le choix d’aménager ces sites avec ce que la nature a de plus agréable et de plus rassurant à offrir: “Il faut intervenir, couper quand c’est trop sec, faire des sentiers. Il faut marquer plus notre présence, mettre de la couleur, faire des semis, de la plantation. Si on veut garder ces sites-là, il va falloir qu’on s’en aille là-dedans” (ibid.).
L’impératif de domestiquer la nature est d’autant plus important que l’élection municipale approche et que les élus tendent à privilégier un entretien hautement interventionniste. “En année électorale, souligne le responsable du projet, la pression est encore plus forte. Dès qu’un citoyen lève le petit doigt [c’est-à-dire dès qu’il dépose une plainte], l’appareil politique est très vite à se mobiliser” (ibid.). Pour lui, il s’agit d’un signe qui confirme la nécessité d’adopter une approche de “laisser-aller” plus interventionniste. Autrement, dit-il, “on va être obligé de couper partout, régulièrement” (ibid.).
Si le modèle de site de gestion différenciée du promoteur du projet est un compromis socio-écologique entre le jardin (une production culturelle) et la friche (un résultat des forces naturelles), celui du spécialiste en écologie végétale se situe plutôt du côté de la friche: “Moi ce que je perçois en faisant de la gestion différenciée, c’est qu’on obtient des zones qui ressemblent aux friches de type campagne” (entretien, acteur B). Pour cet acteur, la gestion différenciée représente une suite logique du retour de la nature en ville. Après avoir exclu la nature des centres urbains, dit-il, nous avons graduellement introduit un arbre, de l’eau, des parcs. “Maintenant qu’on a aucune crainte face à la végétation, dit-il, on peut réintroduire un morceau de campagne” (entretien acteur B). L’attention qu’il porte aux composantes biotiques et aux composantes abiotiques de ces milieux conduit à penser qu’il appréhende les sites de gestion différenciée comme des unités fonctionnelles se rapprochant de l’idée d’écosystème. La préoccupation qu’il exprime à plusieurs reprises envers la composition des sols et des sous-sols en donne une illustration:
Moi ce qui me hantera toujours, c’est ce qui se passe au niveau des relations écologiques dans le sous-sol (...). On oublie tout le temps que le sous-sol est quelque chose de vivant et d’extrêmement riche. Il y a plus d’organismes dans le sous-sol qu’il peut y en avoir dans la forêt. La résultante, c’est que les plantes qui sont au-dessus dépendent de ce qui est en-dessous (entretien acteur B).
Si elle incorpore plusieurs traits de représentation de l’écosystème, la vision des sites de gestion différenciée du spécialiste en écologie végétale n’est cependant pas coupée de préoccupations sociales. Pour qu’ils soient écologiquement et socialement acceptables, dit-il, il faut que ces sites aient un certain nombre d’espèces avec des floraisons réparties du début à la fin de l’été. Tout en se souciant de l’aspect visuel pour des raisons sociales, on note que le spécialiste demeure
néanmoins préoccupé par l’équilibre fonctionnel des espèces et des composantes présentes sur ces sites:
Il y a l’aspect horticole, mais moi je regarde toujours l’aspect écologique en premier plan. Donc ces deux plans jouent énormément. Il n’y a personne qui peut travailler dans ce genre de projet-là en disant “je veux que ça soit comme ça” sans aucune vision écologique. Il faut avoir une vision plus multidisciplinaire pour bien arriver à marier toutes ces facettes-là, soit scientifique, soit sociale (entretien acteur B).
Dans leur démarche visant à convaincre les autres intervenants du bien-fondé de leur conception respective des sites de gestion différenciée, on remarque que le responsable du projet et le spécialiste en écologie végétale empruntent une procédure relativement semblable. Le premier se rend à Lausanne. Il prend des photos des sites qu’il a visités et utilise au retour ces photos pour donner à voir à quoi devrait idéalement ressembler ces sites (notamment lorsqu’il s’adresse aux agents techniques présents à la 3e discussion de groupe). Le second se rend dans les parcs régionaux qui bordent la municipalité au nord. À divers endroits, il prend des photos de friches laissées à elles-mêmes depuis plusieurs années. Tout comme le promoteur du projet, il fait usage de ces photos pour témoigner de sa propre conception des sites. Aux agents techniques présents lors de la 5e discussion de groupe, il accompagne une diapositive des commentaires suivants:
“Évidemment en ville, c’est pas tout à fait des friches, mais si on laissait aller carrément tout ça, ces zones-là pourraient devenir des zones qui s’approchent des friches” (5e discussion de groupe). Ailleurs, il fait ressortir la vitalité caractéristique de ces milieux: “On retrouve toutes sortes d’espèces. Il y a beaucoup de couleurs là-dedans” (5e discussion de groupe).
La mise au jour des représentations des sites de gestion différenciée de chacun des acteurs aide à saisir leur système initial de référence. Aussi, sommes nous en mesure de suivre, à partir de son point de départ, le cheminement de pensée de chacun dans la discussion. Cette discussion, s’orchestre autour de six thèmes principaux. Nous poursuivons notre analyse en reprenant la trame de la négociation relative à chacun des thèmes.