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PARTIE II : LE TRAMAGE ARCHÉOLOGIQUE PAR LE CORPS Fouiller l’expressivité de la trace de gestes dont la signification nous échappe

Chapitre 1 : L’ESTHÉTIQUE ET LE FONCTIONNEL

3. L’art du beau « sauvage »

Les recherches scientifiques nous montrent d’ailleurs qu’il y a encore beaucoup d’obscurités en ce qui concerne les traits comportementaux hérités de nos ancêtres. Dans la première moitié du XXe siècle Merleau-Ponty se plonge dans le sujet du corps. Déjà dans Le primat de la perception il pense sur l’« être au monde », l’expérience corporelle d’un corps propre. Alain Berthoz s’inspire de Merleau-Ponty pour actualiser l’analyse phénoménologique du corps dans le champ de la neuroscience cognitive. Son intérêt pour la connexion intrinsèque entre perception et action se trouve notamment dans son ouvrage Le sens du mouvement. La transversalité amène ma recherche à réconcilier la fonction poétique de l’expression avec l’efficacité sensible du geste.

48 Roger Batiste et André Leroi-Gourhan, Le Geste et la Parole, T. I : Technique et Langage ; T. II : La

Mémoire et les Rythmes, in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 22ᵉ année, N. 3, 1967. pp. 664-

667. [En ligne] disponible sur : http://www.persee.fr/doc/ahess_03952649_1967_num_22_3_421561_t1_06 64_0000_2 [consulté, le 17.12.2016].

De plus, pour rapprocher l’homme de l’animal, pour dissoudre, enfin, ce conflit entre corps et âme autour duquel le débat contemporain se poursuit de plus en plus, il faut déconstruire la dichotomie du dualisme. L’on estime retrouver scientifiquement la valeur de l’expressivité de l’être sauvage cosmique dans l’individu, d’abord en démythifiant l’idée d’un être « primitif », pour arriver à mieux situer les conflits et stéréotypes autour du civilisé.

L’art réunit toutes les potentialités de la diversité infinie de l’humain. D’où le tissage des valeurs de l’individu et du collectif peuvent s’extérioriser figurant le rôle de l’artiste celui qui prend le risque de s’auto révéler. J’essaie ici de réfléchir à l’acte créateur, au sens le plus vaste, qui refuse le superficiel pour se laisser pénétrer par la beauté profonde. Ainsi je m’interroge sur ce qui apparaît comme une évidence organique. En effet, l’apparition soudaine de la beauté presque magique me semble un vrai phénomène de mise en esthétique de notre humanité.

L’art a toujours été le moteur naturel de l’épanouissement des savoirs. Par ailleurs les inventions techniques sont parvenues à des expériences très enracinées dans le comportement esthétique. Mettons en évidence le rythme qui est l’élément primordial parce qu’il élabore l’énergie motrice dans l’expressivité du vivant. Il est respiration libre, nous y reviendrons.

Les scènes rupestres montrent des figures rythmiques toujours en mouvement d’où parvient l’origine des gestes dansés. La sensibilité et l’expressivité sont les dimensions mystérieuses qui dévoilent l’être sauvage dans l’humain. L’explication de Ruyer sur l’homme primordial est que celui-ci peut s’imaginer des choses, qui se cachent pour créer des mythes magiques. Autrement dit, s’extériorise une croyance dans les figures déguisées, et l’on constate en abondance sur les parois de la Serra da Capivara certaines figures de styles emblématiques géométrisées. « Le procédé magique implique une efficacité en court-circuit, conforme à une recette donnée, et créant un précédent pour le phénomène à obtenir, un précédent qui doit contraindre la nature […]49. »

49Raymond Ruyer, L’animal, l’homme, la fonction symbolique, Gallimard, 1964, p. 3. [En ligne] disponible sur : https://monoskop.org/images/5/5d/Ruyer_Raymond_L_Animal_l_homme_la_fonction_symbolique_19 64.pdf [consulté le 16.11.2016].

Peut-on rêver notre vrai corps ?

La prise de conscience de l’opposition entre le monde prétendument « civilisé » et le monde dit « primitif », m’amène à approfondir l’étude du geste dans son ambiguïté corporelle et son évolution en tant qu’expression première, celle de la danse mimesis. Mon investigation pédagogique, qui engage la question de l’individuel et de l’universel, s’inspire des états de liberté du non langage être-corps50. Celui-ci est considéré comme le canal de l’expressivité qui révèle du sentiment d'étonnement retrouvé chez les figures rupestres. Ces figures nous donnent des pistes pour retrouver l’expression mimée depuis la vie-même qui ne passe pas par le langage puisque ce sont de purs états sans frontières entre pensées et sensations. Dans cet univers sensible il faut se taire pour laisser parler le corps.

Le manque d’une véritable compréhension de cette beauté sauvage fait apparaître divers points de vue exotiques sur la nature des œuvres dites « primitives ». Soit parce que l’univers du sauvage est conçu en tant que l’autre imposant la différence entre mondes et modes de vie. Soit parce qu’il (le sauvage) crée une attirance sur le plan de l’altérité qui fait gratter dans l’étrangeté de l’autre une sorte de nostalgie symptomatique. Entre la complexité des événements de notre temps saturé d’innovations et les ruines du passé primitif il y a l’hypothèse de revenir au rêve du retour : inventer notre vrai corps. Il est un miroir mythique à traverser car, les diverses vérités se superposent, se provoquent intensément.

Les colonisateurs sont venus pour vivre l’aventure de la rencontre avec d’autres êtres humains et se sont retrouvé face à face avec l’altérité. Devant le choc des différences ils ont interprété la nature des indigènes en les nommant « sauvages ». Cette notion exprime la mise en abîme entre les deux. Ce mot relève étymologiquement de l’homme « sans écriture » réduit au pouvoir de ses instincts, figé dans un stade « pré-humain », explique Lionel Richard sur les fantasmes et préjugés dès la Renaissance jusqu’au XIXe

50 Notion esthétique que je contextualise sur la corporéité ou l’état du corps de l’acteur/danseur dans mon travail de Master 2. Cette notion a émergé depuis ma recherche de terrain chez les Indiens Karajá au Brésil, observant [en 1999] la danse rituelle de représentation de leur origine. Ce qui se relie avec mon hypothèse sur les états expressifs chez les figures rupestres de Serra da Capivara.

siècle et on dirait quasiment encore à nos jours. Car l’ethnocentrisme c’est un processus à travailler au niveau cellulaire, une remise en question très profonde.

« Il fallait donc avoir le courage de « retrouver la pureté des moyens51 », dit Matisse. Voici la contrainte du mot primitif qui est

généralement un sujet de duel entre attraction et refus. Il en est de même chez les expressionnistes allemands qui ont tiré leur inspiration de matière

étrange, faisant du primitivisme une esthétique existentielle.

Le mouvement Der Blaue Reiter52, fondé par Kandinsky et Franz Marc en 1911, a bu consciemment à la source des origines. Il suffit de regarder le tableau symbolique Turm der blauen Pferde de Franz Marc [fig. 5653], qui a donné nom à ce mouvement, pour faire la connexion avec les splendides chevaux de la grotte de Lascaux. Ceux-ci sont d’ailleurs toujours un manifeste primordial de l’expression de l’art hautement artisanal et très évoqués à l’heure actuelle.

Par exemple cette figure de cerf ci-dessous [fig. 57]me frappe par la cristallisation du style qui s’expose sur le ciel bleu de la caatinga comme un œuvre absolument contemporaine. Ne pourrait-elle pas être une forme proche du cubisme ? Peut-on considérer l’art rupestre comme le commencement de la modernité ? Notons la proportion géométrique d’une élégance particulière dans la figure du cerf rayonnant de poésie et de

51 Idem. Cité par Lionel Richard, Arts premiers. L’Évolution d’un regard, p. 121.

52 Cf. Annette & Luc Vezin, Kandinsky et le Cavalier Bleu, Paris, Pierre Terrail, 1991. Ce mouvement né à Munich avec une vision d’ouverture interculturelle et inter-artistique, a rassemblé des peintres modernistes très différents comme August Macke, Paul Klee, et créé un impact radical dans l’histoire de l’art moderne, suivant l'autre grand groupe expressionniste de Dresde en 1905, appelé Die Brücke [le pont].

53 La photo du tableau de Franz Marc se trouve [en ligne] disponible sur : http://www.arsmundi.de/de/756126.R1/Bild-Turm-der-blauen-Pferde-1913-gerahmt/756126.R1.html, [consulté le 27.12.2016].

Fig. 56. Le Cavalier bleu, [Turm der blauem Pferd, 1913]. Tableau de Franz Marc, voir la note 53.

charme. Le détail de la jambe pliée, qui me semble donner l’appui au corps, donne aussi l’attitude de la grâce et de l’humeur dans cette création unique.

L’utilisation intelligente de la superficie qu’offre la pierre crée la suggestivité visuelle, très poussée au niveau artistique. Je parle en relation avec l’exigence d’attention dans ce processus pour parvenir à l’expressivité de l’œuvre qui demande un équilibre sensitif entre un sujet-clé, le mouvement, la forme et la couleur. Le peintre s’éloigne du réel sans écraser l’esprit vivant de l’œuvre picturale.

Notre hypothèse est de réactiver la mémoire du geste de l’origine en cherchant la beauté sauvage, qui dialogue avec le principe de la positivité de l’art. L’art, à mon avis, ouvre le passage permettant la reprise du sens. Ressentir est un mot clé dans notre travail de création. Cette thèse s’investit justement dans ce quirésonne entre moi et la trace pour permettre de glisser du passé dans le présent. On peut dire que les artistes ancêtres ont choisi des endroits appropriés pour élaborer leurs insights avec cohérence et connaissance pratique des surfaces plus résistante, favorables à l’efficacité du phénomène de création. D’un côté, grâce à l’aptitude de l’imaginaire, il est possible d’unifier l’intuition mythique avec l’expérience cognitive. D’autre part, la faculté « empirico-logique » de mythifier ses propres pensées n’empêche pas de se rendre compte qu’il faut inventer les moyens de dynamiser la surface du lieu spatio-temporel pour l’avenir.

Non seulement l’acte phénoménologique crée les possibilités pour le tissage et l’entrelacement de figures mais il est simultanément intéressé à rendre l’espace de rêve concret, dans lequel une structure complexe de pensée peut s’organiser. Je suis heureuse de savoir que Foucault a aussi questionné la bordure du temps qui entoure notre présent en articulant une archéologie de la pensée qui encourage la dynamique de savoirs qu’il a bien défini comme « la matérialité répétable54. »

Sur ce besoin quasi instinctif de s’imaginer autrement, d’effacer ou transfigurer le corps en outre corps, Foucault a aussi creusé sur la chair utopique : « Mon corps, c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c’est contre lui et comme pour l’effacerqu’on fait naître toutes ces utopies55. » Il parle de l’utopie des corps incorporels ou les hétérotopies du corps qui sont au cœur du mystère du bonheur de faire semblant. Alors, l’acte d’effacer pour faire croire est une façon de se fondre dans l’environnement, un camouflage, une mimesis. L’art visuel sur les parois ou dans les écrans virtuels d’aujourd’hui, part du même principe : inventer un « lieu ouvert » pour maintenir le rapport avec le dehors. Le corps sans mesure qui rêve depuis les arche-mises scènes est, pourtant, l’entrée dans le corps immense de l’humanité de toujours. Tel serait l’idée de l’éternel dédoublement de soiqui montrerait ici, la pensée métaphysique comme un vaste tissage des couches de temporalité de la vie.

Donner forme au silence

Interroger la sensibilité du corps en silence, donner de la forme à l’expression des symboles et des gestes, ne serait-ce pas, en fait, immobiliser les gestes dans le temps ? Ce serait un propos subjectif mais objectivé dans la dynamique des figures en mouvement et de rythmes très parlants. Il serait simple de penser que les images tracées sur les parois de la Serra da Capivara rendaient fidèlement en miroir ses mises en scène des vécus. Surtout pour remettre en question les messages d’un temps animé qui peuvent ré-imager notre planète avec le beau silence partagé.

54 Michel Foucault, L’archéologie du savoir [1969], Paris, Gallimard, 2012, p. 148.

55 Michel Foucault, Le Corps Utopique - Les hétérotopies, Paris, Lignes, 2009, p. 10. Ce petit livre correspond à deux conférences de Foucault de 1966 sur France Culture.

Il me semble important de défendre l'art dit « primitif » afin de libérer la contrainte anthropologique par rapport à l’esthétique, et aussi cette idée de l’écart entre l’histoire et la préhistoire. Voici le paradoxe de la culture qui refuse ou écrase la nature. « On n’atteint pas aux libertés de l’esprit par une volonté armée de violence, mais par l’infinie patience de l’imagination56. »

Le paradoxe de l’homme ne serait-il pas d’avoir créé une société dépourvue de la puissance de vie ? L’évolution vers la machine arrivera-elle à vider le geste ? Une archéologie autour du geste et du beau « sauvage » me rappelle Marceau qui disait que c’est grâce à l’animal qu’on développe la puissance du jeu. Nijinski est un animal divin. Retournant à l’idée que l’homme évolue par sa capacité de mimer la vie, c’est-à-dire dans le jeu d’imitation, il est tenté par la présence d’autrui qui le fait exister. Alors que l’animal serait plutôt dans son « existé ». Il suffit de vivre avec les animaux pour comprendre qu’ils ont leurs interactions entre eux, de la même espèce ou non.

La recherche de l’unité de l’homme chemine par ses propres pensées. En tant que Sapiens ou Fabiens, il a placé des frontières pour parler du « sauvage », trop souvent stéréotypé, déformé, poétisé dans les créations chorégraphiques. Nous avons assez vu les stéréotypes théâtraux forgeant l’image corporelle du sauvage mis en scène comme une identité vide d’anima. Ce n’est peut-être pas un manque de sensibilité, mais l’excès de technique dans la danse moderne de cette époque. La danse classique d’une forme plus

56 Cf.Dans l’Essai Sur l’unité de l’Esprit quiprécède la pièce en trois actes avec un avant-propos de Charles Morgan, Le fleuve étincelant, [traduction pour le français de Germaine Delamain], Paris, Stock, 1969, p. 47.

Fig. 58. Toca da Figura do Angical, détail : Cerfs bondissant et figure humaine imitant l’envol. Région du Angical, en dehors du PNSC.© Cristiane Buco.

épurée amène l’image du sauvage vers une sophistication éthérisée. Cela m’a toujours intriguée, me permettant de questionner les fondements de la création par le biais d’une mise à distance de la relation à soi (être humain) qui est porteur du sauvage. Dans la danse et le mime, on crée la transformation d’abord par la sensation du corps qui à la fois transmet et délimite un paysage temporel. La sensation est une réponse organique qui permet de saisir l’acte chorégraphique.

Voir les arbres donner forme au silence fait comprendre la plasticité archaïque. Avant les animaux, ce sont les arbres, les ancêtres de la terre, qui expriment le jaillissement de la nature déjà esthétique et primordialement fonctionnelle. A vrai dire, les règles de la création sont là : le sujet du dualisme, entre l’enracinement et la suspension, du rythme, de l’instabilité dans la structure. Voir l’arbre accroché au rocher me semble presque une figure humaine, car s’exprime, dans l’ancrage du réel, très incarnée au lieu, une forme durable de présence.

Je pense à Tatsumi Hijikata, qui me parle de poétique du sauvage. Voir danser, même en film, ce

créateur du mouvement de danse japonais butô, m’apporte un sentiment très lié à ces archéogestes rupestres. C’est parce que la figure du danseur devient une sorte de cristallisation de l’imaginaire archaïque, l’état du corps embryonnaire, pas encore né ou peut-être figuré comme mourant. C’est la métamorphose de l’âme qu’on voit rétrécir et étirer les lignes de forces dramatiques dans toutes les directions57. Or, « l’expression cherche toujours à agrandir une tension antagonique entre deux forces contraires qui imposent au corps de travailler l’équilibre énergétique en sécrétant le silence, en puissant

57 À la Serra da Capivara, il est possible de se plonger dans les images de cette ancienne magie qu’Artaud souhaite pour « faire rentrer par ce moyen [de l’expression] la nature entière dans le théâtre. » Cf. Antonin Artaud, Le théâtre et son double, suivi de Le Théâtre Séraphin [1964], Paris, Gallimard, 1981, p. 134.

Fig. 59. Gameleira, arbre native de la Serra da Capivara. © LdoC.

la forme subtilisée dans la présence, étant le silence qui dévoile l’image du vivant préexistant58. »

On parle de l’expression coïncidant avec la pensée et qui rejoint également Artaud, quand il parle d’athlétisme affectif, du lyrismeincarné que seul un acteur peut manifester avec tout son « organisme ». Il s’agit de transposer dans l’autopsie des sentiments en une sorte d’incrustation des états très expressifs du corps qui émerge dans une recherche de la profondeur plastique.