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Troisième période – à partir de 1915 à Genève L’évolution de la méthode à partir de 1915

Le 1er octobre 1915, grâce à un consortium d’admirateurs et d’amis qui n’ont pas voulu risquer de voir s’envoler Jaques-Dalcroze une seconde fois, s’ouvrent les portes de l’Institut Jaques-Dalcroze, au 44 Terrassière (photo de l’escalieur du nouvel Institut). Il est dirigé par un Conseil d’administration comptant entre autres Edouard Claparède, René Hentsch et Auguste de Morsier.

A l’ouverture, il y a environ dix professeurs et trois cents élèves (dont presque un tiers d’étrangers), qui suivent des cours hebdomadaires de rythmique, solfège, improvisation et plastique animée. Jaques-Dalcroze, comme directeur, y prend une part très active. En dehors de l’enseignement des branches principales, il propose des causeries, il ouvre un cours de ‘théorie du rythme’ ainsi qu’un cours d’harmonie, jusque-là suivi au Conservatoire. Claparède donne des conférences, et l’éducation culturelle et artistique des étudiants est assurée entre autres par Ernest Bloch.

Les cours de plastique animée et de technique corporelle sont donnés par les sœurs Lily et Jeanne Braun17.

La création de l’Institut a procuré à Jaques-Dalcroze un ‘pied-à-terre’ riche d’un corps enseignant de musiciens et de rythmiciens, et de groupes d’étudiants et d’élèves-enfants auxquels non seulement il enseignait la rythmique tout en continuant ses recherches, mais à qui il pouvait faire appel pour participer à ses démonstrations. Il a ainsi pu continuer sur ses deux axes majeurs : l’enseignement/perfectionnement de la méthode, et la présentation et propagation de son œuvre au public.

Parallèlement, son activité de compositeur trouvait à s’exprimer dans des œuvres où ses élèves avaient l’occasion de faire valoir le développement de leur musicalité et les applications de la Plastique animée : d’une part des pièces à caractère didactique venant à l’appui des leçons, telles entre autres les Esquisses rythmiques (années 1916 et suivantes) ou les Figurines, portraits et caractères (1935) ; d’autre part des spectacles musicaux publics, tels Les Belles vacances (1920), La Fête de la jeunesse et de la joie (1923) ou Le Petit roi qui pleure (1932).

En 1916, Jaques-Dalcroze rédige une nouvelle version de la publication de 1906 La Méthode Jaques-Dalcroze. Le nom

‘Gymnastique Rythmique’ a été simplifié et est devenu ‘la Rythmique’. Il nous semble que cette nouvelle publication n’est pas un hasard, car elle coïncide plus ou moins avec l’ouverture de l’Institut, et elle s’est enrichie de l’expérience de Hellerau (notamment par la présence accrue d’exercices d’improvisation, d’expression, de travail corporel). Nous sommes d’avis qu’elle imprime une nouvelle direction à la rythmique, et qu’elle ajoute une pierre à l’édifice de l’élaboration définitive de la méthode Jaques-Dalcroze.

L’Institut Jaques-Dalcroze évolue bientôt dans quatre directions principales : pédagogie de la méthode, sa propagation en Suisse et ailleurs, en relation avec les écoles existantes, enseignement dans les écoles primaires, et expériences artistiques (Tappolet 1979 : 90).

La pédagogie se développe par rapport à son application aux enfants et amateurs, et son élaboration poussée à l’intention des futurs professionnels. Il est intéressant de remarquer que les professeurs en formation passent par les mêmes techniques d’apprentissage – mais à leur propre niveau – que les enfants auxquels ils s’adresseront, un phénomène assez rare dans la didactique d’une profession d’enseignant.

17Lily, Jeanne et Léonie Braun ont fait leurs études à Hellerau, les deux aînées y ayant obtenu leurs certificats, Léonie étant quant à elle trop jeune au moment de la fermeture d’Hellerau. Leur parcours n’est pas facile à reconstituer à travers les documents disponibles. Nous savons en tout cas que Lily et Jeanne étaient à l’Institut à ses débuts ; qu’au moins entre 1922 et 1928 elles étaient toutes trois en Italie, où elles donnaient des cours de rythmique, plastique, danse et musique, et qu’à un moment donné, elles se sont retrouvées à Copenhague, où elles ont fondé une école de rythmique. Même s’il semble que Léonie n’a jamais eu son certificat, elles ont toutes les trois travaillé à Paris en 1929, dans l’école que Jaques-Dalcroze a aidéé à s’établir, comme en témoigne la lettre du directeur, datée du 15 novembre 1929 :

Cher Monsieur Jaques,

Je suis très surpris d’apprendre que Léonie n’a pas le certificat. C’est fâcheux et je ne m’en serais pas douté étant donné la qualité de son enseignement qui est meilleur que celui de tous les professeurs certifiés qui ont été attachés à l’école […] Ses leçons sont remarquables de précision ; son improvisation est bonne et c’est un excellent pédagogue.

Quant à Lily et Jeanne, leur enseignement, comme vous le savez, est de première qualité ; les leçons de technique corporelle de Lily sont splendides et indispensables […] En résumé, à elles trois, elles nous assurent un enseignement complet et parfait… (Signature illisible (CIDJD : Biographies des rythmiciens A-G).

En 1925, Jaques-Dalcroze publie un petit volume, Solfège Rythmique. Bien qu’il ne représente pas un addendum à la méthode de 1916-1917, l’intérêt de ce volume est qu’il prend la rythmique et l’utilise au service du chant et du solfège. La conception originale de la rythmique était enracinée dans le solfège, et à présent c’est l’inverse : les notions solfégiques sont introduites par des méthodes particulières à la rythmique.

La méthode continue à se développer à l’étranger, et Jaques-Dalcroze est souvent appelé à enseigner ou présider aux examens (par exemple, à la nouvelle école de Paris fondée en 1924, ou à celle de Londres, en fonction depuis 1913).

Dans le domaine des expériences artistiques, en 1917, un cours de chant choral est mis en place, ce qui permet de préparer les représentations des Premiers Souvenirs (Jaques-Dalcroze et Chenevière), la Cantate pour tous temps (J.S. Bach) et, en 1919, de collaborer à la présentation de la Messe de Fernande Peyrot pour chœur et orchestre (Tappolet, 1979 : 90).

En 1923, l’Institut et la Lyre de Carouge collaborent pour interpréter la Fête de la jeunesse et la joie (texte et musique de Jaques-Dalcroze, poèmes de Chenevière et Girard). Cette œuvre est une suite de Lieder et de chansons, de mimes et de danses, pour soli, quatuor, chœur d’enfants, chœur mixte et chœur d’hommes, ensemble de rythmiciens et orchestre (1923, Lausanne, Foetisch frères. S.A.). En 1925, pour fêter le 60e anniversaire de Jaques-Dalcroze et le 10e de l’Institut, le Grand Théâtre donne le Bonhomme jadis (de Jaques-Dalcroze). En 1928, le Jeu du Feuillu est repris, à nouveau grâce à la collaboration du corps-enseignant de l’Institut, des collègues musiciens et des élèves de Jaques-Dalcroze. En 1932-1933, l’Institut présente des œuvres inédites de musique de chambre des maîtres qui y enseignent : Frank Martin, Fernande Peyrot et Bernard Reichel.

L’introduction de la rythmique dans les écoles primaires de Genève (voir chapitre 4) fournira à Jaques-Dalcroze de nouveaux participants à ses spectacles. M. Joseph Baeriswyl (qui dirige l’enseignement de la rythmique en milieu scolaire) monte au Grand Théâtre, en 1930, Les Belles Vacances de Jaques-Dalcroze, cantate pour voix d’enfants, soli, chœur et instruments, avec des scènes estivales chantées, mimées et dansées par les élèves-écoliers de rythmique. Et en 1932 a lieu la représentation du célèbre Petit Roi qui pleure, féérie musicale en trois actes, trois prologues et treize tableaux. Elle demande l’intervention de deux-cent-cinquante jeunes rythmiciens, et c’est Baeriswyl qui assure la mise en scène (cette œuvre sera rejouée plus de trente ans plus tard pour fêter le centenaire de la naissance de Jaques-Dalcroze) (Le Rythme, 32, 1931 : 28).

Son 70ème anniversaire en 1935 coïncide avec le centenaire du Conservatoire, et Jaques-Dalcroze est invité à prononcer un discours. Des œuvres de ses élèves/collègues (Frank Martin, Bernard Reichel, Arthur Honegger, Jean Binet et Roger Vuataz) sont interprétées, et il publie une suite dédiée à son fils unique, Gabriel, intitulée Figurines, portraits et caractères.

En 1937, le festival Genève chante est présenté au Théâtre de Verdure de la Perle du Lac. Ce festival emprunte plusieurs œuvres ultérieures de Jaques-Dalcroze (Poème Alpestre, Festival Vaudois, Jeu du Feuillu, Fête de juin 1914, Fête de la jeunesse et de la joie). Il réunit plusieurs organisations chorales, musicales et artistiques de la cité, ainsi que, bien sûr, des groupes de rythmiciens (p. 98). Ce sera le dernier spectacle offert par Jaques-Dalcroze avec l’intervention de l’Institut.

La guerre, avec la mort de nombreux élèves et professeurs, et les difficultés financières qui en résultent, fragilise l’Institut. En 1947, Jaques-Dalcroze étant âgé et affaibli, Marguerite Croptier18 prend en charge l’administration. Elle lui succède comme directrice lorsqu’il meurt, le 1er juillet 1950. Sous sa direction, les différents projets mis en place par Jaques-Dalcroze sont développés, dont notamment l’ouverture d’une deuxième ‘branche’ de l’Institut sur la rive droite dans l’école du Parc Trembley. Ce centre d’enseignement, fondé pour donner une partie des cours d’enfants et des stages de pédagogie appliquée, est toujours en fonction.

Enfin, sous la direction de Claire-Lise Dutoit-Calier, l’Institut s’implique dans le projet de création d’une Fédération des Ecoles genevoises de Musique, en juin 1970. La Commission chargée de ce projet écrit :

L’Institut Jaques-Dalcroze de Genève accueille chaque année des étudiants professionnels dont le tiers environ est étranger. Chacun de ces futurs professeurs ira porter le nom de Jaques-Dalcroze, sa méthode et la réputation de son institut genevois dans les universités ou les écoles qui les engageront ou fonderont un institut qui portera le nom de Jaques-Dalcroze. (Rapport sur l’enseignement de la musique à Genève, Genève, le 12 juin 1970 : 15, cité par Tappolet, 1979 : 217).

En août 1971, les trois écoles de musique (le Conservatoire de Genève, l’Institut Jaques-Dalcroze et le Conservatoire populaire de musique) sont regroupées en Fédération des Ecoles genevoises de musique, largement subventionnée par l’Etat de Genève. La formation musicale par la méthode Jaques-Dalcroze (rythmique, solfège, et bientôt initiation à l’improvisation) est dès lors dispensée dans un nombre croissant de communes du canton. Aujourd’hui, la rythmique fait partie du paysage genevois. A part l’Institut Jaques-Dalcroze, les cours pour presque deux-mille-sept-cent élèves ont lieu dans douze autres centres d’enseignement répartis dans le canton (IJD 2010 : 58). La section professionnelle, à présent filière de la Haute Ecole de Musique de Genève, s’engage à la formation de futurs enseignants. La rythmique fait partie du cursus scolaire dans de nombreuses écoles primaires genevoises pendant au moins deux ans. L’Institut accueille également des étudiants dans le secteur postgrade, ainsi que dans les cours de rythmique pour seniors.

Dalcroze, penseur et écrivain

Avant de clore le chapitre consacré à Jaques-Dalcroze et son œuvre, arrêtons-nous quelques instants sur ses écrits, liés pour la plupart à l’évolution de sa pensée comme pédagogue, et chevauchant les trois périodes définies dans ce chapitre.

Jeune musicien à Genève, il a donné des conférences au Conservatoire et au Grand théâtre ; plus tard ses discours ont porté sur la rythmique ou la pédagogie. Il a aussi écrit de nombreux articles pour la revue le Rythme19. En 1909, paraît la première édition de la revue Der

18 Marguerite Croptier (1901-1990) a pris des cours de rythmique et de solfège à l’Institut Jaques-Dalcroze, en premier lieu, comme amateur, entre 1917 et 1919, avant d’entrer dans le cursus professionnel. Elle a obtenu le Certificat (appelé par la suite « Licence ») de la Méthode Jaques-Dalcroze en 1920, et une année plus tard, le Diplôme supérieur. Comme elle raconte,

« J’ai enseigné à tous les degrés depuis les jardins d’enfants en passant par les degrés primaires, les adolescents, les étudiants des classes professionnelles, les amateurs… » (FIER, 1981 : 47). A l’occasion de sa retraite en 1967, le Conseil de Fondation de l’Institut la salue : « Disciple d’Emile Jaque-Dalcroze, Mme Marguerite Croptier fut appelée par son Maître, il y a 20 ans, à la direction de notre Institut après y avoir déjà enseigné pendant 20 ans. Grâce à son enthousiasme et à sa foi inébranlable dans le destin de la rythmique, elle a développé la Maison de Monsieur Jaques de façon tout à fait remarquable en dépit de circonstances souvent très difficiles » (CIDJD).

19 De nos jours le Rythme est édité à intervalles bisannuelles. Il s’articule autour d’un thème, sur lequel des experts, qui ne sont pas forcément des rythmiciens (même si ces derniers sont les plus nombreux), sont appelés à écrire. Le Rythme est devenu un carrefour d’exposition d’idées intéressantes pour les rythmiciens. Il est envoyé gratuitement à chaque membre de la F.I.E.R., par l’intermédiaire de l’association de son pays.

Rhythmus fondée par Paul Boepple (père), un de ses premiers élèves – une revue aujourd’hui appelée Le Rythme, et éditée par la Fédération internationale des enseignants de rythmique (FIER). Elle est alors publiée six fois par an. On pouvait toujours y lire un article écrit par Jaques-Dalcroze, les autres l’étant par ses collègues. Chaque pays y relatait ses activités, faisant de la revue une plateforme de communication entre tous les rythmiciens, et, bien sûr, une manière de faire connaître la méthode.

On peut suivre l’évolution de sa pensée dans Le rythme, la musique et l’éducation, édité en 1920. L’ouvrage consiste en une succession de treize articles, écrits entre 1898 et 1919. Ils définissent sa conception de la méthode, et fournissent un canevas historique important de son évolution : d’un moyen d’éducation musicale proprement dite à une éducation pour l’expressivité artistique et corporelle. Jaques-Dalcroze explique :

C'est l'histoire de mes recherches, de mes tâtonnements et de mes erreurs, comme de mes découvertes définitives, qui se trouve résumée dans les divers chapitres du présent volume. […] Ces chapitres exposent mes idées telles qu'elles furent consignées à partir de 1897 jusqu'à nos jours (E.J.-D., 1923 : 6).

Au Centre de documentation de l’Institut Jaques-Dalcroze, on trouve cent-onze cahiers écrits de sa main. Il s’agit de notes des cours donnés par l’auteur à l’Institut, aux étudiants professionnels de toutes les années, aux enfants, pendant les cours d’été, et rarement, des cours donnés ailleurs. Ces cahiers constituent en quelque sorte l’enregistrement de la vie pédagogique de Jaques-Dalcroze de 1908 jusqu’à 1943, peu avant sa mort.

Vers la fin de sa vie, Jaques-Dalcroze commence à rassembler les réflexions notées dans des centaines de ‘bloc-notes’ pendant toutes ces années. Parfois, il s’agit de petites observations malicieuses ou acides ; d’autres fois il note une citation d’un philosophe qu’il trouve pertinente, ou il raconte un souvenir. Il reprend parfois des conférences données ou des articles écrits plus tôt. Ces ouvrages sont intéressants car ils éclairent l’homme et sa manière de réfléchir, et ils fournissent une sorte de récit de l’évolution de sa pensée, surtout en ce qui concerne la conception de la rythmique. A titre d’exemple, mentionnons le Préface à la Rythmique (1917) et Petite histoire de la rythmique (1935).

A part les conférences et les discours conservés au Centre de Documentation de l’Institut Jaques-Dalcroze et les autres ouvrages cités, on peut retrouver ses écrits dans les publications suivantes : Souvenirs, Notes et Critiques (1942), La musique et nous (1945) et Notes Bariolées (1948).

Après avoir étudié le contexte historique de la méthode Jaques-Dalcroze, nous allons explorer ce qui peut, selon nous, constituer les racines de la rythmique. Nous identifions deux racines principales : l’évolution de la manière de concevoir le corps pendant le 19ème siècle, et l’Education nouvelle à l’orée du 20ème siècle.

Les racines de la méthode Jaques-Dalcroze