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Les racines de la méthode Jaques-Dalcroze Rythmique, corps et conceptions du corps

Historiquement, une pédagogie basée sur l’action du corps n’est pas étrangère aux modifications des conceptions et des pratiques corporelles de la société du début du 20ème siècle. Au 19ème siècle, on assiste à un changement de la perception du corps. Ce dernier se

libère lentement de l’emprise religieuse selon laquelle on doit le maîtriser et s’en détacher (Corbin, Courtine & Vigarello, 2005). Il devient productif, et ses performances sont pour la première fois « mesurées et comparées dans le temps » (p. 323). Le mouvement commence à être analysé par rapport à sa force et à sa vitesse. Une conception du corps qui travaille se fait jour dans la société à travers, par exemple, des pratiques gymniques, où l’acte ambitionne une première et exclusive transformation du corps… il est même ce qui perfectionne le muscle avant d’être ce qui perfectionne le geste » (p. 326).

Pour Pestalozzi, le pédagogue suisse qu’admirait Jaques-Dalcroze, le mouvement physique fait partie de ses principes pédagogiques, celui de l’action. « L’enfant doit toujours être placé en position d’action, d’initiative, de création…soit en mouvement physique…soit (…) [en le sollicitant, de façon à] mettre son esprit en mouvement », écrit-il (Soetard, 1995 : 41).

En France, François Delsarte, souvent considéré comme le précurseur lointain de ce qui est devenu la base de la technique de la danse moderne (Baril, 1977 ; Porte, 1992), procède à des observations minutieuses sur l’anatomie du corps et ses mouvements afin de définir les lois de l’expression corporelle. La somme de ces analyses se présente sous forme d’un système de principes concernant les relations entre l’esprit et le corps, entre la pensée et le geste (Baril, 1977 ; Laban, 1994). Ses travaux préparent le chemin, au 19ème siècle, du développement de la gymnastique rythmique, comme discipline montrant le corps non seulement sous l’angle du mouvement physique et mécanique, mais également sous celui de l’expression esthétique.

Jaques-Dalcroze le mentionne, d’ailleurs :

Selon l’expression de François Del Sarte, l’harmonie dynamique est fondée sur la concomitance du rapport qui existe entre tous les agents du geste. De même qu’il existe en musique des accords consonants et des dissonants, de même y a-t-il en mimique des dissonances et des consonances de gestes » (E.J.-D., 1910-1916 : 116).

Rudolf Laban (1878-1958) va encore plus loin dans le concept de corps expressif. Ses études établissent la possibilité pour le geste de devenir une expression artistique de la création (Laban, 1994). Il détermine trois facteurs essentiels de la danse : l’espace, la durée et l’énergie. Il travaille pendant longtemps avec une de ses élèves devenue danseuse et pédagogue elle-même : Mary Wigman, qui s’est d’abord formée à la rythmique à Hellerau. Laban découvre la rythmique à Hellerau grâce à Suzanne Perrottet, une des premières élèves de Jaques-Dalcroze à Genève, et qui elle aussi rejoint Laban, dont elle deviendra la compagne.

On pourrait argumenter (Baril, 1977 ; Choksy, 2001) que l’œuvre même de Jaques-Dalcroze participe à l’évolution de l’image sociale du corps. Comme le remarque Bachmann (1984), le contexte culturel et social du 19ème siècle - dont justement l’évolution de la conception du corps fait partie - a permis aux idées de Jaques-Dalcroze de voir le jour.

L’Education nouvelle

Pour comprendre l’origine de la rythmique Jaques-Dalcroze, on ne peut ignorer l’importance du mouvement de l’Education nouvelle, issue d’une lente évolution de la pensée en révolte contre un enseignement « abstrait, prématuré…ignorant tout de la croissance naturelle d’un corps et d’un esprit enfantins » (Ferrière, 1951).

Nombreux sont ceux qui, comme Edouard Claparède (1905), se réfèrent à l’exhortation de Jean-Jacques Rousseau : « Avant de l’éduquer, tâchez de connaître votre élève » (pour une discussion du point de vue des théories pédagogiques, voir Gauthier et Tardif, 1996). C’est à lui que les protagonistes de ce mouvement de « l’Education nouvelle », courant innovateur de la fin du 19ème siècle (Cousinet, 1968 ; Morandi, 1997), attribuent l’idée d’articuler l’éducation avec une « nouvelle science de l’enfance » (Hofstetter & Schneuwly, 2006). Ce qui caractérise le travail de ces innovateurs est le fait que « leur réflexion scientifique se nourrit…de leurs interventions et expérimentations pratiques et réciproquement » (p. 22).

Emile Jaques-Dalcroze se trouve au milieu de ce mouvement. Des documents mettent en évidence les connaissances et les collaborations qu’il noue avec les médecins, psychologues et pédagogues qui y sont engagés, à commencer par Théodore Flournoy, qui introduit l’enseignement de la Psychologie scientifique à l’Université de Genève en 1891 et le fait entrer à la Faculté des Sciences. C’est Edouard Claparède qui en assure les cours. Flournoy, lui aussi, connaissait bien la rythmique, comme en témoigne ce mot écrit en 1906 :

La gymnastique rythmique me paraît une innovation admirable, je dirai même géniale, tant elle me semble répondre à notre nature psycho-physiologique la plus profonde, et devoir contribuer au développement, au perfectionnement de l’être tout entier, physique et moral (cité par Perrelet, P. Le Rythme, 12, 1924 : 41).

C’est peut-être l’amitié entre Jaques-Dalcroze et Claparède qui fut la plus déterminante dans le rapprochement entre Jaques-Dalcroze et le mouvement de l’Education nouvelle. Edouard Claparède, diplômé docteur en médecine en 1897, qui compte parmi les personnalités les plus importantes de Genève, succède à Flournoy comme professeur de psychologie à l’Université de Genève en 1904. En 1905, il publie son premier livre, Psychologie de l’enfant et pédagogie expérimentale, dans lequel il constate que la pédagogie doit avoir une base scientifique, et estime que c’est la psychologie qui donne à la pédagogie « l’autorité qui lui est indispensable pour conquérir l’opinion et forcer l’adhésion aux réformes désirables » (Claparède, 1931/1958). Les deux pédagogues qu’étaient Jaques-Dalcroze et Claparède luttaient pour des réformes, l’un pour l’éducation musicale, l’autre pour une « nouvelle » éducation. Claparède soutient Jaques-Dalcroze dans ses recherches et lui fournit les explications scientifiques pour étayer ses intuitions.

En 1906, Claparède écrit une lettre à Jaques-Dalcroze, citée plus tard dans Le Rythme (1924 : 41) :

Il est bien intéressent de constater que vous êtes arrivé par des voies toutes différentes de celles de la psychologie physiologique, à concevoir, comme elle, l’importance psychologique du mouvement, le rôle que joue le mouvement comme support des phénomènes intellectuels et effectifs.

Mais vous avez fait bien plus que les psychologues, puisque, au lieu d’induire seulement, vous avez vérifié et prouvé – vous avez démontré le mouvement en marchant, c’est bien le cas de le dire !

…On a constaté que les exercices eurythmiques…avaient une influence éducative énorme à la fois sur l’intelligence et sur le caractère […] Je me demande si l’on ne devrait pas chercher à introduire votre méthode dans les écoles primaires…

Et Jaques-Dalcroze écrit, en 1907, à Claparède :

Pardonnez-moi de vous importuner ainsi. Je me sens très seul et occupé à travailler à la main le 2ème volume. Quelques opinions privées de personnes compétentes pourraient me faire trouver des orientations nouvelles. Dénué d’esprit scientifique, je crée empiriquement, mais un mot seul suffit parfois pour opérer en moi une véritable révolution (CIDJD Correspondance 1907).

Entre Claparède et Jaques-Dalcroze s’établit une correspondance régulière et une collaboration professionnelle fructueuse. L’Institut Jaques-Dalcroze est fondé grâce, en partie, aux efforts de Claparède (Berchtold, 1965), et c’est ce dernier qui prononce le discours inaugural, apportant ainsi son expertise scientifique à l’Institut. Ayant fondé l’Institut Jean-Jacques Rousseau en 1912, Claparède collabore avec Jaques-Dalcroze, chacun des deux donnant des cours dans l’établissement de l’autre. Cette collaboration constitue un des éléments les plus marquants pour soutenir le postulat que le mouvement de l’Education nouvelle a beaucoup compté pour l’élaboration de la proposition pédagogique de Jaques-Dalcroze.

Adolphe Ferrière, l’un des initiateurs du courant de « l’école active », connaît Jaques-Dalcroze, suit des cours à l’Institut (Gerber, 1989) et y envoie ses enfants pour suivre la formation à la rythmique. Ferrière connaît aussi Adolphe Appia : ils se rencontrent souvent.

La fille de Ferrière, Suzanne, fait partie du premier groupe diplômé d’Hellerau. C’est à Pierre Bovet, directeur de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, que Jaques-Dalcroze écrit pour avoir son avis sur l’idée d’un Congrès du Rythme qu’il veut organiser en 1926, un congrès qui traiterait de la question des « rapports des rythmes naturels de l’individu avec ceux de la pensée, de la mécanique, des phénomènes naturels et la sociologie, du développement des instincts et des vouloirs, selon une loi unique, celle d’un Rythme universel » (CIDJD., Correspondance, 1925). Les actes de ce congrès ont fait l’objet d’une publication de l’Institut Jaques-Dalcroze sous le titre de Compte rendu du 1er Congrès du Rythme (voir bibliographie).

Mais, à travers l’Education nouvelle, on peut retrouver des liens qui remontent plus loin encore dans le temps et dans l’espace géographique. Ainsi, par exemple les pédagogues spécialistes que sont Mmes Descoeudres et Audemars, chargées des cours de pédagogie expérimentale à la Maison des Petits de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, suivent les cours de rythmique à l’Institut Jaques-Dalcroze. Alice Descœudres, une des premières enseignantes de la rythmique à l’école primaire en 1917 (Porta, 1919), établit un lien probable entre la recherche de Jaques-Dalcroze et le médecin-pédagogue belge Ovide Decroly, dont l’œuvre démontre à un haut degré le respect de l’enfance (Cousinet 1968), thème universel dans l’histoire de l’Education nouvelle. Aucun lien personnel entre Decroly et Jaques-Dalcroze n’est mentionné dans la littérature, mais ce dernier connaissait sûrement l’œuvre de Decroly.

En Italie, l’éducatrice italienne Maria Montessori, diplômée docteur en médecine en 1896, ouvre sa première « Casa dei Bambini » à Rome en 1907. Son œuvre, bien connue, n’a pas été conçue dans le contexte de l’Education nouvelle, mais elle a dû connaître ce mouvement et ses protagonistes, car elle (comme Jaques-Dalcroze, d’ailleurs) écrivait pour la Revue publiée par Ferrière « Pour l’ère nouvelle » (par exemple 1922, 1923, 1927).

Ce qui ressort de tous ces faits, c’est que les idées de renouvellement étaient dans l’air à l’époque où Jaques-Dalcroze commençait ses recherches sur le rythme et la pédagogie musicale. Il est probable que l’élaboration de sa méthode a été intuitive au début, mais il a trouvé tout ce dont il avait besoin comme justificatif scientifique dans l’Education nouvelle.

Les apports philosophiques

Les écrits de Jaques-Dalcroze (1942, par exemple) dénoncent l’influence d’un des principes fondateurs de la philosophie du 19ème siècle, à savoir la dualité « corps-âme » chez l’être humain. Dualité remontant selon lui à Platon et théorisée par Descartes comme la séparation entre le corps et l’esprit, entre le spirituel et le matériel. Du côté du matériel se trouvent le corps, les sens, les actions ; le côté spirituel est incarné par l’âme, l’intelligence, l’imagination

(Bachmann, 1984). Cet héritage philosophique a orienté les pratiques pédagogiques en tout cas au début du 20e siècle, et plus longtemps encore la pensée scientifique occidentale.

Il est vrai que la réconciliation de ce dualisme prend une place dans la pensée de Jaques-Dalcroze et dans l’élaboration de son œuvre pédagogique. Mais Jaques-Jaques-Dalcroze serait le premier à dire que son œuvre naît sur une pensée essentiellement musicale. Il l’a d’ailleurs écrit : « C'est en musicien que j'ai inventé mon système, c'est en musicien que je continue de l'enseigner, mais je considère comme mon devoir de signaler […] la conviction que j’ai que la culture du tempérament telle que je la préconise (c'est-à-dire basée sur le développement des rythmes individuels puis sur leur régularisation) peut contribuer en dehors même de l'art musical et de celui de l'harmonie des mouvements, à forger des êtres plus complets, plus imaginatifs et plus vaillants » (E. J-D., 1926a : 205).

S’il a vu dans sa méthode une manière de réunir l’homme intellectuel et l’homme physique (E.J.-D., 1919b), nous estimons qu’au fil du temps, de ses expériences, de sa réflexion et de l’évolution de sa méthode les liens phylogénétiques et ontogénétiques lui sont apparus. D’une part, il visait l’éducation de l’individu à travers un travail corporel sous l’influence de la musique. D’autre part, il était convaincu que l’éducation de l’individu pourrait influencer l’évolution d’un peuple, comme il l’explique assez tôt :

L’éducation n’a pas pour tâche de former des individus isolés. Son but est plus éloigné, bien au-delà du présent : c’est le développement progressif de la race, le perfectionnement de la manière de penser et de juger […] Il faut que l’éducation influe sur les dispositions de la génération actuelle et les améliore de telle sorte qu’elle puisse transmettre aux générations futures des instincts sociaux plus puissants (E.J.-D., 1915 : 88).

Cependant, les moyens utilisés font de lui un pionnier et un visionnaire. Il nous semble qu’il a prévu, mais de façon largement intuitive, les développements de la psychologie et de la psychologie cognitive du 20ème siècle, qui admet aujourd’hui le rôle fondamental joué par le corps dans l’apprentissage, ce que résume Bachmann : « Le corps, ou plus précisément l’action corporelle, est à la fois la source, l’instrument et la condition première de toute connaissance ultérieure » (Bachmann, 1984 : 25).

Conclusion

Il serait trop simpliste de considérer l’œuvre de Jaques-Dalcroze comme une sorte d’« éclectisme pédagogique » (Giddens, 1984). Ses écrits démontrent certainement des réinterprétations de théories préexistantes, ainsi que des applications de théories ayant cours à son époque. Mais une telle influence est réciproque, et loin de fabriquer une méthode composée d’un ensemble d’autres idées pédagogiques à la mode, Jaques-Dalcroze se caractérise surtout par une vision originale qui donnera de nouveaux cadres à l’enseignement musical de son temps (Bachmann, 1984). Peut-être même a-t-il su s’inspirer des racines diverses dont il était l’héritier, et les réinventer à travers une méthode qu’il a conçue essentiellement comme éducation musicale au sens le plus large du terme.

Jaques-Dalcroze était un produit de son époque - musicale, pédagogique, philosophique – dans laquelle il a baigné, mais il a également contribué à l’évolution de la culture sociale.

C’est le musicien qui a remarqué que les étudiants au Conservatoire n’étaient parfois que des techniciens – et il voulait que cela change. C’est le pédagogue qui voulait trouver une méthode musicale qui rendrait les étudiants « musiciens ». C’est le pédagogue qui voulait réformer l’éducation musicale à l’école primaire. C’est le philosophe qui a déploré la séparation entre le corps et l’esprit, et proposé une solution pédagogique pour réunir ces deux

pôles de l’être humain. Et c’est le musicien qui a donné à la musique le rôle de réconciliatrice, en proclamant qu’elle trouve ses racines à la fois dans l’esprit et dans le corps humains.

L’analyse du contexte historique fournit une compréhension des différentes racines de la rythmique Jaques-Dalcroze, dont la conception avait pour but premier de remédier aux lacunes de l’éducation musicale des étudiants du Conservatoire de Genève. En constatant l’arythmie musicale des élèves il se rend compte de l’importance de l’équilibre corporel pour un musicien. Il se met alors à imaginer des exercices pour harmoniser les systèmes nerveux et musculaires. C’est à ce moment-là que Jaques-Dalcroze, musicien, trouve dans la musique elle-même - tour à tour stimulatrice et régulatrice - les éléments structurants nécessaires à cette éducation, qui sera tout à la fois musicale et corporelle.

La conception du corps, et son évolution pendant le 19ème siècle, lui fournit un cadre d’éducation impliquant le corps. Notamment, l’action quotidienne du corps, éduquée selon les principes de sa méthode, est placée dans un contexte artistique, et devient l’action expressive.

Dans ce chapitre, nous avons vu comment Jaques-Dalcroze était un produit de son époque, mais comment, en même temps, il a contribué à l’évolution de sa culture. Sa place dans la vie musicale et culturelle de Genève était significative. Le contexte social et culturel de Genève au début du 20ème siècle a permis à ses idées d’évoluer, sans pour autant lui faciliter la tâche.

La rythmique, du fait de l’attention accordée au corps, a choqué les Genevois ; il semble en effet que la ville de Genève, consciente des idées qui fleurissaient à côté d’elle, n’était pas encore en mesure de les accepter. Elle était plus à l’aise dans les domaines scientifiques et mathématiques que dans les arts.

Mais beaucoup d’idées étaient dans l’air, dont celle de l’Education nouvelle. Jaques-Dalcroze y était aussi associé, par ses connaissances et ses amitiés avec plusieurs des protagonistes, comme Flournoy, Claparède, Ferrière et d’autres. Pour finir, il a trouvé un contexte pédagogique dans lequel ses idées allaient pouvoir prendre forme sur des bases scientifiques.

Le contexte historique nous fournit des informations sur les racines de la rythmique Jaques-Dalcroze et nous montre ses origines. Mais qu’est-ce que la rythmique Jaques-Jaques-Dalcroze ? Le chapitre suivant explore son cadre conceptuel, dans le contexte historique et contemporain.

Chapitre 2