• Aucun résultat trouvé

L’évolution de la rythmique dans les écoles primaires genevoises

A l’école l’enfant apprendrait donc non seulement à chanter et à écouter juste et en mesure, mais à se mouvoir juste et rythmiquement. L’on commencerait par régler le mécanisme de la marche et l’on allierait les mouvements vocaux aux gestes du corps tout entier (E.J.-D., 1898 : 12).

L’année scolaire 1927-1928 est généralement considérée comme celle de l’entrée officielle de la rythmique Jaques-Dalcroze dans les écoles primaires genevoises. En tant que discipline scolaire, la rythmique doit être soumise aux paramètres et aux contraintes de toute institution scolaire : une base philosophique, un curriculum (avec un contenu défini, une méthodologie et des cadres d’évaluation), un horaire et un espace physique d’enseignement.

L’addition d’une discipline à un curriculum déjà défini se fait généralement pour des raisons pédagogiques : soit la discipline remplit un besoin éducatif identifié par les autorités ; soit elle remédie à une lacune quelconque. Dans le cas de la rythmique, pour Jaques-Dalcroze en 1905, il s’agissait de la réforme de l’éducation musicale. Est-ce que l’histoire donne raison à sa vision ?

Quel est le statut de la rythmique dans le cursus d’études des écoles primaires genevoises aujourd’hui ? Quelle place occupe-t-elle dans l’ensemble des expériences d’apprentissage auxquelles les écoliers participent ?

A Genève, les Plans d’Etudes, rédigés par le Département de l’Instruction publique, définissent les matières à enseigner aux élèves suivant le cursus scolaire des écoles primaires genevoises. Réédités régulièrement, les Plans d’Etudes reflètent les idéologies, les principes éducatifs et les méthodologies actuels. A travers l’articulation des principes pédagogiques, les Plans d’Etudes identifient la direction que l’éducation va prendre dans un avenir immédiat.

Par la répartition des horaires, ils donnent également des indications de l’importance accordée à chaque matière. L’étude des Plans d’Etudes sur un temps assez long peut permettre d’analyser l’évolution d’une discipline dans l’ensemble du cursus scolaire.

Nous avons exploré (chapitre 1) le contexte historique autour de la création de la méthode Jaques-Dalcroze, et identifié les racines de la rythmique dans l’éducation musicale, la pédagogie, la philosophie et la gymnastique, tout en notant qu’elle se développait elle-même en fonction de la conception du corps au 19ème siècle. Nous avons placé (chapitre 2) la méthode Jaques-Dalcroze sous l’œil du cadre conceptuel, en identifiant les concepts, les branches principales de la méthode et les relations entre elles.

Dans le chapitre 3, nous avons élaboré les outils d’analyse dont nous avons besoin pour discuter de la rythmique dans le milieu scolaire. Le présent chapitre retrace l’entrée et l’évolution de la rythmique Jaques-Dalcroze dans les écoles primaires genevoises, ainsi que sa place dans le cursus scolaire, et évalue les changements et les transformations de cette discipline dans ce cadre.

Pour mettre en contexte l’entrée de la rythmique dans les écoles primaires genevoises, notre démarche commencera au début du 20ème siècle. Nous exposerons les éléments qui ont

contribué à une prise de conscience du besoin de réforme de l’éducation musicale, et les démarches qui ont été entreprises. Nous rencontrerons les personnages concernés. Nous identifierons trois étapes qui ont marqué le chemin vers l’introduction officielle de la rythmique comme discipline scolaire obligatoire. A travers les Plans d’Etudes rédigés par le Département de l’Instruction publique (DIP) pendant environ un siècle, nous retracerons la présence et la place de la rythmique, et étudierons les évolutions qu’elle a subies.

Conçue par Jaques-Dalcroze comme une méthode d’éducation privilégiant les liens essentiels qu’il constatait entre l’expérience musicale et le mouvement corporel, la rythmique peut se trouver à cheval entre deux disciplines scolaires – l’éducation musicale et l’éducation physique. Nous chercherons des liens entre ces trois matières (éducation musicale, éducation physique et rythmique) afin de délimiter la rythmique en tant que discipline scolaire. A-t-elle été considérée comme addendum à l’éducation musicale, à l’éducation physique ou comme discipline indépendante ? Nous examinerons les derniers Plans d’Etudes du DIP (PER – 2010) pour situer la rythmique dans le contexte actuel et évaluer son statut en tant que discipline scolaire aujourd’hui.

Débuts (1905-1927)

Jaques-Dalcroze remet en question l’éducation musicale à l’école primaire

En 1900, est inaugurée l’Association des musiciens suisses, dont Emile Jaques-Dalcroze fut membre fondateur. Son sixième anniversaire, en juillet 1905 à Soleure, est combiné avec un Congrès sur l’enseignement musical, à l’occasion duquel Mathis Lussy donne une conférence sur l’anacrouse dans la musique contemporaine, et Jaques-Dalcroze une autre sur la réforme de l’éducation musicale dans les écoles.30 Ses critiques sont sévères et sans équivoque. Il commence par remarquer que « ce ne sont évidemment pas les méthodes des siècles derniers qui permettront à nos enfants de se préparer à comprendre et à s’assimiler les procédés artistiques modernes » (E.J.-D., 1905 : 14). Affirmant la nécessité du changement, il déplore le fait « qu'aucune innovation de principes n'est à relever dans l'enseignement depuis un grand nombre d'années. Les théories pestalozienne et froebélienne touchant l'éducation musicale du premier âge ne furent mises en pratique que dans les écoles privées. Les très originaux essais éducatifs de Kaubert, vers 1850, ne reçurent aucun appui en haut lieu. L'utilité de la gymnastique suédoise n'a été reconnue qu'après 15 ans de lutte opiniâtre. Les principes géniaux d'analyse et d'instruction du rythme et de l'expression de Mathis Lussy, notre compatriote, un des plus grands théoriciens modernes, n'ont pas attiré l'attention de nos autorités scolaires » (p. 18).

Il raisonne :

Notre pays est pourtant un de ceux dont les institutions pédagogiques sont le plus universellement admirées, grâce à la bonne organisation qui les caractérise, grâce à l’esprit d’initiative et d’intelligence de la plupart de nos départements d’instruction publique. Comment se fait-il dès lors que seul l'enseignement musical — et en général l'enseignement artistique — y soit traité en paria et abandonné à la routine ? C'est que nos autorités scolaires n'ont aucune connaissance en matière musicale, ne tiennent pas à en acquérir et ne pensent pas à s’entourer de conseillers experts en la matière (E.J.-D., 1905 : 15).

30 Cette conférence, intitulée « un essai de réforme de l’enseignement musical dans les écoles » se trouve dans le livre « Le rythme, la musique et l’éducation » (23 pages ; voir bibliographie). Suite à cette conférence Jaques-Dalcroze a rédigé un document de 68 pages aussi intitulé « La réforme de l’enseignement musical dans les écoles » qui a été publié par Payot, Lausanne, 1905 (Bibliographie E.J.-D., 1905b).

Il insiste :

L’esprit de la musique s’exprime en une langue spéciale que nos autorités scolaires ne savent pas lire (Italiques E.J.-D.). Et malheureusement elles ne songent même pas à se faire faire la lecture ! Et cependant ce sont elles qui nomment les instituteurs et décident du choix des méthodes !... Voilà pourquoi la musique n’est pas en progrès chez nous comme les autres branches d’enseignement. Voilà pourquoi l’on ne sait ni déchiffrer, ni phraser, ni noter, ni émettre le son dans nos écoles. […] Il importe qu’en sortant de l’école, le plus grand nombre possible d’élèves aient reçu une éducation musicale suffisante pour les besoins artistiques de leur vie et pour l’utilisation de leurs facultés naturelles normalement et logiquement développées (pp. 16, 17).

Après les quatre à cinq ans d'études musicales faites dans les établissements primaires, interroge-t-il, les élèves sont-ils capables dans la proportion de 50% :

1° de battre en mesure une mélodie jouée rubato par le maître ?

2° de déchiffrer, avec justesse et mesure, soit la première, soit la seconde partie d’un chant populaire avec paroles ?

3° de deviner si une mélodie qu’on leur chante est en do, en fa, en sol ou en si bémol ? Si elle est à 2, à 3 ou à 4 temps. Si elle est en majeur ou en mineur ?

Ce n’est pas là, me semble-t-il, exiger beaucoup ! L'on exige bien davantage d'élèves auxquels on enseigne une langue étrangère qu'ils doivent, aux examens, savoir lire et même écrire sans trop de fautes.

Notez, de plus, que je ne parle que du 50% des élèves... (p. 21).

Les capacités mentionnées ci-dessus exigent des connaissances solfégiques, mais il faut noter que Jaques-Dalcroze demande une sensibilité d’écoute musicale avant les connaissances théoriques.

Ayant énuméré ces capacités, il présente une forme d’ultimatum :

De deux choses l'une : ou bien l'enseignement musical doit être organisé de façon à musicaliser les élèves, c'est-à-dire à éveiller leur tempérament et leurs facultés auditives, ou bien il faut le supprimer complètement dans les écoles et abandonner aux établissements privés le soin d’instruire musicalement notre jeunesse… (p. 23).

Il remet en cause les instituteurs chargées de l’enseignement musical dans les écoles primaires :

Ce qui sera vétilleux, c'est le choix des maîtres ! De nombreuses éliminations devront être faites dans le corps enseignant et il est à craindre que quelques susceptibilités ne s'éveillent, que plus d'une protestation ne s'élève ! En effet, le nombre est très grand des instituteurs primaires non doués pour la musique, mais qui sont obligés de la professer quand même. Ils ont tous fait certaines études musicales à l'Ecole normale, mais combien d'entre eux en ont véritablement profité ? A combien le satisfecit final n'a-t-il été accordé à l'examen pour le diplôme d'instituteur que parce qu'ils avaient prouvé leur savoir en d'autres branches que la musique et qu'on ne voulait pas les faire échouer à l'épreuve finale à cause d'une incapacité artistique de peu d'importance ? Ils deviendront d'excellents instituteurs en tous les domaines, sauf en celui des sons, feront faire des progrès à leurs élèves en géographie, en arithmétique, en littérature, leur apprendront à devenir de bons citoyens au jugement droit et aux idées saines, mais, — parce qu'ils ne sont pas musiciens eux-mêmes, — ils ne développeront pas les instincts musicaux de leurs élèves ! (p. 24).

Il continue :

L'influence de tels instituteurs est si néfaste au point de vue spécial qui nous sollicite, qu'il ne peut être question pour des raisons sentimentales de la laisser subsister, si l'on a vraiment à cœur de relever musicalement le pays. Le fait de maintenir aux postes de maîtres de musique des instituteurs à l'oreille et à la voix fausses est même d'une telle anormalité qu'il est impossible que les hommes intelligents et instruits que sont la plupart de nos régents ne comprennent pas la nécessité absolue de créer un nouveau mode de faire ! II est à noter que ceux d'entre eux qui sont bons musiciens, qui aiment l'art musical et s'entendent à en professer les lois (j'en connais un grand nombre) n'auront pas à souffrir d'un nouvel état

de choses, car il sera d'utilité publique de les maintenir à leur poste. » (p. 24). Et il conclut : « il est indispensable que l'enseignement musical primaire soit — aussi bien que le supérieur — confié à des professionnels (p. 24).

Des propositions de réforme

Suite à ce constat, Jaques-Dalcroze décrit l’éducateur digne, selon lui, d’enseigner la musique :

Il doit nécessairement posséder des qualités normales d’audition, être rompu à la pratique de la musique et connaître les lois de l’émission vocale. Il doit avoir étudié le chant, connaître les principes qui régissent la respiration et l’articulation, et avoir une connaissance spéciale des registres des voix enfantines […] Il doit être ensuite et non moins évidemment un artiste de goût et de talent, un homme de tact et d’autorité, aimant les enfants et sachant s’en faire comprendre. [L’on doit] demander à ceux qui assument la tâche d’enseigner une question d’art autant que de technique, un sentiment artistique profond et la faculté de la communiquer aux autres. Le maître de musique doit chercher à éveiller dans l’âme de ses élèves le sentiment du beau (pp. 25-26).

Il imagine ensuite un cours d’éducation musicale étalé sur six ans. Chaque année, les élèves devraient subir un examen pour tester « l’esprit rythmique, la justesse des voix et les facultés auditives » (p. 28). Ces trois qualités semblent indicatives, à ses yeux, d’un élève que l’éducation musicale rend « musical », et qui peut donc continuer à bénéficier d’une telle éducation. Il admet cependant que, parfois, un élève sans l’une au l’autre des capacités mentionnées précédemment, peut l’acquérir grâce à une bonne éducation musicale et aux autres capacités qu’il possède déjà. Mais il propose de changer de classe les élèves chez lesquels, après une année d’enseignement, les trois qualités exigées ne se manifestent pas, afin que le cours d’éducation musicale puisse continuer dans des conditions « favorables ».

Il termine sa conférence en soulignant plusieurs aspects qu’il considère indispensables à une éducation musicale, et que sa méthode prend en compte. Il constate que « toute bonne méthode de musique doit être basée sur « l'audition des sons autant que sur l'émission » (p.

30). Il parle donc de l’apprentissage (à travers l’écoute) des gammes, des intervalles, des accords, des modulations, de la mélodie et l’harmonie - les éléments essentiellement solfégiques de la musique. Il s’arrête ensuite sur l’élément rythmique auquel il accorde une grande importance, et dont il dit :

Le don du rythme musical ne relève pas uniquement du raisonnement; il est d'essence physique » […]

Nous le considérons en outre comme le reflet des mouvements corporels instinctifs et comme dépendant du bon équilibre et de l'harmonie générale de ces mouvements. Si un enfant bien portant et sans aucune tare physique a de l'irrégularité dans la démarche, cette irrégularité correspondra musicalement à une manière irrégulière de mesurer le temps […] La marche régulière est le décompositeur naturel du temps en parties égales, et le modèle de ce qu'on appelle la mesure (p. 33).

Enfin, il insiste sur l’enseignement de « l'art de phraser et de nuancer » (p. 35), dont le résultat serait d’acquérir « l'intelligence et la finesse du jugement, à condition, bien entendu, que des exemples bien choisis éveillent en lui [l’élève] le sens de la claire ordination et le discernement des belles proportions » (p. 36).

Si nous nous attardons longtemps sur le contenu de cette conférence, c’est parce qu’elle fournit des indications précises sur les lacunes, selon Jaques-Dalcroze, de l’éducation musicale à l’école primaire. Ce sont :

1. Le manque d’enseignants musiciens pour enseigner la musique,

2. L’attitude des autorités qui semblent ne pas considérer la musique digne d’être enseignée pas des enseignants compétents,

3. Les méthodes d’éducation musicale en place qui n’éduquent pas la capacité d’écoute et l’oreille musicale.

La conférence donne également des informations sur la conception, par Jaques-Dalcroze, d’une éducation musicale digne de ce nom dans les écoles primaires genevoises :

1. La musique doit être considérée comme sujet à être enseigné par des éducateurs spécialistes en musique, qui ont les compétences nécessaires pour fournir une éducation musicale de qualité.

2. L’enseignement de musique à l’école primaire se fait en priorité par la sensibilisation de l’oreille, de l’écoute et du chant, et comprend aussi la connaissance et la compréhension des éléments théoriques et solfégiques de la musique mentionnés plus haut.

3. Ces éléments sont appréhendés le plus efficacement par une éducation au rythme qui sollicite le mouvement corporel comme base d’apprentissage.

Jaques-Dalcroze pose alors trois questions :

Y a-t-il une utilité pratique à maintenir l’enseignement musical au programme de nos écoles ? Si l’enseignement musical dans les écoles est considéré comme utile, la façon dont il est compris actuellement est-elle efficace ? Si les méthodes actuelles d’enseignement sont inefficaces, quelles sont celles par lesquelles il convient de les remplacer ? (E. J.-D., 1905b : 2).

Il est intéressant de noter que déjà dès 1905, c’est-à-dire avant même la première publication de la méthode, Jaques-Dalcroze avait suffisamment élaboré son projet pédagogique au point qu’il était prêt à initier sa première transposition.