DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE
4.4 Stratégies d’analyse des données
La phase de la cueillette des données a permis de rassembler une série d’informations pertinentes sur deux cas de processus de prise de décision en matière de naturalisation. Il s’agit maintenant de faire ressortir le “sens” de cette information, c’est-à-dire de l’organiser et de l’interpréter de telle sorte qu’elle nous aide à clarifier les mécanismes de la prise de décision, d’une part, et les cités au fondement de la représentation des sites à naturaliser, d’autre part. La phase de l’analyse des données débute par un traitement systématique du matériel recueilli. L’application de ce traitement sera réservée aux données récoltées dans le cadre des enregistrements de discussion de groupe. Parce qu’ils permettent de consigner les termes mêmes utilisés par les acteurs au cours de leurs échanges, ces enregistrements apparaissent en effet l’outil le plus approprié pour rendre compte de la dynamique de leurs ajustements. Quant aux autres données recueillies, c’est-à-dire celles issues des notes d’observation directe, des entretiens individuels directifs et semi-directifs et de la recherche documentaire, nous avons choisi d’en faire une exploration sommaire. Nous avons parcouru l’ensemble de ces données dans le but de repérer des éléments de nature à confirmer, à contraster ou encore à compléter les résultats obtenus par l’analyse des enregistrements de discussions de groupe.
4.4.1 Précisions théoriques
L’enregistrement des discussions de groupe nous a permis d’être témoin de l’ensemble des propos échangés par les acteurs afin d’être compris et reçu par autrui. Ces données constituent ce que Maingueneau (1976) et d’autres appellent le “discours”, c’est-à-dire l’ensemble des énoncés produit par un locuteur dans une situation d’interlocution. Le discours, tel que nous l’appréhendons, a cette propriété caractéristique d’être le produit d’une construction sociale. Il s'élabore et prend forme au coeur des processus d'échanges et d'interaction entre les individus.
Partant, il n'est pas seulement qu’un ensemble d’énoncés gouvernées par des règles d'élaboration linguistique. C'est aussi un objet qui s'inscrit dans le social, dans le temps et dans l'espace, travaillé à ce titre par des conditions extra-discursives. Ces conditions constituent l'arrière-plan de
«ce qui est dit». Elles teintent la parole du locuteur des éléments idéologiques ambiants à partir desquels, à une époque et en un lieu donné, les acteurs sociaux façonnent la réalité. En ce sens, lorsqu'une personne parle, elle fait plus que s'approprier l'appareil formel de la langue. Elle livre à travers ce qu'elle dit, les indices de la situation d'énonciation (Ghiglione et al., 1985). Sa parole porte les traces de l'ontologie de l'existence sociale où elle s'inscrit. Entrevue de cette façon, le
discours devient une source de savoir sociologique, un objet de connaissance du social (Duchastel, 1993).
Le discours produit par les acteurs en situation d’interaction comprend deux dimensions: sa réalité matérielle, fondée sur l’usage de mots et de phrases, et sa réalité logique, référant au sens dont il est porteur. Ces deux dimensions se sont transposées ces dernières années en deux traditions d'analyses. La première regroupe les méthodologies qui s’intéressent à la structure du texte. Pour
“l’Analyse propositionelle du Discours” (Ghiglione et al.,1980) et pour “l’Analyse des relations par Opposition” (Raymond, 1968), les significations inhérentes du texte sont à rechercher dans le fonctionnement et la structuration de son contenu. Ces méthodologies explorent le sens des phrases à partir de la façon dont celles-ci sont construites. Elles procèdent au découpage des énoncés du texte sur la base de règles délimitées par une théorie de la production du sens40.
La deuxième tradition d’analyse regroupe les méthodologies qui recherchent les significations inhérentes du texte41 en référence à la totalité de son contenu. Ces méthodologies correspondent à un ensemble de techniques communément appelées analyse de contenu. Bardin (1977) insiste sur le fait que l’analyse de contenu n’est pas qu’un instrument mais plutôt un ensemble diversifié d’outils dont les champs d’application sont très étendus. Dans ce contexte, le traitement de l’information contenue dans un message variera selon la forme qu’emprunte ce message et selon les objectifs poursuivis par l’analyste. Aussi, il n'existe pas de procédures transposables à toutes les situations de recherche et il revient à chaque analyste de faire appel aux règles d'analyse et d'interprétation qui conviennent le mieux à l'étude du problème qu'il vise à résoudre (Landry, 1993). Dans cette perspective, on pourrait dire que l'analyse de contenu est une lecture guidée de textes, une lecture informée par les objectifs de l'analyste (Blanchet et Gotman, 1992).
Conséquemment, l'analyse de contenu n'a pas de prétention à la neutralité, bien que l'application exhaustive des procédures les plus récentes permettent un traitement plus objectivé du matériel étudié (L'Écuyer, 1987).
40Une théorie psychologique de l’usage de la langue dans le cas de l’Analyse Propositionnelle du Discours et une théorie sociologique structuraliste dans le cas de l’Analyse des Relations par Opposition (ARO).
41Par “texte”, on entendra ici un poème, un discours, un récit de vie, un article de journal, un écrit scientifique, un roman, un rapport verbal, un film, une affiche, etc.
Notre intérêt envers les mécanismes détaillés de la prise de décision et les cités au fondement de la représentation des sites nous amène à nous situer dans la seconde tradition de l’analyse de discours. Nous estimons que nos deux objectifs de recherche, éclairés par les concepts et les éléments typologiques de notre cadre théorique, se prête aisément à une analyse de contenu ainsi qu’à une analyse thématique de contenu. C’est ce que nous allons tenter de démontrer au cours des prochaines lignes en abordant tour à tour chacune de ces approches.
4.4.2 Analyse de contenu
L’analyse de contenu vise à expliciter la ou les significations présentes dans un matériel de communication42. Dans les termes de Bardin (1977, 13), cette approche constitue une
“herméneutique contrôlée”, c’est-à-dire une démarche d’interprétation des discours qui tente d’articuler les rigueurs de l’objectivité et la richesse de la subjectivité. Sur la base de règles d’analyse et d’interprétation explicites, l’analyse de contenu permet d’effectuer une lecture de second degré d’un matériau de base, c’est-à-dire une lecture qui va au-delà d’une prise de connaissance spontanée et intuitive du texte à analyser (Pourtois et Desmet, 1988). Entre les interprétations premières et les interprétations définitives, l’analyse de contenu permet de laisser mûrir les significations qui émergent. Elle donne la possibilité à l’inédit et au non dit contenu dans le message de se laisser apercevoir.
On distingue deux genres d’analyse de contenu: quantitative et qualitative. Dans les deux cas, l’opération de base consiste à réduire à quelques catégories analytiques le contenu pertinent d’un corpus pour ensuite effectuer une série d’opérations spécifiques. Dans l’analyse quantitative, il s’agira de dresser une table de fréquences (ou de pourcentages) des énoncés répartis dans des catégories à priori. L'objectif est de procéder à la comparaison des ressemblances et des différences qui ressortent de ces catégories. C'est un exercice qui peut être diversement accompli:
par distribution de fréquence, par étude de corrélation, par analyses factorielles, par analyses de variances, etc. L’analyse qualitative insiste pour sa part sur les ressemblances et les différences
42Ce matériel peut prendre plusieurs formes. Il peut s’agir de textes écrits (documents officiels, livres, journaux, documents personnels) ou oraux (télévision, radio, analyse de réunion). Les comptes rendus d’entretiens, les discussions de groupe et les réponses à des questionnaires constituent pour leur part les documents classiques de l’analyse de contenu en sociologie et en psychologie (Grawitz, 1996).
qui ressortent de ces catégories. À la différence de l’analyse quantitative, qui ramène à une table de fréquence ou d'indices quantitatifs ces ressemblances et ces différences, l’analyse qualitative se concentre plutôt sur les particularités propres à ces différences et à ces ressemblances. Elle regarde la présence ou l’absence d’une caractéristique donnée. L’analyse qualitative met l'accent sur les nuances. Elle estime que la signification d’un phénomène réside “dans la spécificité même des contenus du matériel analysé plutôt que dans sa seule répartition quantitative” (L'Écuyer, 1987, 53).
Bardin (1977, 118) précise que la définition des catégories d’analyse peut s’effectuer de trois façons: inductive, déductive ou mixte. La façon inductive se rapporte aux situations où la recherche n’est pas guidée par une hypothèse a priori. Les catégories d’analyse émergent de la parenté de sens observée entre les unités d’enregistrement identifiées. À l’inverse, la façon déductive représente les situations où les catégories sont déduites des hypothèses qui guident au départ la recherche. Les catégories sont en ce sens prédéterminées. Le chercheur n’a qu’à vérifier le degré avec lequel elles peuvent être ou non observées dans le matériel rassemblé. La façon mixte se situe pour sa part à mi-chemin entre les modèles précédents. Une partie des catégories sont préalablement déterminées par les hypothèses de la recherche alors qu’une autre partie est induite en cours d’analyse. Cette façon souple de procéder conduit éventuellement à enrichir ou à substituer certaines catégories au profit de nouvelles plus fidèles aux contenus analysés.
Qu’elle adopte une perspective quantitative ou qualitative, qu’elle procède à partir de catégories définie de façon inductive, déductive ou mixte, l’analyse de contenu peut tout aussi bien porter sur le contenu manifeste ou sur le contenu latent du matériel de communication. Le contenu manifeste renvoie à tout ce qui est dit ou écrit explicitement dans le texte. La totalité de la signification, dit-on, est déjà présente dans le matériel et l’analyste n’a pas à supposer des
“dessous” cachés influents (Mucchielli, 1982). Le contenu latent réfère à l’inverse à l’implicite, à l’inexprimé, au sens caché et aux éléments symboliques d’un texte à analyser (Landry, 1993).
L’intérêt de faire ressortir ce type de contenu amène l’analyste à faire des inférences, c’est-à-dire à
“prendre un chemin vers autre chose qui n’est pas dans les données” (Mucchielli, 1982, 21). Dans ce contexte, le contenu manifeste s’impose comme une “voie de passage vers autre chose”, “un message sur des phénomènes inaccessibles à l’observation” (Mucchielli, 1982, 21-22).
Sur la base de ces précisions, nous pouvons maintenant signaler que notre propre analyse de contenu sera de type qualitatif et portera sur le contenu manifeste du matériel recueilli. L’analyse qualitative se justifie en raison de la taille relativement modeste de notre corpus (l’approche quantitative étant recommandée pour les corpus de grande ampleur) ainsi que par notre intention de mettre en lumière l’ensemble des ressources, des repères et des dispositifs qui participent à l’élaboration de positions communes. Notre intérêt pour les “êtres” de la situation, c’est-à-dire les principes, les sujets, les objets et les figures sur la base desquels s’articule un espace d’intercompréhension entre les acteurs, nous amène par ailleurs à porter notre attention aux mots utilisés par ces derniers en situation d’interaction. À l’instar de Boltanski et de Thévenot (1991), nous estimons que ces mots contiennent l’ensemble du matériel pertinent à analyser43 et que nous n’avons pas à projeter, dans un ailleurs inconscient, le sens du vocabulaire mis en oeuvre par les locuteurs.
4.4.3 Analyse thématique de contenu
L’analyse thématique de contenu est l’un des types d’analyse de contenu. Elle permet le repérage systématique des thèmes abordés dans un corpus, qu’il s’agisse d’une transcription d’entretien, d’un document organisationnel ou de notes d’observation (Paillé, 1996b). Elle constitue, en amont d’une majorité de types d’analyse de contenu, la première forme d’analyse développée. Cette forme d’analyse n’a pas la prétention d’interpréter ou de théoriser les données accumulées. Elle vise avant tout à mettre au jour et à synthétiser les thèmes présents dans un corpus.
Il existe deux façons de thématiser le contenu dans un texte: la thématisation continue et la thématisation séquenciée (ibid.). La première consiste à identifier les thèmes au fur et à mesure qu’ils apparaissent à la lecture du texte, à les regrouper lorsque cela est pertinent et à les hiérarchiser sous la forme d’un arbre thématique. La propriété de cet arbre est de se construire tout au long de l’analyse, pour ne prendre sa forme définitive qu’à la toute fin de celle-ci. La
43Nous estimons par ailleurs que les mots de la langue sont par nature polysémiques et polémiques. Pour en comprendre le sens exact, il faut se référer au contexte d’énonciation. Les mots sont en ce sens en étroite relation, dans un rapport dynamique, avec celui ou celle qui parle. C'est pourquoi, la structure, la forme ou l'organisation de ce qui est dit, qui révèle et traduit le sens exacte des mots, et partant, du message, ne peut être écarté de l’analyse de contenu.
deuxième s’articule sur un échantillon du corpus sélectionné au hasard, duquel on fait ressortir les thèmes que l’on rassemble par la suite sous la forme de grille thématique. Chaque item de la grille est clairement défini afin de faciliter son application ultérieure à l’ensemble du corpus. Cette application peut s’effectuer de manière stricte ou en prévoyant que de nouveaux thèmes puissent apparaître au cours de l’analyse.
Au niveau de leurs avantages et inconvénients respectifs, on notera que la thématisation continue permet une analyse plus fine et plus riche du corpus, alors que l’analyse séquenciée assure un traitement plus efficace et uniforme du matériel. Si la première approche est d’ordinaire plus complexe et exigeante en termes de temps, la seconde tend pour sa part à ignorer la saisie d’aspects importants. Désireux de comprendre la négociation “en train de se faire”, nous adopterons en ce qui nous concerne une démarche de thématisation continue. Cette approche apparaît en effet plus appropriée pour suivre l’évolution des préoccupations d’un groupe à travers l’espace de collaboration qu’il construit. Elle permet de reconstituer l’architecture des thèmes sur lesquels repose éventuellement la représentation du site à intervenir.
La thématisation continue prend forme à travers trois opérations essentielles. La première consiste à attribuer un thème aux extraits pertinents du texte44. Cet exercice s’effectue en lien étroit avec les objectifs de la recherche. Il suppose une connaissance approfondie du matériel ainsi qu’un effort de synthèse. La deuxième opération est la construction de l’arbre thématique. C’est à ce stade que l’analyste s’interroge s’il doit utiliser les mêmes thèmes, en changer l’appellation ou encore, procéder à leur regroupement. À cet égard, on rappellera que la thématisation continue est un exercice ouvert où l’on peut faire apparaître, faire disparaître, fusionner ou encore subdiviser des thèmes. Cette opération de raffinement et de regroupement complétée, on peut enfin procéder à une analyse thématique. Cette opération va au-delà d’un simple repérage des thèmes. Elle vise à les examiner, à les interroger et à les confronter les uns avec les autres en vue de produire un effet d’intelligibilité. À terme, l’analyste dispose d’une analyse qualitative déjà susceptible de communication et de discussion.
44Par extraits pertinents, on entendra les mots, les phrases ou les groupes de phrases susceptibles de répondre à nos objectifs immédiats de recherche.
En ce qui nous concerne, notre analyse des discussions de groupe respectera de façon fidèle les deux premières étapes de la méthodologie de thématisation continue. Pour ce qui est de la troisième étape, nous croyons plus opportun de procéder à une analyse traditionnelle de contenu.
Les opérations de base de ce type d’analyse tendent en effet à réduire les biais affectifs ou idéologiques engendrés par une lecture trop immédiate et rapprochée du matériel à analyser.