RECENSION D’ÉCRITS THÉORIQUES: EXPLORATION DES THÉORIES CONTEMPORAINES DE L’ACTION
A) Économie néo-classique
Ce qui amène les individus à entrer en rapport les uns avec les autres, disent les économistes, c’est la nécessité qu’ils ont d’échanger leurs biens et leurs services respectifs. Dans la société contemporaine, cet échange de biens et de services s’effectue sur ce qu’on appelle le marché. Ce dernier est façonné par la relation entre deux types d’acteurs: ceux dotés de ressources qui ont pour caractéristiques d’être rares et spécifiques, formant ce qu'on appelle l’offre, et ceux qui ont besoin d’associer ces ressources à d’autres ressources pour produire de l’utilité, façonnant ce qu’on appelle la demande (Brousseau 1993). Désireux de satisfaire leurs finalités propres tout en limitant leurs “peines” et leurs efforts, chaque acteur tentera de maximiser les avantages qu’il retirera de la transaction. Autant l’intérêt de celui qui vend est de maximiser ses prix afin d’accroître ses profits, autant l’intérêt de celui qui achète est de rechercher les meilleurs prix afin de maximiser son utilité. Dès lors on peut se demander comment, poursuivant des intérêts a priori divergents, les agents arrivent à coordonner leurs activités respectives. Selon qu’elles appartiennent au courant néo-classique ou à celui de l’économie des conventions, on constatera que les réponses des économistes à cette question sont différentes.
L’homo-oeconomicus de l’approche néo-classique
Pour les économistes du courant néo-classique, le marché se présente comme un lieu de transaction sans entrave où existe entre les différentes parties une concurrence pure et parfaite. De la rencontre entre ceux qui offrent et ceux qui demandent, se développerait un équilibre général spontané (théorie de l’équilibre général d'Arrow-Debreu). Le prix de la ressource des uns
s’arrimerait “naturellement” avec la volonté des autres de payer. À ce titre, le premier postulat de la théorie néo-classique est que la mise en relation des individus serait assurée par un système d’ajustement des prix (Rallet, 1993) qui permettrait également d’assurer une distribution optimale des ressources entre les agents (optimum de Pareto).
Le second postulat réside dans la théorie du comportement rationnel des acteurs. Désireux de satisfaire un certain nombre de finalités personnelles, chaque acteur est dans l’obligation d’entrer sur le marché de la concurrence des biens et des services. Dès lors, s’offre à lui un ensemble d’options possibles. Son comportement d’achat et de vente est dit “rationnel” parce qu’il privilégie toujours l’option qui lui offre la satisfaction la plus élevée, compte tenu des contraintes auxquelles il doit faire face (notamment de ressources). Ici, on prendra pour acquis que l’agent est une unité de décision qui agit de façon souveraine. Les prix affichés résument toute l’information dont il a besoin pour prendre une décision éclairée (Brousseau, 1993, 9). À ce titre, aucune autre détermination d’ordre social, en dehors du prix, ne vient influencer son choix. Le contexte organisationnel où se déroule l’échange est exogène;; les normes, les conventions et les traditions ambiantes n’ayant de conséquence que sur ses goûts (Guerrien, 1996). De plus, on suppose que l’agent connaît toutes les options qui le concernent et qu’il possède la capacité de calcul appropriée pour sélectionner la meilleure (Teulon, 1995, 527).
En somme, poursuivant son seul intérêt particulier, l’acteur maximisateur contribue, sans le savoir et sans le vouloir, à réaliser l’intérêt général. Ses choix d’emblée rationnels participent à l’équilibrage de l’offre et de la demande, régularisé par un mécanisme de formation des prix. À ce titre, disent les économistes néo-classiques, l’homo oeconomicus est l’incarnation concrète du principe de la “main invisible” d’Adam Smith, soit l’idée qu’un ordre économique naturel se crée de la rencontre d’agents indépendants désireux de satisfaire leurs intérêts personnels (Capul et Garnier, 1993, 159).
L’économie des conventions21
21À l’instar d’Alain Rallet (1993), on conviendra que l’expression “économie des conventions”
entretient une certaine ambiguïté. Elle incline en effet à penser qu’il s’agit soit d’une “analyse économique”
des conventions, soit d’une “économie” des conventions. Ainsi qu’il sera précisé plus loin, l’appellation réfère plutôt à une école de pensée qui vise à expliciter les régularités de comportements tacitement
Pour les économistes et les sociologues appartenant au courant de l’économie des conventions, le marché, avec son système de prix qui équilibre l’offre et la demande, ne saurait constituer le seul mécanisme présidant à la construction d’un espace d’échange et de coordination entre les acteurs.
Entre les individus et le collectif, disent-ils, se pose vraisemblablement une série d’organisations intermédiaires qui structurent les échanges et participent en retour à l’affectation des ressources entre les agents. Sous ce rapport, l’objectif des conventionnalistes (ou économistes des conventions) consiste à examiner, en dehors des mécanismes de coordination strictement marchands, c’est-à-dire régularisés par les prix, les autres modalités suivant lesquelles les individus établissent entre eux des ponts et engendrent de la sorte l’ordre social. Les réflexions de ce courant de recherche, issue au milieu des années 80, sont rassemblés dans le numéro spécial de la Revue économique (1989) intitulé “L’Économie des conventions”. Les résultats de ces réflexions peuvent être résumés en trois propositions. Les deux premières se présentent comme un examen critique (une réfutation partielle) des deux postulats fondamentaux de la théorie néo-classique.
Dans un premier temps, les conventionnalistes réfutent le postulat néo-classique selon lequel la mise en relation des individus par le biais d’un marché concurrentiel pur et parfait puisse constituer la seule forme d’organisation sociale capable d’une affectation maximale des ressources entre les agents. Dans ce cas, notent-ils, comment expliquer des phénomènes comme le chômage involontaire, l’épargne massive et les monopoles qui, en retirant ou en concentrant une partie des ressources habituellement disponibles pour l’échange, concourent inévitablement à réduire la fluidité du marché. Pour eux, ces phénomènes sont symptomatiques des dysfonctionnements du marché. Ils démontrent que la concurrence pure et parfaite est une “fable” (Guerrien, 1996, 354).
En réalité, pour qu’elle puisse assurer efficacement sa fonction de répartition, l’économie de marché nécessite l’intervention d’une série de règles en provenance des États, des agences spécialisées, des entreprises, etc. Souvent rigides et contraignantes, ces règles ont pour but d’instaurer une sorte d’égalité des conditions pour tous (ibid., 81). Sous ce rapport, l’économie de marché ne repose pas seulement que sur des agents atomisés interagissant “librement”. Elle fait acceptés, préalables aux processus d’échanges et d’ajustements entre les agents. En d’autres termes, à mettre en lumière les systèmes d’attentes réciproques suivant lesquels les personnes ajustent spontanément leurs activités à celles des autres.
aussi appel à des structures élaborées et très centralisées de décision et de représentation. En atténuant les défaillances de l’économie de marché, ces organisations jouent un rôle majeur dans l’allocation macro-économique des ressources.
Dans un second temps, les économistes des conventions mettent en doute l’idée que dans un marché concurrentiel pur et parfait, les prix puissent constituer la seule information dont nécessite l’acteur pour opérer un calcul optimal de décision (maximisation du profit ou de l’utilité). Pour qu’il en soit ainsi, disent-ils, deux conditions nécessiteraient d’être satisfaites: que les biens et les services offerts soient de qualité équivalente; que toutes les parties partagent à leur sujet la même quantité d’informations. Or la réalité démontre qu’il en est autrement. Les ressources sont de qualité variable et les défauts d’information à leur sujet représente la règle. Dès lors, l’incertitude et le doute quant à la qualité du produit s’imposent comme des données inhérentes. Pour prendre une décision d’achat et de vente susceptible de maximiser ses avantages respectifs, l’agent doit lever l’ambiguïté qui pèse sur le produit. Du mieux qu’il peut, il doit en clarifier ses caractéristiques “objectives”. À ce titre, les prix qui représentaient sous les néo-classiques toute l’information nécessaire à la prise de décision, ne constituent plus qu’une variable parmi d’autres chez les conventionnalistes. Pour lever l’indétermination qui pèse sur les biens et les services échangés, l’agent doit en effet faire appel à d’autres modes de coordination. Dans ce contexte, la confiance, la réputation et l’intérêt général (des aspects récemment mis en lumière par les travaux des conventionnalistes) représentent autant d’alternatives d’ajustement et de coordination couramment utilisées par les individus. Ces autres modalités ne résorbent cependant pas toute l’incertitude inhérente aux situations d’échange. Ne bénéficiant jamais de toute l’information nécessaire pour prendre la décision la “meilleure”, l’agent doit inévitablement se replier sur la solution qui lui apparaît la plus “raisonnable” ou la plus “satisfaisante” (Guerrien, 1996, 408).
Dans ce contexte, disent les économistes des conventions, le principe de rationalité illimité des agents ne peut s’appliquer. Contraints de prendre une décision dans un contexte “flou”, ils ne peuvent “que prévoir ou dans le pire des cas imaginer, au sens propre du terme, leurs décisions sans jamais savoir si elles sont les meilleures possibles” (Teulon, 1995, 148). C’est pourquoi, disent-ils, les agents sont dotés d’une rationalité limitée.
Dans un troisième temps, les conventionnalistes remettent en cause l’idée que les échanges de biens et de services ne s’effectuent qu’entre des agents autonomes, affranchis de toutes contraintes extérieures à leur volonté. Comme si aucune forme d’organisation sociale ne préexistait aux individus. Bien avant leur mise en relation par le biais des prix ou suivant d’autres mécanismes d’ajustement, notent les conventionnalistes, les individus sont déjà liés entre eux par une forme d’accord implicite, les conventions. S’ils peuvent coopérer, malgré des intérêts divergents, disent-ils, c’est parce qu’ils partagent a priori “un système d’attentes réciproques sur les compétences et les comportements, conçus comme allant de soi et pour aller de soi” (Salais, 1989, 213). En d’autres termes, des manières attendues et tacitement acceptées d’agir les uns envers les autres. À ce titre, les conventions s’imposent comme des formes de savoirs préconstituées dotées d’une force normative. Elles précisent les comportements à adopter dans des situations définies. Leur force réside dans la croyance des acteurs que les autres acteurs s’y conformeront. Ne doutant jamais du ralliement des autres, cette croyance pousse chacun à se conformer à son tour à la convention22. Sans ces systèmes d’anticipations mutuelles, précisent les conventionnalistes, aucune forme d’échange entre les agents ne saurait être possible (Amblard, 1993). À ce chapitre, les conventions constituent l’un des piliers fondamentaux pour le “maintien et la reproduction d’un système (ou de la société) à un moment donné” (Guerrien, 1996, 105). Elles préexistent aux individus, délimitant a priori le champ des possibles.