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Les origines de la méthode Jaques-Dalcroze

La conception de la rythmique Jaques-Dalcroze a, comme nous l’avons vu, des origines diverses. Dans le chapitre 1 nous avons recréé le contexte historique et culturel de la naissance de la rythmique, en premier lieu, par un exposé interprétatif de la vie d’Emile Jaques-Dalcroze : les influences du romantisme tardif sur son évolution comme musicien et compositeur, son séjour à Alger, où il a pris conscience des possibilités du rythme musical, et les amitiés qui lui étaient significatives - avec le violoniste, Ysaye, le théoricien Lussy et le metteur en scène Appia.

Nous avons retracé les racines de la rythmique dans la conception du corps qui avait évolué pendant le 19ème siècle, dans le mouvement de l’Education nouvelle qui avait fourni à la rythmique des bases scientifiques et pédagogiques, et dans la philosophie dont Jaques-Dalcroze était héritier, définissant la séparation corps-esprit. L’articulation entre ces racines diverses donne à la rythmique une base multidimensionnelle.

Cette articulation était, pour Jaques-Dalcroze, toujours ancrée dans la musique, à laquelle il donnait le rôle de réconciliateur des deux pôles de l’être humain. « L’agent de liaison est le rythme, écrit-il en 1942, [pour effectuer] l’alliance si désirable de l’esprit et de la matière » (E.J.-D., 1942 : 138). C’est sur cet arrière-fond concernant la musique et l’art plus généralement que Jaques-Dalcroze a développé le cadre conceptuel de la rythmique, discuté dans le chapitre 2. On peut déceler trois couches historiques qui permettent d’interpréter la définition et l’évolution de ce cadre.

La formalisation de la méthode

La première est la période jusqu’en 1906, où les principes de l’éducation musicale imaginée par Jaques-Dalcroze sont suffisamment élaborées pour faire l’objet d’une publication. Comme nous avons vu, seules trois parties sur les cinq prévues ont vu le jour.

Cette période constitue un temps d’incubation, si on peut dire, un temps de prise de conscience, de réflexion et d’expérimentation. Comme professeur au Conservatoire de Genève, Jaques-Dalcroze avait devant lui des étudiants en musique, d’un niveau de haute virtuosité instrumentale, mais qui, à son avis, présentaient des lacunes comme musiciens : une audition intérieure insuffisante et un manque de sentiment musical à cause d’une éducation musicale cérébrale et trop fragmentée, et ce qu’il appelait « l’arythmie musicale » - traduite par les faiblesses d’exécution musicale. Il en conclut « qu’il existe une connexion instinctive du rythme en toutes ses nuances, et du geste » (E.J.-D., 1907 : 41), et que « la conscience du rythme ne peut se développer que grâce aux expériences réitérées des mouvements du corps tout entier » (p. 38).

La formalisation de la méthode en 1906 définit les principes de l’éducation musicale qu’il a imaginée pour remédier à ces lacunes, et théorise les branches de « gymnastique rythmique » et solfège. Les principes de la méthode Jaques-Dalcroze sont restés essentiellement les mêmes jusqu’à nos jours.

L’institutionnalisation de la méthode

Pendant la deuxième période, la réflexion et l’expérimentation se poursuivent, à l’intérieur comme à l’extérieur du Conservatoire, et avec des élèves de plus en plus jeunes. Les moyens sont raffinés et les « exercices dalcroziens » commencent à prendre forme.

Pendant ce temps adviennent deux évènements significatifs : la rencontre et l’amitié avec Adolphe Appia et la période de quatre ans durant laquelle Jaques-Dalcroze enseigne à Hellerau en Allemagne. Hellerau était le lieu qui a fait connaître la rythmique à toute l’Europe, lui conférant donc une célébrité internationale. Plus important encore étaient les possibilités (facilitées par la collaboration d’Appia) de mettre la rythmique « sur scène » et dans les conditions idéales. Jaques-Dalcroze s’est rendu compte à Hellerau du potentiel de la rythmique comme moyen d’expressivité pour les arts de la scène, dont il parle plus tard :

C’est là [à Hellerau] que j’eus l’occasion de me rendre compte de l’influence qu’exerce ma méthode sur l’éducation générale et du parti que peut tirer la mise en scène théâtrale et lyrique, du concours d’un ensemble d’interprètes à la fois rythmiciens, musiciens et plasticiens (E.J.-D., 1935 : 9).

La deuxième édition de sa méthode en 1916-1917 reflète cette évolution dans sa pensée, et la Plastique animée devient une branche officielle de sa méthode, avec la rythmique et le solfège.

La redéfinition de l’identité dalcrozienne

Dès le début du 20ème siècle, la méthode Jaques-Dalcroze s’est répandue dans le monde entier, transposée dans divers domaines et dans différentes cultures. Etant donné la diversité des pratiques qui en a résulté, le Collège de l’Institut Jaques-Dalcroze a décidé, en 2009, de rédiger un document intitulé, « L’identité dalcrozienne. Théorie et pratique de la rythmique Jaques-Dalcroze ». Ce document réitère les principes de la méthode et théorise la rythmique, le solfège et l’improvisation comme les trois branches principales, avec la plastique animée comme branche supplémentaire. Bien que l’improvisation ait fait partie de la méthode et de la formation des futurs professeurs depuis ses débuts, et malgré de nombreux articles écrits par Jaques-Dalcroze lui-même pendant sa vie, l’improvisation n’a pas été théorisée de la même manière que les autres branches, malgré le fait que la Partie 5 de la Méthode (1906 et 1916) a été prévue sur l’improvisation.

Ce document définit les savoirs composites appartenant à la méthode Jaques-Dalcroze : savoirs venant du domaine de la musique (y compris la théorie et la ‘musicalité’) ; savoirs dont la provenance est le domaine de l’éducation corporelle (gymnastique, maîtrise corporelle) ; savoirs du domaine de la danse (le corps expressif et artistique). L’objectif de ce document est de définir les traits identifiables de l’œuvre de Jaques-Dalcroze, l’essentiel de sa méthode et ses pratiques, en ce qui concerne sa tradition et sa philosophie, et les conditions de l’utilisation du nom « Jaques-Dalcroze ».

Une des contextes où la rythmique a été transplantée est celui du milieu scolaire, ce qui constitue notre champ de recherche. Pour interroger l’entrée et l’évolution de la rythmique dans les écoles primaires genevoises, nous nous sommes outillés de deux cadres théoriques : la théorie de la discipline scolaire et celle de la transposition didactique.

Nous avons vu dans le chapitre 3 que le système scolaire est un phénomène social, créé par la société comme agent de transmission culturelle et de formation des jeunes, et que ce mandat impose à l’école des finalités qui vont déterminer les contenus de l’enseignement – les disciplines scolaires. Nous avons isolé trois caractéristiques de la discipline scolaire : le contenu, les moyens d’enseignement et l’évaluation. Chose intéressante pour la rythmique, les moyens d’enseignement ne sont pas imposés par le système scolaire, mais par le système

« rythmique », qui, en fait, inclut déjà les contenus, les moyens et les modes d’évaluations.

La transposition de la rythmique en milieu scolaire

La théorie de la transposition didactique se définit à deux niveaux : externe et interne. Parmi de nombreux savoirs que la société s’approprie, certains deviennent des savoirs à enseigner. A un moment donné de son histoire, la rythmique Jaques-Dalcroze a été désignée comme faisant partie des savoirs enseignés à l’école primaire. De ce fait elle devient une discipline scolaire par l’intermédiaire du Département de l’Instruction publique et ses Plans d’Etudes. C’est au niveau de la transposition didactique externe que nous avons interrogé la rythmique en milieu scolaire.

Nous avons pu suivre son évolution dans le système scolaire à travers les documents trouvés dans les Archives de l’Etat de Genève et les Plans d’Etudes, publiés et réédités régulièrement par le DIP. Lors de son entrée dans le système scolaire, la rythmique était accessoire à l’éducation musicale, et ses objectifs étaient définis en termes de musique et de notions solfégiques. Elle a été enseignée, au début, pendant les six ans de la scolarité primaire. Au fur et à mesure que le temps passe, elle a été de moins en moins associée à l’éducation musicale et de plus en plus à l’éducation corporelle et physique. En outre, elle a migré de plus en plus vers les niveaux élémentaires, et aujourd’hui, elle n’est enseignée pendant quatre ans de suite que dans un tiers des écoles primaires genevoises. Elle est devenue une discipline elle-même accessoire et son statut est devenu ambigu et, souvent, contradictoire.

L’analyse de l’évolution de la rythmique en milieu scolaire nous donne la plateforme sur laquelle nous appuyer pour construire la problématique. Si dans le milieu scolaire, le statut de la rythmique est, et a souvent été, ambigu, des questions se posent : Comment est-ce que cette ambiguïté se manifeste concrètement dans l’enseignement de la rythmique ? Qu’est-ce qui est réellement enseigné à travers la rythmique à l’école primaire ? Quels savoirs de référence sont identifiables dans les pratiques actuelles ?

Le chapitre suivant expose la problématique de notre recherche.

PARTIE II