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PARTIE II : LE TRAMAGE ARCHÉOLOGIQUE PAR LE CORPS Fouiller l’expressivité de la trace de gestes dont la signification nous échappe

Chapitre 2 : L’ART COMME RÉINVENTION DU VÉCU

3. Troisième leçon de bonheur : expression et expansion

« Au fond de soi, chacun sait que l’homme ne peut pas vivre sans art108. »

Dans le parcours d’une recherche, l’expérience s’articule d’une part sur l’inattendu, donnant elle-même les pistes, donc on se sent lié par le dispositif. D’autre part, il est important aussi de se lancer vers l’idée sacrificielle du travail sur le terrain, sachant bien ce qu’on recherche. Ces deux modalités, je les ai éprouvées avec réceptivité surtout en ce qui concerne le travail dans les sites Tocas do Gancho, où l’intime et l’étrange restent, en même temps, très présents dans la jouissance cachée d’une expérience personnelle.

108 Cf. « Beuys vs Gehlen : Kunst – Antikunst », débat public sur l’art – l’anti-art.

[En ligne] disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=2VLsaY4KGYs [consulté le 15.11.2017].

Les Tocas do Gancho, gestes cachés

Sans uniformisation culturelle, sans canons esthétiques du beau, nous sommes touchés par quelque chose qui ne rentre pas dans l’exotisme des détenteurs des idées sur l’art primitif. C’est ce qui ouvre passage à ce besoin intrinsèque d’expression et aussi aux multiples enjeux de la corporéité qui est toujours à exploiter depuis la sagacité performante du mimisme, du rituel qui permet au corps de dévoiler ses gestes fondateurs. On en oublie certains et on en inaugure d’autres. « Ainsi le corps soumis aux contraintes spectaculaires de ce lieu, se dépouille-t-il nécessairement de l’être qu’il revendique109. » Le geste qui crée le corps ou le corps dénudant l’être sensible, à la fois fragmenté et entier, constitue ainsi l’espace le plus individuel et aussi lieu commun où la vie peut s’exprimer.

Ce lieu quasiment inexploré reste ouvert à ce que Josef Beuys s’efforce de mener, à son époque, sur l'avenir de l'art comme potentiel de réconciliation pour guérir la société. A l’époque de mes échanges entre l’Allemagne et la Serra da Capivara, de 2000 à 2004, j’ai été stimulée par l’archéologue Guidon pour aller rechercher de nouvelles peintures qui ont été découvertes récemment. Du coup, j’étais poussée vers l’imaginaire des gestes cachés dans les parois des rochers et des grottes situées dans la région du Parc appelée Jurubeba110.

Ces sites archéologiques, les Tocas do Gancho I, II et III, me sont devenus des lieux les plus curieux à cause du parcours hasardeux qui me fit me perdre durant un long voyage, pénétrant chaque fois plus au fond de la caatinga hors des circuits touristiques. La formation géologique évoque dans ma mémoire deux obélisques [fig. 84]. Il faudrait se soumettre à la force du risque, à l’aridité de la sècheresse qui modifient notre rapport au monde. On doit vivre quelque chose hors du normal qui nous rapproche du sublime, pour pouvoir être témoin d’un témoignage de l’expression que j’appelle inclassable.

Dans ma première visite en 2002, j’ai eu du mal à exprimer mes impressions sur ce lieu. Il m’avait fait rêver en tant qu’espace-scénique naturel, non identifié. Il est impossible d’escalader les rochers et de se retrouver au bord de l’abîme pour contempler

109 Michel Bernard, De la création chorégraphique, Paris, Centre National de la Danse – CND, 2001, p. 87. 110 Dans cette région se localisent les sites archéologiques Tocas do Gancho, dans les magnifiques conglomérats rocheux où il n’y a pas encore eu de fouilles. C’est ce qui me permet de susciter un regard pour l’élargissement des recherches au sens transdisciplinaire.

les scénarios rupestres sans un guide qualifié de la « Conservação111 ». Cette fois-ci, j’ai filmé toutes les images sur les parois, tenant la camera dans des attitudes inconfortables. Ce sont des tellesexpériences qui permettent de se sentir autre dans son propre corps. À chaque moment (je me rappelle) les peintures me poussaient à les enregistrer de plus prés, comme si je pouvais me fondre, avec mes intentions, dans les formes en même temps immobiles et changeantes. « Installez-vous dans le changement, vous saisirez à la fois et le changement lui-même et les états successifs en lesquels il pourrait à tout instant s’immobiliser112. »

Le matériau photographique exposé ici date de ma dernière recherche de 2015, quand j’avais décidé d’approfondir ma recherche, de revisiter certaines figures des gestes significatifs concernant deux aspects: l’expression et l’expansion de l’imaginaire du geste sur la scène. Les sites archéologiques dans cette région sont identifiés par Toca do Gancho I, II et III. Nous parlons ici de l’« hôte volant» qui se situe à la Toca do Gancho II ou III, cela n’est pas clair. Il est bien possible de trouver encore d’autres niches avec des peintures à cet endroit. Il est important de préciser que ces sites Tocas do Gancho n’ont pas été exploités par les archéologues depuis ma première visite sur le terrain en 2002113. On a pu constater en 2015 que la route d’accès a été bloquée par la végétation et le sable rendant difficile le voyage, nous obligeant à laisser la voiture au milieu du chemin et à marcher encore une heure en traversant cet endroit sec et sauvage, habité par les animaux et la seule nature.

111 C’est le nom de l’association créée par la FUMDHAM pour former un groupe de guides experts dans la protection et préservation des sites archéologiques du Parc national. Ils sont aussi ceux qui peuvent accompagner les chercheurs dans les lieux inexploités. C’est grâce à leur expérience que j’ai pu visiter ce lieu. J’ai été accompagnée en 2002 par Jorlan da Silva Oliveira, et la deuxième fois, en 2015 par un autre expert, Rogério Oliveira Paes. Avec eux, j’ai pu apprendre beaucoup sur la conscience kinesthésique du corps pour vaincre la peur dans l’exploitation, la mise à nu d’un monde caché.

112 Henri Bergson, L’évolution créatrice, op.cit. p. 307.

113Les signalisations faites par la FUMDHAM pour aider à retrouver les niches avec les peintures rupestres ont été bousculées par la pluie ou les vents.

Toca do Gancho III : geste de l’ « hôte volant »

La grotte appelée Toca do Gancho III est située tout en haut et il faut cheminer jusqu’au bout des rochers pour découvrir l’abri assez grand pour être habité, avec un paysage splendide de châteaux de pierres sinueuses. Cet endroit invite à se mettre en repos après la pénibilité de l’ascension. Devant la grotte, j’ai regardé vers la gauche au bord de l’abîme et j’ai senti ce lieu comme un espace de l’abandon de soi. On peut imaginer l’effet de l’eau sur la pierre, le geste qui a fait couler ce changement sollicité par la nature, en donnant la forme d’une charnière pétrifiée, aride. C’est la respiration du temps qu’on éprouve – à la fois l’expression et l’expansion – du visuel de la terre qui ne possède que le silence. « Cette forme pure de la sensibilité s’appellera aussi elle-même intuition pure114. »

Ainsi, quand j’isole de la représentation d’un corps ce que l’entendement en pense, comme la substance, la force, la divisibilité, de même que ce qui revient à la sensation, comme l’impénétrabilité, la dureté, la couleur, quelque chose me reste encore de cette intuition empirique, à savoir l’étendue et la figure.

Ci-dessus : La figure de l’« hôte volant » [fig. 85] permet de comprendre comment l’imaginaire du peintre a pu différencier les tensions spatiales et utiliser les limites du rocher pour la représentation sans limite de la figure, de la gravitation du corps dans l’espace du geste, qui est au-delà du figuratif. La valeur expressive est, pourtant, une attitude phénoménologique, à l’origine d’une perception accrue qui mobilise plans et lignes tracées. Ce que Fayga Ostrower explique, traduit par moi-même.

114 Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, op.cit., p. 118.