RECENSION D’ÉCRITS THÉORIQUES: EXPLORATION DES THÉORIES CONTEMPORAINES DE L’ACTION
2.1 Les voies d’explication classiques en sociologie
Le plan (ou protocole) d’aménagement d’un site à restaurer, avons-nous dit, est une représentation spécifique de l’environnement qui vient guider la mise en oeuvre des travaux sur le
terrain. C’est un modèle mental que partage un groupe d’acteurs donné à propos de l’organisation des dimensions sociales, physiques et biologiques d’un milieu donné. Au plan théorique, le suivi de cette innovation devient l’occasion d’un travail de réflexion sur l’un des processus sociaux les plus fondamentaux, celui de la construction d’un espace d’entendement et d’expérience commun.
À travers la construction d’une représentation de l’environnement, nous sommes en effet amené à réfléchir aux conditions qui permettent aux individus de se lier les uns aux autres, d’établir des ponts et de partager de la sorte un territoire d’intelligibilité commun.
En sociologie, l’explication de la coordination des actions humaines s’appuie classiquement sur trois auteurs: Marx, Durkheim, Weber. Chaque auteur a fait usage d’une pluralité de concepts pour livrer sa propre interprétation de l’ajustement réciproque des acteurs. Dans les lignes qui suivent, nous proposons de passer brièvement en revue chacune de ces traditions de pensée pour ensuite discuter d’un certain nombre de reformulations théoriques17 auxquelles elles ont donné lieu. Il sera alors question des sociologies de l’action.
Marx (1818-1883) ne propose pas de théorie proprement dite de la coordination des actions humaines. Il dégage plutôt une théorie de l’histoire. Son point de départ est que l’homme doit satisfaire des besoins élémentaires: se nourrir, se vêtir, s’abriter et des besoins plus raffinés de confort. La satisfaction de ces besoins engage l’homme dans une lutte avec la nature, l’obligeant à développer des techniques de travail, et à élaborer des modes d’organisation du travail. Cette activité matérielle de l’homme sur la nature et sur lui-même est à la base de toute l’organisation sociale et politique. Comprendre l’organisation des sociétés, c’est comprendre les conditions dans lesquelles s’opère cette production. À cet égard, les hommes sont divisés en deux clans: ceux qui possèdent les richesses naturelles, l’ensemble des connaissances et des techniques utilisés dans la production et ceux qui en sont dépourvus, n’ayant que leur force de travail à vendre. La classe dominante organise et maintient l’édifice politique et juridique qui correspond à ses intérêts alors que la classe dominée, soumise à des conditions de vie qui lui sont imposées, est aliénée. Pour comprendre l’orchestration des actions humaines, il faut en sens détailler la façon dont s’articulent les rapports sociaux de production, la division des classes et les lois qui imposent la succession
17L’expression est de Pierre Ansart (1999b). Dans plusieurs cas, il faudrait plutôt parler de
“dépassements théoriques”.
des modes de production. Dans ce contexte, l’orchestration des actions humaines porte l’empreinte d’un déterminisme économique.
Pour Durkheim (1858-1917), les individus naissent, grandissent et évoluent dans une société donnée. Ils portent de ce fait l’empreinte de cette société, c’est-à-dire les manières caractéristiques d’agir, de penser et de sentir qui se sont constituées au cours de l’histoire de cette société.
Transmises de génération en génération par l’éducation et la socialisation, ces manières ont été intériorisées pour façonner entre autres la conscience morale de chaque sujet. Aussi le milieu social exerce-t-il sur les individus un degré de contrainte dont ils n’ont pas immédiatement conscience. Pour comprendre les motifs d’agir des acteurs, les compétences qu’ils utilisent et la façon dont s’engendre l’ordre social, il faut en conséquence comprendre de quelles façons cet environnement se dépose en eux et conditionne dans une certaine mesure leurs manières d’être et d’agir. Les motifs explicatifs de l’agencement des actions humaines sont en ce sens à rechercher dans un ensemble de conditions préalables à l’interaction proprement dite des individus. La philosophie de la connaissance durkhemienne est à ce titre une approche à la recherche des lois générales de l’action sociale. Son regard est macro-sociologique. Elle prétend démontrer en quoi les répétitivités, les invariants et les permanences observées dans le déroulement de la vie sociale renvoient en bout de piste à un ensemble de règles objectives qui s’imposent aux individus et qui les transcendent.
Pour Weber (1884-1920), les phénomènes d’ajustement et de coordination à autrui trouvent leur explication dans les comportements immédiats des individus. À l’inverse de Durkheim, où l’action et les comportements individuels sont déterminés par les structures sociales, Weber croit que ce sont les comportements et les actions individuelles qui façonnent les structures sociales.
Weber souscrit en ce sens au principe explicatif de l’individualisme méthodologique18. Loin de se trouver dans l’arrière fond culturel de la société, dit-il, l’explication de l’assemblage et du maintien de l’ordre social origine plutôt dans les actions concrètes des individus. Comprendre les
18Ce principe explicatif trouve ses origines en économie où il est largement en vigueur depuis l’institutionnalisation de la discipline au XIXe siècle. Il fut introduit en sociologie par Max Weber vers 1920 (Boudon, 1986). Il soutient que les phénomènes économiques et sociaux sont les produits de l’agrégation des choix et des comportements individuels. Comprendre la nature de ces phénomènes revient en conséquence à s’attarder aux spécificités de l’action singulière, et en particulier, aux motivations qui amènent les acteurs à effectuer certains choix plutôt que d’autres (Boudon, 1992).
opérations que réalisent ces derniers en vue de s’agencer revient donc à comprendre de l’intérieur, in situ, la façon dont les sujets, à travers leurs activités et leurs interactions quotidiennes, s’affairent à la construction du réel. Il faut s’attarder au vécu du sujet, à la signification que celui-ci dégage de son expérience dans le monde. Le regard de l’observateur est en conséquence de nature micro-sociologique. Contrairement à la perspective durkhemienne où la socialisation de l’acteur détermine ses manières d’être et d’agir, les individus sont ici appréhendés comme des êtres libres et autonomes. Dès lors, ce sont eux, à partir de leurs caractéristiques personnelles, sociales et historiques, qui définissent les variations et les mutations qui s’observent dans la société.