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Chapitre 2. LE MÉTISSAGE CHORÉGRAPHIE-ARCHÉOLOGIE

1. Des créations rupestres Serra da Capivara

On croit que l’activité ludique sur les parois des rochers, sous forme de créations (peintures et gravures), a marqué le commencement de la pratique imagée de l’Homo sapiens. Je souhaite qu’on puisse concevoir que l’expression est le moyen de notre « être-au-monde » empruntant de Merleau-Ponty, qui commence par le corps.

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Les découvertes de traces incitent les chercheurs à penser qu’il y a eu une certaine congruence dans le temps (considéré comme la « préhistoire ») suivie par un besoin d’expression chez l’être humain. Leurs études montrent le rapport entre les indices de créations rupestres dans les différentes régions du monde. Les phénomènes culturels ont pu alors démarrer et c’est ce qui vibre à travers un processus sensible qui intéresse notre recherche : l’expressivité éphémère de la trace et la persistance de la mémoire.

Ce processus d’accumulation des connaissances au fil du temps montre les changements du comportement de l’humain vis-à-vis des autres espèces vivantes et de l’environnement. Laurent Olivier parle de « créations archéologiques » et j’emprunte ce qu’il explique sur l’archéologie au présent, qui consisterait précisément à observer ce que révèle la part d’éphémère du présent : « ce qui revient, toujours le même et à chaque fois différent, ce qui ne dure pas et qui persiste107. » Pour lui le présent est l’espace intermédiaire dans lequel « l’éphémère révèle la vibration» comme un état sensible du regard qui saisit l’espace d’un instant, du temps. Cela veut dire que s’approcher de l’homo ludens qui fait la pensée devenir gestes, créations conscientes est pertinent à cette thèse.

S’interroger sur ces créations d’archéogestes, dans notre recherche, signifie creuser l’espace de connexion et évoquer une zone de jaillissement esthétique et biologique au présent. On va se mettre à tirer les fils de ces motifs en cherchant à révéler ce qui forme la structure des pensées visuelles dans ces créations rupestres de la Serra da Capivara que Pessis appelle « entités imaginaires108 ».

Chez l’homme, ces « entités » sont des témoignages de pratiques picturales, reflet du comportement, qui auraient été l’espace d’élaboration de questions sur la vie. «L’espèce humaine est la seule qui a démontré la capacité à créer une entité symbolique qui accomplisse la fonction de mémoire culturelle109. » Cette mémoire, culturelle et aussi individuelle, constitue le réservoir d’appel de la condition intelligente, «traces

107 Laurent Olivier, Le sombre abîme du temps, Paris, Seuil, 2008, p. 118.

108 Anne-Marie Pessis, Imagens da Prehistória – Images de la Préhistoire, op.cit., p. 196. 109 Idem. p. 197.

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mnésiques110 », qui distinguerait l’homme des autres espèces. Cette capacité de créer des images-mémoires révèlerait le désir d’avancer dans l’existence, me semble-il.

Le fait de s’interroger aurait permis de construire la base d’un monde imaginaire. Et comment imaginer les créations qui proviendront d’un geste de l’artiste? Partant du simple au complexe ou le contraire on présuppose que l’être humain va projeter dans des expériences de dépassement du quotidien, l’intimité indispensable pour sentir111 son geste, jusqu’à le matérialiser dans les mises en scènes primordiales. Ceci serait la force de l’art saisissant la complexité de l’expression. L’humain se mit à forger une mémoire avant ou au-delà de la parole, en donnant la forme de rites aux célébrations et significations imagéesde la vie collective.

Ces images collectées d’archéogestes constituent ici une mise en valeur de l’ensemble organique de temporalités émergeantes qui appartiennent au contexte archéologique au titre d’accumulation des instants privilégiés de la recherche de terrain. C’est là, d’ailleurs, que la complexité des formes anciennes rebondit.

Je me suis retrouvée de nouveau devant une scène rupestre dans le site archéologique Toca do Fundo do Boqueirão112

da Pedra Furada découvert en 2000. Cheminant selon la sinuosité des rochers, l’activité motrice est privilégiée par le plaisir visuel déjà connu par mon être entier. Alain Berthoz parle de la préperception comme principe du cerveau pour résoudre les questions complexes, pour ainsi augmenter l’état de notre présence. Une qualité de présence qui émerge dans l’expérience du corps à corps avec les pierres. C’est, pourtant, le travail de terrain qui particularise le chemin d’une recherche incarnée, surtout favorisant l’organicité du sujet dans son milieu vertigineux. Au lieu de tomber dans l’abîme pris par l’obscurité du temps, je cherche appui sur les pieds. « Il n'y a pas un seul de nos mouvements, ni une seule de nos

110 Georges Chapouthier, Biologie de la mémoire, op.cit., p. 20. Notion qui est la base physiologique du psychisme, que l’auteur appelle « psychosociologiques » et qui est liée à « la neurochimie des processus mnésiques ». Ce sont des études du champ de la neuroscience, plus précisément les recherches « d’analyse de la structure des molécules dans la complexité du système nerveux », cf. p. 111. Sur la mémoire, il recherche l’existence d’une mémoire consciente (explicite) et l’autre implicite. « La mémoire consciente n’est que le sommet d’un iceberg dont les bases cachées sont les mémoires implicites. » Cf. p. 19.

111 Quand j’emploie le verbe sentir qui s’écrie pareil en portugais et peut être synonyme de ressentir, signifie pour moi sentir/éprouver. Or, en français, sentir signifie avoir le sentiment, feeling, par exemple le parfum d’une fleur. Sur cette différence on y reviendra dans la partie 3.

112 Période d’actualisation de la recherche de terrain dans la Serra da Capivara, cahier de notes en 2016. Avec l’aimable support d’un guide professionnel, cette fois-ci j’étais avec Nestor Paes Landin Neto, il m’a été possible de prendre des risques, de surmonter la peur et de vivre une véritable expérience avec le lieu. C’est une promenade considérée trille énergétique, explorant la formation géologique des sierras dans la région appelée Serra Talhada.

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actions qui ne soit un abîme […]113 », prenant la théorie de la démarche de Balzac, car il faudrait plutôt oublier de mesurer l'infini, rester présent dans chaque instant pour pouvoir sentir mon corps face à chaque petit trait expressif de gestes atmosphériques114 qui évoquent en moi une forte impression de sacré.

Comme le montre l’œuvre rupestre du site Toca de Cima do Fundo do Boqueirão da Pedra Furada ci-dessous [fig. 21, 22], j’introduis ici ma forme poétique d’analyse, sans la prétention de prendre le rôle d’archéologue mais souhaitant faire de l’archéologie une pratique du regard sensoriel115. Or, ce grand scénario invite à la lenteur appropriée pour calmer le souffle après l’effort physique du chemin vers les 600 mètres de haut des sierras. Tout en pensant à la redescente par l’escalier de fer de 50 mètres environ, accroché verticalement au rocher. Il faudrait aussi se rendre à la force que l’ambiance vivace cause sur le corps faisant appel à tous les moyens physiques et intellectuels et qui de plus élève les émotions. Ce devenir gravitaire crée une constante recherche pour se rassembler entre enracinement et lâcher prise. En arrivant tout en haut, le paysage impose de prendre du temps pour s’émerveiller, avant d’entrer dans la caatinga vierge entourant les rochers. Il faut suivre les pistes indiquées, autrement c’est impossible d’arriver au lieu caché. Un nouveau sentiment de l’origine tonifie l’acte d’entrer dans le jeu des figures dynamiques, les plus grandes entremêlant les miniatures. Aussitôt, on pourrait se sentir embrouillée par la masse d’informations picturales apparemment spontanées. Peu à peu un état de silence contrebalance la vision : art et nature d’un seul coup reconfigurent l’état d’attention. Et voilà la recherche de ce que petits gestes et grands gestes expriment dans l’ensemble sur psychoplasticité, bien-être, danse, rituel. Quelle maîtrise du geste de l’auteur pour exprimer autant de vie dans ces figures de 3cm !

113Honoré de Balzac, Théorie de la démarche [1833], Free Édition Deluxe, [en ligne] archive disponible en version électronique, eBooksLib.com, 2001-2, p. 11.

114Définissons comme atmosphérique le geste qui forge une ambiance autre par une altération de l’état du corps qui résonne de lui et autour de lui. David Le Breton explique que « la relation au monde est une relation par corps ». L’auteur parle surtout de la mise en jeu du corps humain, des changements critiques qui amènent à la perte du corps naturel, pour lui le geste devient symptôme de la présence. Cf. David Le Breton, L’adieu au corps, Paris, Métailié, 2013, p. 21.

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« Que de jets lumineux dans cette simple formule!116», dirait Balzac, il explique ce constant phénomène de pouvoir diriger l'action sans y penser. Ce sont des moments vertigineux qui font appel à l'intuition. Quand l’homme projette ses conquêtes de l’art, sans besoin de preuves, il peut créer avec tout son être une quantité de force qui va produire, en dehors de lui-même,un effet sur le plan de l’action.

116 Honoré de Balzac, Théorie de la démarche [1833], op.cit., p. 18.

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analyse du geste, la figure de l’animal capivara survole la scène, où, les bras largement ouverts, la figure humaine longiligne, figure Giacometti agreste117, occupe le centre et se détache dans l’extase d’ensemble des gestes. Même le petit cerf qui saute sur un autre animal dans l’extrémité de la scène, voir en haut à gauche. Alors tout danse ?

Il me vient ici des questions encore sans réponses posées par Alain Berthoz : « Quels sont les composants qui font que, non seulement on se projette dans le monde virtuel mais qu’en même temps il s’établit une relation ? Qu’est-ce qui fait que non seulement on se projette mais qu’en plus on a vraiment l’impression d’une relation sociale avec le virtuel ? Est-ce que c’est du langage ?118 »

À l’heure actuelle la neuroscience cherche toujours à expliquer le pouvoir du rêve chez l’être humain et les expériences sensibles d’humanisation. Chez Berthoz on trouve une recherche de moyens interdisciplinaires pour montrer les relations entre le cerveau et les émotions, le vécu. Il est tout à fait partisan de la théorie somatique d’Antonio Damasio qui soutient qu’il n'existe pas de Soi sans mémoire.

Ce sont des moments extraordinaires pleins de fantaisie – par exemple, l’impressionnante composition image 1 – qui invoquent la valeur « noologique », terme philosophique utilisé par Edgar Morin pour expliquer la pratique de l’art fondateur des savoir-faire sous formes d’images-symboles. Ces pensées actives constituent une attitude phénoménologique d’« une forme esthétique, trouvant leur finalité en elles-

117Pourrait-elle donner l’idée d’intrusion de la tradition stylistique ? Nous y reviendrons.

118 Conférence d’Alain Berthoz sur « l’Empathie et l’Avatar numérique », Université Paris 8, le 16.06.2016.

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mêmes119. » Cela rappelle le « théâtre du vécu » de Grotowski, qui a recherché dans la gestuelle des ancêtres la finalité du rituel. Du passé, restent les premières mises en scène nées dans l’émergence de la magie, moyen de concrétisation chez l’être humain des actes expressifs et des échanges d’informations. Le pouvoir de s’exprimer figurant sous une forme esthétique, soit narrative, soit symbolique ou abstraite, montre l’investissement de moyens sensibles pour ne pas laisser la connaissance glisser dans l’oubli.

De la même manière que l’homme est réceptif à l’environnement, il interfère avec son pouvoir inventif empirique. Ce qu’on peut voir dans les scénarios de la Serra da Capivara, où l’explosion de l’art rupestre a eu lieu surtout « dès le Pléistocène final et l’Holocène 120 . » L’incroyable intensité des phénomènes à la fois magiques, psychophysiques et esthétiques m’amène à Edgar Morin, quand il dit que « […] les phénomènes magiques sont potentiellement esthétiques et que les phénomènes esthétiques sont potentiellement magique121. »

En fait, les créations rupestres amènent à s’interroger sur ce que l’homme a fait depuis des milliers d’années avec son geste. L’art du geste reste un phénomène esthético-magique. Si le gesteest ce qui nous fait exister concrètement, si la pensée fait pousser le geste, alors la démarche entraine le pouvoir de la pensée en action. C’est pourquoi la démarche, dit par l’honorable Balzac, dessine les effets immédiats dans la physionomie du corps. Tout en jouant avec l’invisible, Marcel Marceau a fait de son art du geste la subversion du visible. Lorsqu’il tranche l’espace vide par le geste, alors, quelque chose peut apparaître et disparaître magiquement. Cette subversion a pour partenaire le sentir qui actionne l'émerveillement de l’imaginaire.