• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3. L’ACTE SCÉNIQUE COMME PARADIGME DU CHANGEMENT

3. La « restance » ou le geste durable

L’objet disparaît pour devenir la trace. C’est d’abord considérer les parois comme l’espace réceptif de la détermination de l’être au sens substantiel (humain). Pour fabriquer la trace qui a été imagée par les ancêtres aborigènes - l’être comme principal sujet d’expression - leur principe expressif avait peut-être le désir de laisser des traces

200Idem. p. 155. 201

121 pour autrui.

Engagé artistiquement sur le sujet de l’image et de la trace, Jacques Derrida appelle « restance » de la trace ce qui dépasse l’ontologique. Il explique que « [...] la trace c’est la définition de sa structure202. » Puis il poursuit, ce qui m’intéresse le plus, en considérant la trace comme « [...] quelque chose qui part d’une origine mais qui aussitôt se sépare de l’origine et qui reste comme trace dans la mesure où c’est séparé du tracement, de l’origine traçante203. » Autrement dit, l’origine derrière la trace laisse couler une résonance de l’histoire qui serait un stockage de l’expression de l’impalpable. Entre l’oubli et le rappel, notre corps est, en quelque sorte, un réservoir d’apprentissage des notions de cette « restance ».

Cette expression correspond à la valeur matérielle du dispositif de nature éphémère, d’ailleurs destiné à la disparition. En effet, cet héritage a été préservé par les habitants aborigènes après les arrêts qu’a connus la production d’art rupestre. Par ailleurs, cela a été aussi favorisé par la semi-aridité du climat, par les derniers habitants, les métisses, qui ont vécu dans la région du Parc avant les exploitations archéologiques. Ils sont encore aujourd’hui les meilleures sources d’information pour les chercheurs.

Parmi les archéologues et anthropologues visuels qui questionnent les œuvres rupestres, surtout à la Serra da Capivara, j’en ai rencontré certains qui les considèrent comme une forme embryonnaire de passage du graphisme au langage. Par exemple, dans Imagens da Prehistória204, Pessis utilise plutôt le mot « registres graphiques » au lieu « d’art rupestre ». Il faut oser définir ce qu’est expression et langage.

202 Jacques Derrida, Trace et archive, image et art, Paris, INA, 2014. p. 49. La notion de la trace comme « restance » et pas archive rejoint tout à fait ce que je souhaite exprimer pour rendre la différence substantielle de la vibration qui reste du geste, c’est-à-dire de l’impalpable.

203 Ibid.

204 Anne-Marie Pessis, Imagens da Prehistória…, op.cit., p. 188 : « […] les peintures se présentent, dans l’ensemble, comme un produit hétérogène. Ce sont les restes d’œuvre graphiques réalisées par de nombreux auteurs appartenant à des ethnies différentes, […] et sur des histoires qui leur étaient propres. »

Fig. 45. Toca da Fumaça II, figure blanche, motif emblématique face- côté. Région Serra Talhada–PNSC. © LdoC

122

Les études contextualisent plusieurs notions. D’abord du point de vue fonctionnel, Pessis explique que « […] la pratique graphique n’a pas pour fonction de chercher à reproduire la réalité sensible, créant l’impression du réel à travers l’utilisation de l’espace tridimensionnel205. » Et dans le paragraphe suivant elle soutient que « L’essentiel de cette tradition graphique a pour fonction la codification des éléments du système de communication, code […]206. » Ce point de vue s‘enferme dans le concept de « tradition graphique » où les œuvres auront pour but de construire un système de codage d’images pour développer un aspect du langage. Ce qui conduirait de plus en plus à fixer des images symboliques vers l’écriture, au détriment de l’esprit ludique de l’expression.

C’est pourtant l’investissement de cette thèse, dans laquelle l’archéologie se libère de l’histoire de la trace pour s’ouvrir à ce monde rupestre qui sans cesse nous parle de l’apprentissage de la nature de l’expression. Celle qui n’est pas visible dans la trace, mais qui crée l’« entre » s’articulant avec le présent, sur lequel on s’interroge.

La condition de l’homme érigé a permis la libération de la main pour ainsi développer le cerveau, explique Henry de Lumley. Si l’on pense du point de vue phénoménologique, les propositions magiques des peintres de Lascaux prouvent dans leurs œuvres qu’ils ont pu assurer une très haute vertu esthétique. «La magie n’épuise pas pour autant la signification anthropologique de ce qui, sous un autre aspect, est aussi l’efflorescence d’un univers esthétique nouveau207. » Je m’appuie sur Edgar Morin pour aiguiser mon regard sur les scénarios rupestres, m’accrochant à l’imaginaire des actions dansées ou mimées de la vie. Je m’appuie aussi sur les théories de la perception et de l’expression, en ramassant mes identifications de Spinoza à Deleuze, de Merleau-Ponty à Michel Bernard, selon ce dernier «la perception est déjà un acte d’énonciation208. »

Le phénomène esthétique témoigne de l’engendrement conçu en tant qu’expression artistique dans l’évolution du processus cognitif de l’être humain209

qui

205 Idem. p. 262. 206 Ibid.

207 Edgar Morin, Le paradigme perdu : la nature humaine, op.cit., p. 115.

208 Cours 1, 1991 de Michel Bernard, Université Paris 8. [En ligne] : http://www.bibliotheque-numerique- paris8.fr [consulté le 08.02.2016].

209Selon les recherches affirment comme qualité des l’Home Sapiens. Le sociologue Edgar Morin, à la recherche d’ouverture transdisciplinaire, déclare dans l’avant propos de son ouvrage Le paradigme

perdu : la nature humain, op.cit., p. 11, que « […] la théorie régnante de l’homme se fonde, non

seulement sur la séparation, mais sur l’opposition entre les notions de l’homme et de l’animal, de culture et de nature, et tout ce qui n’est pas conforme à ce paradigme est condamné comme ‘biologisme’, ‘naturalisme’, ‘évolutionnisme’. »

123

remonte à environ 40 000 à 35 000 ans av. J.-C. Les datations sont fragiles et peuvent changer selon le perfectionnement des techniques appropriées. Ce qui reste c’est un véritable silence devant les œuvres rupestres qui, dans les différents continents, nous montrent le fait de créer comme un acte primordialement pluriel de l’expressivité.

Le préhistorien Patrick Paillet (Muséum national d'Histoire Naturelle de Paris) souligne que l’art rupestre a connu son fleurissement à « environ 35 000 ans avec les premiers Hommes anatomiquement modernes, Homo sapiens210. » Ses analyses des comportements symboliques portent sur le monde au Pléistocène et à l’Holocène. Or, il est évident que les recherches scientifiques s’actualisent sans arrêt et nous conduisent à des surprises sur l'origine de l'art et l'essence de ce qui est humain. En effet, une heureuse surprise apportée par l’archéologue portugais João Zilhão211 vient changer complètement les références sur la naissance de l’art rupestre. Il bouscule l’histoire avec les datations effectuées, dans trois grottes en Espagne, sur des peintures rupestres qui remonteraient à environ 64 000 ans, bien avant l’arrivée des Sapiens dans cette région. Les auteurs en seraient donc les Neandertal qui finalement avaient la capacité d’abstraction qui leur a été si longtemps refusée.

210Cf. Patrick Paillet, « L’art est-il né pendant la Préhistoire ? », Musée de l’homme, [en ligne] disponible sur : http://www.museedelhomme.fr/fr/art-est-il-ne-pendant-prehistoire-0 [consulté le, 04.02.2016].

211 Cf. « Der Neander – Maler. Neandertaler schlauer als gedacht », par Kerstin Viering, Kölner Stadt-

Anzeiger, le 23.02.2018.

124

Le doute demeure toujours, comme l’explique l’archéologue Mila Simões212, sur l’incertitude des moyens de datation. L’enquête scientifique sur l’histoire de l’homme cherche l’homme dans le temps et persiste à se prononcer sur ce qui échappe. Plus on remonte dans le temps, plus l'interprétation devient chimérique. À cet égard, rappelons- le, notre enquête de l’archéologie de l’expression vient poser un regard hors du temps et aussi intéressé par ce qui persiste dans le temps.

La recherche de transdisciplinarité permet d’imaginer une archéologie autre, qui ne reste pas conventionnellement rattachée uniquement aux événements des créations rupestres, c’est-à-dire en ce qui y reste fossilisé du passé. Un passé qui serait indéchiffrable. Il me semble que le travail de l’archéologue serait, en effet, de se mettre en rapport avec la source ontologique : « de ce qui existait, aux origines – lorsque le passé était en train de se faire – et celles de modifications qui sont venues par la suite213 », explique Laurent Olivier. Il présente aussi le matériau archéologique comme une « identité fondamentalement métissée214 » avec les actions naturelles du temps. Le fait de régresser du présent vers le passé n’est une réactivation de la source, comme dit Olivier « après-coup » ; c’est pourtant la mise en rapport avec l’état du matériau restant ici et maintenant et comment il rebondit dans le présent. Ce ne sera jamais retrouver le passé.

Le complexe des Sierras, apparemment immuable, représente le lieu du désir, pour reconstituer le passage des messages de ce temps perdu. Par la force de rupture avec ce passé, une conscience émerge vers la reconstruction de l’imaginaire, au-delà du visible, par le déchiffrage des secrets qui vibrent dans nos cellules. L’archéologie en tant qu’enquête ontologique de l’expression travaille l’acte créateur du geste de l’origine, grattant l’imaginaire le plus reculé qui intensifie la poussée du temps en nous.

La logique de cette interface de l’archéologie (étude du passé) s’imbriquant dans la création artistique relève, d’une part, de l’expérience subjective intra-imagée et, d’autre part, d’un travail pragmatique pour constituer un champ perceptif. Et cette perception doit aussi pouvoir se détacher de l’ontologique pour se débarrasser de l’histoire. Je reprends la notion de Derrida, qui renforce ma recherche à propos de re-

212 Professeur, elle dirige des recherches à l’Université de Trás-os-Monte e Alto Douro, Vila Real (Portugal). Elle organise la réunion annuelle du Congrès Santuario à Vacamônica (Italie) et collabore aux recherches de la Serra da Capivara.

213Laurent Olivier, Le sombre abîmes du temps, op.cit., pp. 82-83. 214 Ibid.

125

originer l’origine, en séparant de l’origine pour pouvoir retracer la « restance » de la trace.

Avec cette hypothèse, je cherche à affirmer la sensibilité primordiale capable de créer une abstraction. Devenir la trace. Comment le corps devient une figuration ? Suffirait-il de forger de lui

même une vision du réel ? Travailler le geste de l’origine produit un va et vient dans « l’action- réception215» de manière à canaliser tous les sens vers l’appropriation du bonheur extratemporel de la vie. Dans L’art comme figure du Bonheur, le philosophe Jacques Poulain explique la figuration comme une rencontre avec notre sensibilité originaire.

Georges Bataille (1897–1962) évoque aussi le bonheur dans son ouvrage sur les peintures de Lascaux. Autant dire à la naissance de l’art, il célèbre l’ampleur de l’art rupestre qui naît de « cette animalité durable en nous216. » Il explique l’acte de transgression et de dépassement de soi, entre le sacrifice et l’extase. C’est finalement de ce lien profond qui entrelace « la vie et la nature, qui nous sont une boue dont nous sortons217. »

Edgar Morin propose qu’au lieu de simplement admirer ces phénomènes de la naissance de l’art, il faudrait plutôt lire la seconde naissance des sapiens. Il explique

215Cf. L’Art comme figure du Bonheur. Traversées transculturelles, sous la direction de Jacques Poulain et Bruno Cany, Paris, Hermann, 2016, p. 23. Cet ouvrage est une compilation de textes produits pour le colloque de 2015 à l’Université Paris 8. Mon article « Capivara ou des figures de l’affection. Conférence

dansée », y figure.

216 Georges Bataille, La Peinture Préhistorique – Lascaux ou la naissance de l’art [1955], Genève, Skira/Flammarion, coll. Les grands siècles de la peinture, 1980, p. 37.

217 Ibid. L’auteur aurait été étonné et certainement aurait révisé son point de vue sur la naissance de l’art comme suprématie de l’Homo sapiens, car l’anthropologie à son époque n’a pas pu considérer les

néandertaliens sous un plan également sensible.

Fig. 47. Toca do Caldeirão dos Rodrigues I, détail : scène dynamique composée de figures isolées et en duo. Région Serra Talhada–PNSC. © LdoC.

126

l’idée d’une deuxième existence comme « […] l’existence de leur présence dans l’esprit hors de la perception empirique, sous forme d’image mentale, analogue à l’image que forme la perception, puisqu’elle n’est autre que cette image remémorée218. »

Parce qu’ils sont la « restance » des épreuves de création sur la terre, les archéogestes sont des ouvertures à l’expression d’une sorte de magie de vivre et à la recherche de la compréhension de la mort. Tandis que la merveille de la découverte répond à la force de la survie, remémorer peut être un chemin pour redevenir la trace. Toutefois, les angoisses de notre temps ne se laissent pas confondre avec celles de nos ancêtres. L’imense quantité de scènes rupestres montrant l’expression du mouvement est sans nul doute un réservoir d’images qui nous offre ses ailes pour sortir de la banalité du réel. C’est pourquoi notre thèse cherche à mettre en valeur l’intemporalité du geste ancestral, l’énigme de figurations qui me semble exprimer une certaine pureté de l’âme. « Tout excès corporel laisse la trace […]219. » Serait-il l’excès corporel qui laisse la trace du vivant ? L’excès du vivant serait-il le geste de l’âme ?

C’est une question à poser à Socrate. Pour clore cette première partie, revenons à la danse. Dans L’âme et la danse, Paul Valéry (1871-1945) développe un discours sur ces moments à part du quotidien de la vie. L’auteur forge un dialogue entre trois penseurs à propos des besoins du corps et de la vérité de l’esprit. Éryximaque (médecin), Phèdre et Socrate interrogent la présence de la danseuse: « On ne doit voir son corps qu’en mouvement220

», dit Socrate. « L’instant engendre la forme, et la forme fait voir l’esprit221 », explique Éryximaque. Pour comprendre le feu essentiel de l’âme qui invite le corps à la danse, je me suis plongée dans ce texte pour l’essai chorégraphique Flamme des Augenblicks (Flamme de l’instant). Cette expérience de 2002 a eu lieu durant mes aller-retour entre l’Allemagne et la Serra da Capivara. Être entre deux mondes m’a fait comprendre qu’il existe une pensée mythique, hors du temps, permettant que les recherches dans différents contextes aient quelque chose à voir.

Par exemple, ce corps philosophique de la danse, chez Valéry, toujours actuel, devient proche des formes archaïques de l’esprit des mises en scène rupestres que nous

218 Edgar Morin, Le paradigme perdu: la nature humaine, op.cit., pp. 113-114.

219 Édouard Schuré, Les Grands Initiés, op.cit., p. 351.

220 Paul Valéry, Eupalinos – L’Âme et la danse. Dialogue de l’arbre [1943], Paris, Gallimard, 1970, p. 125.

221

127

allons essayer d'explorer par la suite. « Cet art si proche de nous semble abolir le temps222. » Mon besoin de rêver à un geste ancien réveille une tension créatrice, entre le lointain et le proche. La rareté expressive des trouvailles picturales de la Serra da Capivara confèrent, par elles-mêmes, une dimension esthétique agissant sur les rochers et humanisant le lieu. Il me semble de plus en plus important d’affirmer aujourd’hui l’esprit de création innée à cultiver dans des expériences inédites.

J’imagine une archéologie incarnée cherchant à éclairer la forme transposée de la vie selon nos ancêtres. Ils ont certainement éprouvé ce que Valéry a présenté en 1936 sur la danse comme produit de la vitalité et de la souplesse du corps lui-même. Il parle de l’amplitude du corps et de son plaisir qui peut aller « jusqu'à une sorte d’ivresse, et si intense parfois, qu’un épuisement total de ses forces, une sorte d’extase d’épuisement pouvait seule interrompre son délire, sa dépense motrice exaspérée223. » Si la sensibilité cultivée par les sensations du mystère de la vie a pu pousser à l’achèvement des œuvres, il faut espérer faire éclater les événements qui donnent naissance à l’expression.

222 Georges Bataille, La Peinture Préhistorique – Lascaux ou la naissance de l’art, op.cit., p. 47.

223 Paul Valéry, Philosophie de la danse, Paris, Allia, 4e édition, 2017, p. 11. Cet ouvrage résulte d’une conférence de Valéry à l’Université des Annales en 1936 et il fut publié dans Œuvres, tome XI chez Gallimard en 1939.

PARTIE II : LE TRAMAGE ARCHÉOLOGIQUE PAR LE CORPS